Edito : Fabriquer un corps pour dire son identité

 

 

« Je n’ai jamais pensé que j’étais un homme. Je n’ai jamais pensé que j’étais une femme. J’étais plusieurs. » [1] À 34 ans, Beatriz Preciado décide de s’administrer de faibles doses de testostérone (en 2004). Par ce bricolage de son organisme, il a parcouru pendant plusieurs années « un espace sans nom entre le féminin et le masculin » [2]. Il utilisait cette hormone tout en cherchant les « doses seuil » [3] pour ne pas engendrer l’apparition des « signes sexuels secondaires masculins. » [4] Dix ans plus tard (en 2014) Beatriz renonce à la fluidité et initie un protocole médico-psychiatrique de changement de sexe. Cette décision, selon lui, « implique de franchir […] la plus violente des frontières politiques inventées par l’humanité. » [5]

Après deux tentatives d’invention d’un prénom qui lui convienne, son nouveau prénom, Paul, lui apparaitra par un rêve. « J’ai accepté le nom étrange et absurdement banal de Paul qui m’a été donné pendant un rêve » [6]. En se greffant Paul, Beatriz se mue en Paul Beatriz. Il entame alors une procédure juridique de changement légal de nom et de sexe. Cet auto-engendrement d’un nouveau sexe, redoublé d’un nouveau prénom met en acte ce qu’il avait décidé, [se] « désidentifier » [7].

Par cette autodésignation il dénonce l’identité et le genre assignés à sa naissance. Selon lui « fabriquer un corps, avoir une identité légale et sociale est un processus matériel : cela nécessite un accès à un système de prothèses socio-politiques » [8]. Il range sous cette appellation de prothèses les certificats de naissance, les contrats de mariage, documents d’identité, au même titre que les protocoles médicaux, les hormones, les opérations, donc du symbolique et des interventions sur le corps sont ici confondus dans un même « processus matériel » permettant d’avoir une identité.

Lorsqu’il décide d’abouter Paul au prénom féminin qui lui a été attribué, il qualifie son nouveau prénom Paul Beatriz d’« hétérogène » [9]. Précisons qu’en grammaire un nom est dit hétérogène quand il change de genre en changeant de nombre – ainsi amour est masculin au singulier et féminin au pluriel. Hétérogène a donc ici la connotation d’une identité composite, mais aussi de la multiplicité qui le constitue. « Ils disent identité. Nous disons multitude. » [10]

Ici, c’est une « assertion de soi sans Autre » [11], qui réfute la notion même d’identité assignée par un ordre social. Identité vient du latin identitas, qui dérive de idem, « le même ». Sa « multiplicité » [12] rejette une quelconque assignation. Son nom fabriqué devient son nom propre en tant que le signe « propre à un seul » [13], c’est-à-dire un signe singulier. Il invente donc pour son identité d’état civil ce nom de jouissance, par lequel il se singularise. Il effectue cette mutation en payant de son corps [14] ce nouveau nom. Fabriquer ce corps eut pour effet de faire tenir ensemble réel, symbolique et imaginaire, qui prennent alors la consistance d’un nœud. Son « je suis un monstre qui vous parle » [15], qui est aussi un dico, derrière l’ombre du dénigrement qu’il s’emploie à faire planer sur l’École de la Cause freudienne, s’inscrit dans une série d’autodétermination asymptotique.

Philippe Giovanelli

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[1] Preciado P. B., Un appartement sur Uranus (2019), Paris, Grasset, 2020, p. 28.

[2] Ibid., p. 32.

[3] Ibid., p. 33.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 34.

[6] Ibid., p. 36.

[7] Ibid., p. 37.

[8] Ibid., p. 281.

[9] Ibid., p. 225.

[10] Ibid., p. 45.

[11] De Georges Ph., « L’assertion de soi », publication en ligne, https://journees.causefreudienne.org/lassertion-de-soi/

[12] Preciado P. B., Un appartement sur Uranus, op. cit., p. 28 : « Je suis la multiplicité du cosmos enfermée dans un régime politique et épistémologique binaire ».

[13] Alferi P., Guillaume d’Ockham. Le singulier, Paris,  Les éditions de Minuit, 1989, p. 23. [P. Alferi se réfère au Quodlibeta Septem V, quaestio 12, p. 529 : « on dit singulier le signe propre à un seul, qui est appelé terme discret »]

[14] Cf. Preciado P. B., Un appartement sur Uranus, op. cit., p. 29 : « J’ai payé de mon corps le nom que je porte. »

[15] Cf. Preciado P. B., Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020.




Edito : Place à l’autodétermination

 

 

L’entrée en vigueur depuis janvier 2022 de la dernière version de la classification internationale des maladies, la CIM-11, a amené le ministre en charge de la santé à solliciter un rapport sur le parcours de soins des personnes transgenres [1] – afin d’évaluer les conséquences des modifications que celle-ci introduit. En effet, la CIM-11 « dépsychiatrise “l’incongruence de genres” en la transférant du chapitre des affections psychiatriques vers celui de la santé sexuelle » [2] ; les nouveaux standards de soins de la World Professional Association for Transgender Health (WPATH) « prennent acte de cette “dépsychologisation” et mettent l’accent sur la participation active des patients aux décisions qui les concernent » [3]. Les recommandations formulées par les auteurs du rapport français, en vue d’être adoptées par la Haute Autorité de Santé (HAS), visent tout particulièrement la réorganisation des parcours de transition, en donnant une place centrale à l’autodétermination. Le rôle de la psychiatrie est repositionné et se limite à l’éventualité d’une « co-occurrence » de problèmes de santé mentale nécessitant une prise en charge. En ce qui concerne les mineurs, un état des lieux plus détaillé est en cours de réalisation.

