Edito : « Je suis ce que je dis » : Quête insatiable d’identités

 

 

L’univers du numérique voit une explosion des applications mobiles, le domaine de la santé mentale n’y fait pas exception. À bien des égards, ces applications de e-santé, jouant sur un registre directif propre à l’auto-interprétation, sont l’expression de la montée du je suis ce que je dis a contrario d’un mi-dire. Forme d’autodétermination qu’a fait valoir Jacques-Alain Miller sous le terme de dico qui exclut la division subjective et « la jouissance [comme étant] la disparate » [1], disparate à toute identité revendiquée.

Ce sont les différents baromètres mondiaux du marketing annuel des applications de e-santé qui en donne l’ampleur. On en recense plus de 350 000 dont plus de 10 000 dans le secteur de la santé mentale. Marché en plein essor depuis la pandémie du Covid 19, l’OMS a réagi en développant un plan stratégique global 2022-2025 avec un volet dédié à l’accompagnement de la e-santé mentale. Son objectif est d’étendre les usages non plus aux seuls troubles dits transitoires tels que le stress ou l’anxiété, mais de les généraliser pour des troubles dits très handicapants comme la schizophrénie ou les troubles bipolaires. Cet enjeu stratégique global répond à la disparition de la clinique psychiatrique. L’OMS considère que ses frontières sont à questionner tout en insistant sur la priorité à ne pas stigmatiser les patients psychiatriques. L’objectif de la e-santé est d’ouvrir l’accès de ces applis à chacun en l’invitant à devenir pleinement acteur de sa santé. Ces orientations relayées par les applis de e-santé mentale sont une forme contemporaine de la question « Qui suis-je ? ». Leurs contenus et leurs activités sont alors présentés comme une des clés de l’autonomie, de la connaissance de soi-même, source prometteuse de stabilisation voire de guérison de l’utilisateur. Cela étant, force est de constater que pour ces utilisateurs de la e-santé mentale, il s’agit parfois de l’unique recours face à la pénurie de psychiatres.

Par ailleurs, ces nouveaux espaces digitaux favorisent des figures protéiformes de l’Autre qui n’en demeure pas moins toujours manquant à dire qui je suis. Ces applications sont des pousse-à-la répétition du je suis ce que je dis, quête insatiable d’identités.

Dans Silet [2], J.-A. Miller propose un commentaire de cette formulation qui, aujourd’hui, s’appareille du numérique. Il le fait à partir d’une autre formulation plus inattendue. Il s’attarde en effet sur une parole du Christ relevée par Lacan. Lacan la donne en grec, en exergue au chapitre II de « Fonction et champ de la parole et du langage ». De cette parole christique dont la traduction serait Dabord ce que je vous dis [3], J.-A. Miller en tire « une thèse sur l’être du sujet : Je suis ce que je dis […] qui l’assigne à la parole. » [4] Dabord ce que je vous dis est, dans la Bible, une réponse du Christ faite aux Juifs qui lui demandent : « Qui es-tu ? » Car ces derniers, incrédules, n’ont pas confiance en celui qui « vient parmi eux parler un peu trop haut » [5]. Les utilisateurs des applis de e-santé ne répondent-ils pas aussi à un « Qui es-tu ? » Mais, ce que la parole christique permet de cerner c’est qu’il y a un écart relatif à cette question subjective.

Les applis de e-santé, de fait, restent rivées à la parole identitaire du je suis ce que je dis sans possibilité d’introduire cette autre question : Que suis-je ? que Lacan situe du côté de la jouissance. À la différence de la réponse christique : Dabord ce que je vous dis, qui, elle, « vise quelque chose comme la matière […], dont mon être est fait. Et la réponse dit que cette matière est de paroles » [6] et mise sur l’énigme de la jouissance qu’ouvre la question : Que suis-je ?

Martine Versel

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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 29 mars 1995, inédit.

[2] Miller J.-A., ibid.

[3] Évangile selon Saint-Jean, VIII, 25.

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, op. cit.

[5] Miller J.-A., ibid.

[6] Miller J.-A., ibid.




Edito : Irrésistible cogito américain

 

 

Dans sa présentation de Lacan Redividus à la librairie Mollat [1], Jacques-Alain Miller revenait sur le projet de loi « qui aurait proscrit – et transformé en délit – la possibilité d’émettre une réserve concernant la transition » [2]. Il rappelait comment l’École de la Cause freudienne s’était mobilisée pour que soit préservée la possibilité, pour les « psys » de questionner un sujet sur son choix de transition. Comment ne pas entendre dans cette réserve portant sur l’interprétation ce glissement irrésistible de l’époque vers ce cogito américain que Freud considérait comme un danger pour la civilisation, et que Lacan dans son retour à Freud n’a cessé de combattre quand il brocardait le pragmatisme et le positivisme de l’Ego psychology et son « faux cogito » [3].