L’autodétermination est définie comme la capacité d’agir directement sur sa vie en effectuant des choix non influencés par des agents externes. Cela pose la question du choix déterminant du sujet, et de sa relation à l’Autre. Si croire en soi relève d’une « folie assez commune » [4], Lacan rappelle qu’« En beaucoup de circonstances, très précises, nous en doutons » [5], « car cela fait partie de l’ordre des croyances » [6]. Que dire alors de cette « conviction » qui est maîtresse à bord, qui se passe de toute externalité, et qui « dépasse la naïveté individuelle du sujet qui croit en soi » [7] ? L’idée d’un ego autonome, critiquée par Lacan en 1954, refait surface dans toute sa splendeur. Concevoir un individu qui existe en tant que tel, sans être concerné par l’Autre de la division subjective, est une forme contemporaine de déni de l’inconscient. C’est ignorer que « l’inconscient freudien […] se situe, à ce point où, entre la cause et ce qu’elle affecte, il y a toujours la clocherie » [8], car le langage affecte celui qui parle. Et ce qui cloche témoigne de ce qu’un corps a de plus vivant, là où ça pulse.

Comment interpréter ce changement radical de perspective, sans céder à la tentation du « c’était mieux avant » ? Quelles sont ses manifestations dans la clinique, et son incidence sur l’expérience analytique ? Quid de la fonction de la parole, dans laquelle le sujet est pris ? Celle de la parole dans sa puissance créationniste, distincte du pouvoir des mots qui se veulent impératifs. Disparition du sujet ? Toutes ces questions seront explorées lors des prochaines Journées de l’ECF, qui se tiendront les 19 et 20 novembre sur le thème : Je suis ce que je dis, dénis contemporains de l’inconscient.

Pour cette rentrée, L’Hebdo-Blog se met au diapason des Journées, et vous invite à découvrir les contributions des collègues des délégations régionales de l’ACF qui travaillent à leur préparation.

Bonne lecture !

Ligia Gorini

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[1] Dr Picard H., Jutant S., Rapport relatif à la santé et aux parcours de soins des personnes trans, publié le 11 mars 2022, consultable en ligne sur le site du Ministère de la Solidarité et de la Santé.

[2] Ibid., p. 3 et p. 17.

[3] Ibid.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 20.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 25.




Le Commandeur et l’anaRlyste

 

Depuis mars dernier, Jacques-Alain Miller a pris place sur l’agora moderne appelée Twitter, qui telle l’agora de la Grèce antique fonctionne comme lieu de rassemblement social, politique et mercantile de la cité, mégalopole virtuelle mondiale. C’est là où l’on apprend les nouvelles et où se forment les courants d’opinion. JAM y intervient en français, anglais et espagnol. Plus de douze mille abonnés suivent @jamplus, le plus souvent passivement mais une énigme lancée récemment a révélé que de nombreux tweetos silencieux suivent avec attention et répondent activement s’ils sont sollicités. JAM a trouvé là un espace d’ouverture et de respiration tout en restant chez lui, attaché à sa « pratique sans valeur » [1]. Les deux campagnes électorales, présidentielle puis législative, l’ont poussé à investir cet espace public et à s’y installer psychanalyste de la vie politique française et internationale.

JAM n’est pas d’un parti, il ne soutient aucun camp, mais il critique, analyse et soulève les voiles. Il est du Champ de Freud et de Lacan. Sorti de l’ombre de son bureau, il surprend tel le Commandeur s’adressant à Don Juan. Certains se demandent pourquoi tant d’énergie déployée sur ce réseau social, pourquoi sortir de la neutralité soi-disant requise pour le psychanalyste [2]. Il n’est d’ailleurs pas simple de le suivre si l’on n’est pas habitué du lieu. Cela circule vite, tel l’acte qui fuse. Un coup de sabre par ici, un coup d’épée par là, les armes de l’ironie et de la comédie sont toutes sorties : il pique, assomme, étripe ses adversaires, les mirmidons, montés à l’attaque depuis la publication de l’article du Point [3]. Il continue ensuite avec l’armée des petits néonazis antisémites qui veulent méconnaître leur saloperie. L’un après l’autre, il les renvoie à leur crasse indigne.

Mais JAM a un bouclier extraordinairement puissant, résultat de son analyse, l’absence de narcissisme. Il est imperméable aux coups bas, aux insultes, aux médiocres attaques. Au contraire, il s’en moque, s’en amuse et s’en nourrit pour répartir de plus belle. Seule sa muse le tyrannise…

Hebdo-Blog a voulu consacrer un numéro à l’acte analytique et politique de JAM sur Twitter afin d’en donner une lecture. Deux des flèches choisies sont tirées des messages postés sur Twitter, une autre est extraite de la Journée UFORCA [4] au cours de laquelle il donna une clé pour comprendre son action politique sur le réseau social de l’oiseau en vol.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 16.

[2] À ce sujet, lire le développement que Jacques-Alain Miller fait lors de son cours donné le 24 juin 2017 : Miller J.-A., « Point de capiton », La Cause du désir, n°97, novembre 2017, p. 87-100.

[3] Miller J.-A., « Lacan aurait reconnu en Mélenchon une canaille », Le Point, 9 juin 2022.

[4] Colloque UFORCA, « Problématiques contemporaines de la sexualité », 18 juin 2022, en streaming.




Edito : Crise climatique et psychanalyse

 

 

De multiples actions dénoncent l’inaction face à l’urgence climatique. Celles de Dernière rénovation appellent à entrer en résistance par des opérations coups de poing. Récemment, une de ses jeunes militantes s’est attaché le cou au filet du court de tennis lors de la demi-finale homme du tournoi de Roland-Garros. Elle affichait sur son tee-shirt un message en anglais : Il nous reste 1028 jours. L’image a fait le tour du monde.

En s’étranglant ainsi à la face du monde, la jeune militante dont le prénom Alizée évoque un vent doux et régulier, nous renvoie à une vérité. Elle l’a mise en scène à travers ce simulacre d’étranglement. Étranglement : c’est ce que prédisait déjà Lacan en 1974, à Milan, comme effet du réel de la science.

Ce réel de la science est différent de celui dont on parle en psychanalyse. Celui de la science est précisément « au bout des équations mathématiques » [1] comme a pu le dire Serge Cottet. Il se traduit matériellement dans la prolifération d’objets technologiques. C’est ce réel-là qui « nous […] écrase. Ça fait en réalité plus que ça : ça nous empêche de respirer, ça nous étrangle. » [2] dit alors Lacan.

Dans une interview accordée au Monde, cette jeune militante livre le sens de son action : « C’était une action de désespoir. Je voulais détourner le regard des spectateurs vers la réalité : nous allons tous mourir si nous n’agissons pas face à la crise climatique. Il n’y aura plus de tennis dans dix ans. » [3] 

Il y a déjà fort longtemps qu’on pressent l’impact de la nature sur l’être humain. De plus, depuis la nuit des temps, la nature a toujours été source de souffrances. D’abord redoutée parce qu’hostile, voire terrible, on n’eut de cesse d’en asservir la force imprévisible. À la fin du XIXe siècle, constatant les nuisances de la révolution industrielle en pleine expansion, on inventa la protection environnementale, en sanctuarisant des espaces, préservant ainsi une nature plus imaginaire que réelle, idéalement sauvage. Ce concept dit de wilderness, cette vision romantique d’une nature intouchée par la trace humaine fut un leurre mais apaisa sans doute temporairement l’angoisse de l’homme. Angoisse fondée sur un impossible, cette butée à concevoir ce qui « expose la planète à [l’]obscur désir [de l’homme] » [4] à savoir un désir d’en finir et d’en finir avec ladite nature. L’anthropocène en est le nom contemporain.

Puis le wilderness a cédé le pas, dès les années 1990, au « capital nature ». Expression dénotant l’alliance du discours de la science et du discours capitaliste, fondé sur une analogie avec la théorie financière. Ainsi, par exemple, afin de financer ce qui est qualifié de politique d’atténuation de la crise climatique, les économistes établissent la cote de la « valeur carbone » en ces temps nouveaux où « la qualité climatique [n’est plus] considérée […] comme un bien libre » [5].

La psychanalyse ne se détourne ni du réel de la science ni du réel auquel a à faire chaque être parlant. Qu’il advienne dans les suites d’une catastrophe causée par le dérèglement climatique ou qu’il soit causé par la menace de la sixième extinction. C’est ce dont témoignent, dans ce numéro, les textes de Patricia Bosquin-Caroz et de Geert Hoornaert établis à partir de leur intervention lors d’une soirée organisée par l’antenne liégeoise du CPCT de Bruxelles intitulée « Climat et trauma » [6].

Martine Versel

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[1] Cottet S., « En ligne avec Serge Cottet », La Cause du désir, n°84, 2013, p. 16.

[2] Lacan J., « Alla ‘Scuola freudiana’ », le 30 mars 1974, paru dans l’ouvrage bilingue : Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamendra, 1978, p. 106. Cité par Hoornaert G., « Malaise dans l’alèthosphère », La Cause du désir, n°106, juin 2020, p. 153.

[3] Article d’Audrey Garric, « Climat : après Roland-Garros, la campagne Dernière rénovation veut multiplier les actions coups de poing », Le Monde, 11 juin 2022, disponible en ligne.

[4] Hoornaert G., « Malaise dans l’alèthosphère », La Cause du désir, op. cit., p. 156.

[5] Quinet A., « Quelle valeur donner à l’action pour le climat ? », Économie et statistique / Economics and Statistics, n°510-511-512, février 2019, p. 172, disponible en ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/4253053/510_511_512_Quinet_FR.pdf

[6] Cette soirée a eu lieu le 1er juin 2022.




Edito : Une écriture à soi

 

 

« Tuer le mandarin » [1] : c’est par un crime de la langue – sa langue natale, le vietnamien – que Linda Lê, qui nous a quitté le 9 mai dernier, présentait l’acte qui avait présidé à son écriture : le choix d’écrire des livres dans une langue étrangère, et uniquement dans cette langue, le français.

Née en 1963 à Dalat, au Viêtnam, Linda Lê partira en 1969 avec sa famille à Saïgon pour fuir la guerre. Elle y poursuivra sa scolarité dans un lycée français, où elle se découvre une passion pour la littérature française, sa structure, mais aussi ses sonorités, son chant.