Les Séminaires et les écrits de Lacan sur les ressorts théoriques de la psychanalyse à l’américaine – son formalisme technique, son assise dans une conception logico-positiviste du langage, sa visée utilitariste répondant aux idéaux du marché – sont incontournables pour saisir les principes à l’œuvre dans cet exit du cogito freudien de notre civilisation.

À propos de l’américanisation de notre way of life, J.-A. Miller se demandait si à l’ère de l’écoute généralisée, sans interprétation, ne valant que sur l’idéologie de la parole qui fait du bien, la psychanalyse pouvait toucher encore [4].

Éric Laurent, dans son intervention de 2021 à « Question d’École » [5] approchait le thème des J52, où ce que « je dis » équivaudrait au vrai, entraînant ce naufrage du sujet dans des déclamations délirantes sur son moi. Il y rappelait ces mots adressés par Lacan au psychanalyste qui se tiendrait au lieu de la vérité sans avoir à en passer par le savoir : « Je lui dis tout de suite : on n’épouse pas la vérité ; avec elle, pas de contrat, et d’union libre encore moins. Elle ne supporte rien de tout ça. » [6] Et É. Laurent de souligner comment pour Lacan le savoir auquel doit se référer le psychanalyste, « c’est l’inconscient comme appareil de rencontre de la jouissance comme réel. […] Le refus du passage par le savoir du sinthome pour viser directement le vrai sur le vrai a un autre visage. C’est celui du sujet qui se refuse à toute dérive de l’inconscient, celui qui s’installe par la parole, en le sachant ou non, au lieu du faux sur le vrai. C’est le bouchon, le fake absolu » [7].

« Le vrai est à la dérive quand il s’agit de réel » [8], disait J.-A. Miller, fondant ses espoirs pour la psychanalyse sur cette « écharde dans la chair » [9], cet impossible à supporter de la jouissance, qui échappe au règne du dit. « Autrement dit, [nos positivistes] d’aujourd’hui peuvent toujours jouer à effacer l’inconscient, mais ils ne parviendront pas à effacer ce quelque chose qui ne va pas du côté de la jouissance. » [10]

En septembre 2021, paraissait La Troisième aux éditions Navarin, dans laquelle Lacan renouvelle son enseignement en introduisant « des concepts absents de la vulgate qui en trahissait l’orientation » [11]. Il ne s’agit alors plus pour Lacan de réhabiliter l’interprétation freudienne contre ceux qui la falsifiaient, comme il l’avait fait lors des deux précédents discours de Rome, mais de l’ouvrir aux questions que la subjectivité, au temps de l’inexistence de l’Autre, vient poser au psychanalyste. Une subjectivité déboussolée, que l’on voit aujourd’hui se précipiter dans un wokisme républicain, dans une soumission aveugle « à une vigilance universelle au nom du bien » [12]. Or, nous rappelait J.-A. Miller, « Lacan, lui, l’a dit publiquement – Je n’ai pas de bonnes intentions. On peut faire confiance à quelqu’un qui dit ça. » [13]

Valentine Dechambre

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[1] Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus. Conversation à la librairie Mollat Paris-Bordeaux » La Cause du désir, n°111, juin 2022, p. 61-84. https://www.mollat.com/videos/jacques-alain-miller-et-christiane-alberti-ornicar-lacan-redivivus

[2] Ibid., p. 77.

[3] Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 56.

[4] Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus… », op. cit., p. 83.

[5] Laurent É., « Parler, et dire le faux sur le vrai », Hebdo-Blog, n°227, posté le 31 janvier 2021.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 214, cité par Laurent É, ibid.

[7] Laurent É., « Parler, et dire le faux sur le vrai », op. cit.

[8] Miller J.-A., « L’esp d’un lapsus », Quarto, n°90, juin 2007, p. 15, cité par Laurent É., ibid.

[9] Cf. Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus… », op. cit., p. 83-84.

[10] Ibid., p. 84.

[11] Miller J.-A., « Circonstances », in Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, 2021, p. 5-6.

[12] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, n°108, juillet 2021, p. 55.

[13] Ibid.