À l’âge de quatorze ans, après la chute de Saïgon et la victoire du communisme, Linda Lê quitte le Viêtnam avec sa mère et sa sœur pour s’installer en France, laissant au pays le père qu’elle ne reverra jamais. Au souvenir de cet évènement douloureux s’ajoutera celui qui viendra hanter les épisodes hallucinatoires – dont elle ne fera pas secret dans ses romans – : quand, craignant la délation, elle décide de se débarrasser au plus vite de ses précieux livres de littérature française considérée comme « littérature dégénérée » par « les agents de purification culturelle » [2] de son pays. Au même moment, elle prendra la décision radicale de ne plus jamais parler sa langue natale.

De sa rencontre avec la langue de la littérature française, elle pourra dire « qu’elle la tient » et que c’est grâce à elle qu’elle va pouvoir « barr[er] d’un trait de plume sa biographie » [3].

À la fois érudite et flamboyante mais aussi corrosive et ironique, l’écriture de Linda Lê résonne de cette lutte incessante menée au fil de ses romans, essais, poèmes, entre le sentiment d’une trahison faite à sa langue natale et ce choix d’un abri trouvé dans la langue française. C’est au creux de celle-ci que l’invention d’une « écriture à soi » [4] devenait possible. Son œuvre est tissée de cette tension entre la vocifération insoutenable d’auto-reproches d’avoir abandonné sa langue et son père, et la joie « rageuse » éprouvée dans l’écriture.

Mais au-delà de l’affrontement à ce choix qui la déchire, c’est avec le bruissement énigmatique de sonorités de sa langue natale, telles les épiphanies joyciennes, que l’écriture de Linda Lê joue sa partie. « Est-ce qu’on peut inventer dans une langue qui n’est pas la sienne ? j’ai franchi le pas. J’ai osé, créé des néologismes… » [5]

Linda Lê trouvera dans l’usage du néologisme une modalité pour traiter l’irruption de ces phénomènes langagiers en les injectant dans la langue française, ainsi qu’une façon de déstabiliser les règles de celle-ci, de la déformer, en générant des figures langagières très créatives. « Dès Les trois parques […] écrit en 1997, […] j’avais pris déjà un plaisir assez immense à jouer avec la langue et à introduire différents niveaux de langue dans le même livre. Il y a à la fois une langue très soutenue, et une langue argotique » [6], précisant que ce jeu était pour elle, non de « l’ordre de l’exercice, [mais] du nécessaire » [7].

Par l’invention de procédés d’écriture uniques, Linda Lê parviendra à transformer l’écho infernal de ces bruissements de la langue dans une œuvre esthétique qui en gardera les caractéristiques de l’effraction. Autrement dit, le traitement de la lettre chez cette auteure ne renvoie pas à l’Autre du langage, mais se fait réponse à l’énigme par la puissance d’un acte créationniste – avec ses effets de réel, de jouissance, dont témoigne l’étincellement si singulier de son style.

Linda Lê n’a eu de cesse de déjouer les tentatives répétées des médias de lui faire endosser le rôle de porte-parole de la souffrance d’une communauté de vietnamiens exilés. Dans différents entretiens, elle évoquait sa hantise d’être enfermée dans une identification, à quoi précisément l’écriture lui permettait d’échapper : « c’est assez salutaire de se sentir étrangère », pouvait-elle répondre dans cette ironie fine qui la définissait [8].

Elle fera de ce vers de Baudelaire « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » [9] le logis [10] de son art qui la relie à ses « alliés substantiels » : ces auteurs dont la création littéraire rime avec ce choix qu’il n’y a d’existence possible que dans une langue d’exil, qu’on s’invente, toujours recommencée.

Un certain apaisement se fera entendre dans ces derniers livres, en ce point éthique d’être restée « fidèle à ce [qu’elle] tendait » [11], solution sinthomatique qui a fini par gagner sur le sentiment mortifère de trahison à sa langue natale.

Valentine Dechambre

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[1] Lê L., Le complexe de Caliban, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005, p. 51.

[2] Lê L., Rencontres littéraires au Petit Palais, France Culture, le 17 octobre 2010 [lien désactivé].

[3] Lê L., Passage de pages : entretien avec Pascale Roze, Bibliothèque Francophone multimédia de Limoges, le 24 janvier 2013, disponible sur internet, [2.46].

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Lê L., Présentation du livre Lame de fond à la librairie Mollat, le 5 octobre 2012, disponible sur internet, [3.20].

[7] Ibid., [3.59].

[8] Cf. Lê L., Machines à écrire : Conversation à la Maison Française de New York University, présenté par F. Noudelmann, le 23 octobre 2018, disponible sur internet.

[9] Baudelaire Ch., « Le voyage », Les Fleurs du mal, disponible sur internet.

[10] Lê L., Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2009.

[11] Lê L., Machines à écrire : Conversation à La Maison Française de New York University, op. cit., [1.18.13].




Edito : « il y a des mots qui portent …»

 

 

« il y a des mots qui portent …» [1]

« Le Maître à qui revient l’oracle, celui de Delphes, ne parle ni ne cache, mais fait signe » [2]. Ce trait d’Héraclite est un des quelques fragments qui diffusent encore de nos jours leur obscure clarté depuis l’ancien monde de la Grèce classique. Plutarque, qui rapporte cette parole prononcée plus de cinq siècles avant lui, a été longtemps prêtre du temple d’Apollon, à Delphes. Il a tenté pendant plusieurs décennies de restaurer l’importance politique que ce sanctuaire avait perdue au fil des siècles. Mais dans l’antiquité Romaine, Apollon n’était plus celui qui commandait, il était le maître d’hier. Son surnom, « Loxias » – qui signifie « l’Oblique » – renvoie directement à ses formulations équivoques. Revenait à celui qui consultait l’oracle de les interpréter. C’est cette voie qu’indique Lacan, l’interprétation analytique doit rester du même niveau que « le tranchant de l’énonciation de l’oracle » [3].

Les mots qui portent, soutiennent, ou blessent, tracent tôt leur marque. En donnant une signification au petit d’homme qui choit dans le monde, le désir de la mère l’interprète et leste son sentiment d’existence. Ce désir sera interprété à son tour par l’intervention de ce qui l’amène à désirer ailleurs qu’au lieu de son enfant. Ce deuxième détour par la métaphore arrimera ce sujet au langage. D’être interprété puis interprétant donnera au sujet le goût du sens, jusqu’à devenir addict de ce moyen de se défendre contre le réel. Mais cette voie du sens est aussi celle qui peut installer le sujet dans l’expérience analytique, par goût du déchiffrage. Elle a donc toute sa valeur. Inventé par Freud pour la traduction des rêves, puis étendu aux autres formations de l’inconscient, ce déchiffrage fait l’interprétation traduction. Cette possibilité d’interprétation de la parole de l’Autre est nécessaire pour l’analyse.

L’interprétation lacanienne indique l’impossible et singulièrement le non-rapport sexuel, « elle lit ce-qui-ne-peut-pas-se-dire » [4]. L’analyste pointe le réel. Par le signe, il touche au plus près du référent qu’est le réel, à l’envers du sens. Lacan trouvera dans son dernier enseignement comment forcer l’accès à un au-delà du sens, pour ne pas arrêter l’interprétation dès la découverte du « sens sexuel de ce message chiffré inconscient » [5]. Il fera équivaloir l’interprétation à l’acte de la coupure.

L’envers [6] de l’interprétation traduction sera donc l’interprétation asémantique. Ce que dit l’analyste fait coupure en jouant sur la matière sonore équivoque. La fonction poétique permet ce forçage propre à faire résonner autre chose que le sens. Elle « révèle que le langage n’est pas signification, mais résonance, et met en valeur la matière qui, dans le son, excède le sens » [7]. Pierre Malengreau explore cette voie avec précision, nous conduisant à lire Lacan avec le poète et écrivain Francis Ponge. Son recours à la réson permet de « passer d’une pratique orientée vers le réel à une pratique orientée par le réel » [8], où « les mots qui portent » [9] résonnent avec la façon dont se nouent pour chacun la parole et le corps, la chair et le verbe, pour faire jouissance.

Philippe Giovanelli

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[1] Lacan J., « Le phénomène lacanien », Conférence prononcée au centre universitaire méditerranéen de Nice, le 30 novembre 1974, texte établi par J.-A. Miller, tiré à part des Cahiers cliniques de Nice, n°1, juin 1998, p. 17. Voir également Essaim, n°35, 2015/2, p. 143-158 consultable sur https://www.cairn.info/revue-essaim-2015-2-page-143.htm?try_download=1#no1

[2] Munier R., Les Fragments d’Héraclite, Saint-Clément, Fata Morgana, 2021, p. 59.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 13.

[4] Miller J.-A., « Le mot qui blesse », La Cause freudienne, n°72, novembre 2009, p. 136.

[5] Cf. ibid., p. 135.

[6] Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n°32, janvier 1996, p. 9-13.

[7] Laurent É., « L’interprétation : de l’écoute à l’écrit », La Cause du désir, n°108, juillet 2021, p. 59.

[8] Malengreau P., L’interprétation à l’œuvre. Lire Lacan avec Ponge, Bruxelles, La Lettre volée, 2017, p. 112.

[9] Lacan J., « Le phénomène lacanien », op. cit., p. 17.




Edito : La langue du crime

 

 

Dans sa « Chronique du malaise » du numéro 269 d’Hebdo-Blog, Laurent Dupont développe comment « sans S2, la jouissance du S1 est livrée à elle-même et [alors] nous perdons toute l’élaboration, toutes les constructions […] La démocratie [étant justement] basée sur une limitation du S1 par la mise en place de contre-pouvoirs » [1]. L’actuelle OPA de la propagande russe sur la langue des parlêtres est internationale, elle ne se contente pas de construire une langue univoque telle que la LTI [2] ou le novlangue [3]; elle attaque le fondement de toutes les langues : leur rapport à la vérité et au réel. Quelques éclairs de vérité freudienne surgissent néanmoins et permettent de sortir de la duperie des discours établis. Ils font apparaître une intrication très intime du pouvoir russe avec le mat, l’argot de la mafia russe [4].

L’étude et l’analyse de l’argot ont intéressé Victor Hugo en tant qu’il est la langue des misérables. Il lui consacre dans son œuvre éponyme un chapitre entier. Bien avant Freud, Hugo avait l’intuition que l’usage de la langue par les humains révèle les motifs cachés et les pulsions silencieuses qui poussent les individus à l’action. « L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire où la langue, ayant quelque mauvaise action à faire, se déguise. Elle s’y revêt de mots masqués et de métaphores haillons. De la sorte elle devient horrible. » [5] L’argot étant la langue de la corruption, tels ceux qui la parlent, elle se corrompt très vite et cherche toujours à se dérober.

D’une part, le mensonge sert à délier la chaîne signifiante de son référent. Tout coule, flotte, s’échappe, plus rien ne vaut, tout s’équivaut. D’autre part, l’argot sert à dire son appartenance à un monde plus vaste où les règles ne sont pas les mêmes, et où la loi du caïd règne par l’humiliation.

Anna Politkovskaïa en 2004 écrivait que Poutine est un monologueur car il a toujours refusé les débats électoraux. Elle situait cette caractéristique dans un ensemble plus vaste, celui de sa formation au KGB. « [I]l ne comprend pas en principe ce qu’est une discussion [et] surtout une discussion politique […] Un subordonné qui se […] permet [de discuter] est un ennemi. » [6] La judicieuse remarque de cette fine analyste politique nous montre l’exemple de ce qu’est le Un sans l’Autre, un S1 sans S2. S’étant ainsi posée en S2 du monologueur, Anna Politkovskaïa a été assassinée le 7 octobre 2006, jour de l’anniversaire de Poutine. Ironie du sort ou cadeau cynique que le président se serait fait offrir pour faire taire celle qui l’avait pris en grippe et l’appelait l’Akaki Akakiévitch, personnage principal et insignifiant du Manteau de Gogol ? [7]

Ce numéro d’Hebdo-Blog revient notamment sur l’extrait d’une intervention de Philippe Stasse au forum « Pourquoi la guerre ? » à l’initiative de la NLS le 26 février dernier. Quant à Catherine Lazarus-Matet, elle s’interroge sur l’état de la langue après la révolution soviétique.

 Katty Langelez-Stevens

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[1] Dupont L., « Élections présidentielles, le désir et la nécessité », Hebdo-Blog, n°269, 8 mai 2022, disponible sur https://www.hebdo-blog.fr/election-presidentielle-le-desir-et-la-necessite/

[2] Klemperer V., LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.

[3] Orwell G., 1984, Paris, Gallimard, 1950.

[4] Christian Fortes, « Celle qu’il dit femme », Hebdo-Blog, n°267, 11 avril 2022, disponible sur https://www.hebdo-blog.fr/celle-quil-dit-femme/

[5] Hugo V., Les Misérables, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, p. 1007.

[6] https//www.lemonde.fr/international/article/2022/05/08/poutine-n-aime-pas-les-etres-humains-ce-qu-anna-politkovskaia-ecrivait-en-2004_6125248_3210.html

[7] Gogol N., Le Manteau, Paris, Éditions de la Seine, 2001, disponible sur https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Gogol%20-%20Le%20Manteau.pdf




Edito : De la fixation et de la répétition en psychanalyse

 

 

Peut-être bien, depuis toujours, nous nous référons à la répétition et à la fixation pour dire les tréfonds de la condition humaine. Ce depuis toujours, c’est tout du moins pour nous, depuis Homère. À repérer et à suivre cette hypothèse, le Chant XI de l’Odyssée qui raconte la descente aux Enfers d’Ulysse ouvre une voie. Dans le Royaume d’Hadès, Ulysse dit ce qu’il voit. Il y voit, dit-il, les ombres de bien des défunts et son cœur les désire ardemment. Il y voit Tantale « toujours assoiffé, il ne pouvait rien boire ; chaque fois que, penché, le vieillard espérait déjà prendre de l’eau, il voyait disparaître en un gouffre le lac » [1]. Plus expressive encore est la figure de Sisyphe : « ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque, et, des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser ; mais à peine allait-il en atteindre la crête, qu’une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne » [2].

Ces vers disent que Tantale et Sisyphe sont rivés, fixés, « en proie à [leurs] tourments » [3]. N’est-ce pas une figuration d’un trauma s’il en est, voué à une répétition sans fin ? N’est-ce pas déjà une manière de dire, de ce lieu des défunts où la pierre est sans vergogne et où le lac disparaît en un gouffre, un point de fixation ? C’est d’ailleurs ce que souligne Armand Zaloszyc lorsqu’il relève à l’instar de Lacan dans Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse que « le réel […] gît toujours derrière l’automaton » [4]. L’automaton est, chez Aristote, un nom de la répétition dont les vers d’Homère disent déjà la force implacable. Par ailleurs, dans LUn tout seul, Jacques-Alain Miller porte à notre attention que Lacan interprète la répétition non plus du côté de l’ordre symbolique mais du côté du réel en reprenant l’apport freudien. Il écrit : « La répétition freudienne, c’est la répétition du réel du trauma comme inassimilable […] qui fait de lui, de ce réel, le ressort de la répétition […] qui vient déranger […] la tranquillité de l’ordre symbolique » [5]. « Inassimilable » [6], autre nom de la fixation, est pour Lacan l’opportunité d’interroger le caractère remarquable et dérangeant qu’a le réel de se présenter, dit-il, « à l’origine de l’expérience analytique » [7].

C’est de ce nouveau lieu inédit, celui de l’expérience analytique, qu’ont été forgés, depuis Freud, les termes de répétition et fixation. On peut en suivre le long cheminement. Des Trois essais sur la théorie sexuelle où Freud définit la fixation comme « la plus grande adhérence […] de ces impressions de la vie sexuelle » [8] à Lacan qui donne à la répétition « un contenu de jouissance » [9] comme pure itération, jusqu’au Un de jouissance pointé par J.-A. Miller, c’est ce tracé précis que nous permet de suivre l’argument d’Alexandre Stevens [10]. Il nous offre les repères cruciaux à la préparation du prochain Congrès de la New Lacanian School qui aura lieu les 2 et 3 juillet à Lausanne. Ce numéro-ci se fait aussi l’écho de la fixation et de la répétition en psychanalyse.

Martine Versel

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[1] Homère, Iliade Odyssée, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2006, p. 710.

[2] Ibid., p. 710.

[3] Ibid., p. 710.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 54, cité par A. Zaloszyc, in Freud et l’énigme de la jouissance, Chamalières, Éditions du Losange, 2009, p. 32.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 février 2011, inédit.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 55.

[7] Ibid.

[8] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1987, p. 195.

[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’Un tout seul », op. cit., cours du 30 mars 2011, inédit.

[10] Stevens A., « Fixation et répétition », argument du XXe Congrès de la NLS, Lausanne, 2-3 juillet 2022, publication en ligne (www.amp-nls.org).




Edito : L’art-dire

 

 

Lors de la table ronde « L’étouffe culture » du Forum « Battre Le Pen » [1], Gérard Wajcman rappelait comment pour Lacan, comme pour Freud, la culture n’était pas un idéal de la civilisation, et que ce qui l’occupait c’était moins la culture que son malaise.

Lacan envisageait la culture, ou plus précisément la création artistique « du côté de ce qui dérange. De ce qui démange. De ce qui tient en éveil et réveille » [2], soit la fonction que Lacan attribue au réel dans son dernier enseignement, celui du non rapport et du S1 tout seul avec ses effets de corps, « pavé dans la mare du signifié » [3].

En 1975, Lacan, invente l’ S.K.beau [4], dont l’écriture ironise sur le beau et vient dénuder ce réel énigmatique « S.K » au cœur de l’invention joycienne. Tournant le dos aux idéaux du beau, du bien, du vrai, l’art de Joyce se met au service de « l’eaubscène » [5], dans une écriture qui vise non pas des effets de sens, mais de jouissance, de réel. C’est là son « art-gueil » [6] dit Lacan, substituant par ce jeu de mots, l’art, l’artisanat dont un sujet est capable, à la tromperie narcissique de la belle forme, l’image phallique, qui hypnotise, endort.

Le scandale déclenché le 29 mai 1913 à Paris par la création du Sacre du Printemps est un fait bien connu, témoignant de cet effet d’électrochoc produit sur un public peu enclin au nouveau. Un pavé venait d’être jeté dans l’esthétique formelle de l’époque, avec une partition fondée sur la polyrythmie, la discontinuité, la dislocation de la structure, qui fit dire à Pierre Boulez que « le phénomène Sacre du printemps » marquait véritablement « l’acte de naissance de la musique contemporaine » [7].

On peut voir dans Le Sacre une anticipation du dernier Lacan, avec un abord de la jouissance du côté de l’Un, de l’évènement de corps, qui fait trou dans les représentations du sujet. Stravinsky décrivit la façon singulière dont l’œuvre s’imposa à lui, comme n’ayant été guidé dans sa composition par aucun système, avec cette sensation de n’avoir été que le vaisseau à travers lequel Le Sacre passait, notant à la fin de sa partition qu’il l’avait finie « avec une rage de dents » !

Autrement dit l’évènement « Sacre » est celui d’un évènement de corps, poussant à l’invention d’une écriture qui a permis à la création musicale de partir sur des bases nouvelles [8].

Dans son texte « La fuite du son » [9], Serge Cottet se demandait ce qui, dans la création musicale contemporaine, pouvait susciter l’intérêt des psychanalystes dont il s’étonnait du retard du goût à son égard, quand la peinture était toujours assurée de son succès. L’oreille, « qui ne peut se fermer » [10], serait-elle, même chez les analystes, plus conservatrice que l’œil ? C’est un fait que l’(a) – tonalité est venue bouleverser un rapport de satisfaction à la musique. Les sons dissonants, ça ne fait pas pleurer ni rêver. C’est plutôt l’unerkannt qui vient frapper à la porte, dans un impact plus direct de la matière sonore sur le corps, sans leurre. C’est dans « le motérialisme [de lalangue] que réside la prise de l’inconscient » [11] – nous enseigne Lacan, invitant les psychanalystes à tendre l’oreille vers ce qui dans la parole du sujet « ressurgit comme couac » [12], soit le signifiant sous sa face résonnante, perplexifiante, de jouissance, de réveil.

La création musicale est sans au-delà, sans signification, pouvait dire le compositeur de musique concrète Pierre Schaeffer [13]. « Elle est juste la joie des fractions » – à écrire comme ça vous chante !

Valentine Dechambre

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[1] Forum « Battre Le Pen », 21 avril 2022, animé par Anaëlle Lebovits-Quenehen et Jacques-Alain Miller, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=OrQBFT9JKC4

[2] Wajcman G., intervention au Forum « Battre Le Pen ».

[3] Lacan J., « Radiophonie », (1970), Autres écrits, Paris, Seuil, p. 416.

[4] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 566.

[7] Boulez P., Programme du Festival d’Automne à Paris, édition 1980.

[8] Boulez P., Programme du Festival d’Automne à Paris, op. cit.

[9] Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », La Cause du désir, « Ouï ! En avant derrière la musique », hors-série numérique, consacré à « Psychanalyse et musique », p. 64 ; repris en hommage à Serge Cottet dans Lacan quotidien, n°752, 7 décembre 2017, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).

[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 17.

[11] Lacan J., « Conférence à Genève sur le Symptôme », La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 13.

[12] Lacan J., « Radiophonie », op. cit., p. 417.

[13] Schaeffer P., « Du cadre au cœur du sujet », in Cain J. et A., Rosolato G., Schaeffer P., Rousseau-Dujardin J., Trilling J., Psychanalyse et musique, Paris, Les Belles Lettres, collection Confluents psychanalytiques, 1982, p. 75.




ÉDITORIAL : La guerre nous regarde

 

Depuis le 24 février, la guerre nous regarde… de très près. Elle est à notre porte. La guerre s’est réveillée en Europe, et là où l’on pensait avec Kojève que l’Histoire était finie et qu’il ne nous resterait plus qu’à gérer l’administration et le commerce international, le monstre humain a repris force. Il a rassemblé les pulsions de mort individuelles pour les organiser en un grand discours assassin, un vaste délire de revendication à plusieurs. Il a pris les oripeaux de la victime, s’est drapé dans la douleur qui le légitime, a renversé le mépris ressenti en revanche sanglante [1] et avance vers la purification en éliminant l’ennemi à l’extérieur et à l’intérieur du pays.

Aujourd’hui, le déni de réalité et le désir d’immortalité [2], propres à l’humain selon Freud, sont mis à mal par les images et les récits des vies brisées de ceux qui, comme nous, ont choisi la démocratie. « Les discours qui tuent » [3] s’en donnent à cœur joie et envahissent le terrain de la guerre hybride [4], c’est-à-dire l’espace médiatique des débats électoraux. Derrière les extrêmes de gauche et de droite, derrière les mouvements de protestations violentes, les discours complotistes et les antivax, se cache la volonté d’un axe contre la démocratie. « La fille du diable » [5] attend son tour, et le fameux déni mué en abstentionnisme pourrait l’amener là où elle sortira de son sac les différentes mesures prêtes pour modifier la Constitution et transformer la France en État autoritaire [6].

La guerre nous regarde, et soit nous la nions (« moi, je n’écoute plus les informations », me dit-on souvent), soit nous nous transformons en voyeur par le trou de la fenêtre internet : toujours plus d’images et de récits pour tenter de réveiller les occidentaux de leur rêve quotidien (métro-boulot-dodo), mais rien qui n’ait la force du texte de Guy Briole dans ce numéro 267 de L’Hebdo-Blog. Les images et les récits sont encore et toujours des fictions, des unités, des touts, des ensembles, alors que ce qui règne à Marioupol ou dans la banlieue de Kyiv, c’est l’explosion des corps, l’éparpillement des morceaux, la barbarie et la psychopathie normalisée par l’espace-temps de la guerre.

La guerre nous regarde et nous restons impuissants, hébétés, tristes et malheureux. Aider, accueillir, soutenir est une goutte d’eau dans l’océan de la terreur subie. Cela suffit à peine à apaiser notre culpabilité de nous réjouir à notre insu que cela ne nous arrive pas à nous. Ici la beauté, l’unification des corps dans le miroir, continue de voiler l’horreur. Là-bas les déchets des objets humains, corps y compris, s’amoncellent. La civilisation a quitté les villes assiégées et les ordures en tous genres pullulent. Si le monde n’est ni tout noir ni tout blanc, mais que « les Orques du Mordor »  [7] se déchaînent d’un seul côté du conflit, c’est que le prix de la vie humaine n’est pas le même au-delà de la nouvelle ligne de démarcation qui divise l’Europe. À l’ouest, le droit des gens prime, de l’autre côté, c’est l’Empire et sa volonté d’extension sans limites qui est aux commandes [8]. C’est une guerre de concepts entre République et Empire, une guerre où le désir d’extension de l’Empire n’a que faire du prix de la vie des humains qui s’y opposent.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Cf. Vitkine A., La vengeance de Poutine, diffusé sur France 5 le 27 mars 2022, documentaire disponible en replay https://www.france.tv/documentaires/politique/3244354-la-vengeance-de-poutine.html

[2] Cf. l’intervention de Stéphane Audouin-Rouzeau dans Studio Lacan, « Retour de la guerre en Europe », 30 mars 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=3R4h2bHXox0

[3] Titre du Forum européen de Zadig en Belgique, organisé à Bruxelles le 1er décembre 2018. Cf. Caroz G., « Les discours qui tuent », L’Hebdo-Blog, n°145, 16 septembre 2018, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr)

[4] La guerre hybride est un concept théorisé par le général russe Gerasimov. Cf. Nexon M., « Gerasimov, le général russe qui mène la guerre de l’information », Le Point, 2 mars 2017, disponible sur internet.

[5] Cf. Miller J.-A., « La fille du diable », Le Point, 12 mai 2011, disponible sur internet. Voir également Lacan Quotidien, n°43, 29 septembre 2011, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr)

[6] Cf. Trippenbach I., Johannès F., « Marine Le Pen : un programme fondamentalement d’extrême droite derrière une image adoucie », Le Monde, 31 mars 2022, disponible sur internet.

[7] C’est ainsi que les Ukrainiens appellent les soldats russes.

[8] Comme l’a développé Blandine Kriegel ce dimanche 3 avril 2022, lors des Grandes Assises Virtuelles Internationales de l’AMP « La femme n’existe pas ».