Edito : Fabriquer un corps pour dire son identité

 

 

« Je n’ai jamais pensé que j’étais un homme. Je n’ai jamais pensé que j’étais une femme. J’étais plusieurs. » [1] À 34 ans, Beatriz Preciado décide de s’administrer de faibles doses de testostérone (en 2004). Par ce bricolage de son organisme, il a parcouru pendant plusieurs années « un espace sans nom entre le féminin et le masculin » [2]. Il utilisait cette hormone tout en cherchant les « doses seuil » [3] pour ne pas engendrer l’apparition des « signes sexuels secondaires masculins. » [4] Dix ans plus tard (en 2014) Beatriz renonce à la fluidité et initie un protocole médico-psychiatrique de changement de sexe. Cette décision, selon lui, « implique de franchir […] la plus violente des frontières politiques inventées par l’humanité. » [5]

Après deux tentatives d’invention d’un prénom qui lui convienne, son nouveau prénom, Paul, lui apparaitra par un rêve. « J’ai accepté le nom étrange et absurdement banal de Paul qui m’a été donné pendant un rêve » [6]. En se greffant Paul, Beatriz se mue en Paul Beatriz. Il entame alors une procédure juridique de changement légal de nom et de sexe. Cet auto-engendrement d’un nouveau sexe, redoublé d’un nouveau prénom met en acte ce qu’il avait décidé, [se] « désidentifier » [7].

Par cette autodésignation il dénonce l’identité et le genre assignés à sa naissance. Selon lui « fabriquer un corps, avoir une identité légale et sociale est un processus matériel : cela nécessite un accès à un système de prothèses socio-politiques » [8]. Il range sous cette appellation de prothèses les certificats de naissance, les contrats de mariage, documents d’identité, au même titre que les protocoles médicaux, les hormones, les opérations, donc du symbolique et des interventions sur le corps sont ici confondus dans un même « processus matériel » permettant d’avoir une identité.

Lorsqu’il décide d’abouter Paul au prénom féminin qui lui a été attribué, il qualifie son nouveau prénom Paul Beatriz d’« hétérogène » [9]. Précisons qu’en grammaire un nom est dit hétérogène quand il change de genre en changeant de nombre – ainsi amour est masculin au singulier et féminin au pluriel. Hétérogène a donc ici la connotation d’une identité composite, mais aussi de la multiplicité qui le constitue. « Ils disent identité. Nous disons multitude. » [10]

Ici, c’est une « assertion de soi sans Autre » [11], qui réfute la notion même d’identité assignée par un ordre social. Identité vient du latin identitas, qui dérive de idem, « le même ». Sa « multiplicité » [12] rejette une quelconque assignation. Son nom fabriqué devient son nom propre en tant que le signe « propre à un seul » [13], c’est-à-dire un signe singulier. Il invente donc pour son identité d’état civil ce nom de jouissance, par lequel il se singularise. Il effectue cette mutation en payant de son corps [14] ce nouveau nom. Fabriquer ce corps eut pour effet de faire tenir ensemble réel, symbolique et imaginaire, qui prennent alors la consistance d’un nœud. Son « je suis un monstre qui vous parle » [15], qui est aussi un dico, derrière l’ombre du dénigrement qu’il s’emploie à faire planer sur l’École de la Cause freudienne, s’inscrit dans une série d’autodétermination asymptotique.

Philippe Giovanelli

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[1] Preciado P. B., Un appartement sur Uranus (2019), Paris, Grasset, 2020, p. 28.

[2] Ibid., p. 32.

[3] Ibid., p. 33.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 34.

[6] Ibid., p. 36.

[7] Ibid., p. 37.

[8] Ibid., p. 281.

[9] Ibid., p. 225.

[10] Ibid., p. 45.

[11] De Georges Ph., « L’assertion de soi », publication en ligne, https://journees.causefreudienne.org/lassertion-de-soi/

[12] Preciado P. B., Un appartement sur Uranus, op. cit., p. 28 : « Je suis la multiplicité du cosmos enfermée dans un régime politique et épistémologique binaire ».

[13] Alferi P., Guillaume d’Ockham. Le singulier, Paris,  Les éditions de Minuit, 1989, p. 23. [P. Alferi se réfère au Quodlibeta Septem V, quaestio 12, p. 529 : « on dit singulier le signe propre à un seul, qui est appelé terme discret »]

[14] Cf. Preciado P. B., Un appartement sur Uranus, op. cit., p. 29 : « J’ai payé de mon corps le nom que je porte. »

[15] Cf. Preciado P. B., Je suis un monstre qui vous parle, Paris, Grasset, 2020.




Edito : Place à l’autodétermination

 

 

L’entrée en vigueur depuis janvier 2022 de la dernière version de la classification internationale des maladies, la CIM-11, a amené le ministre en charge de la santé à solliciter un rapport sur le parcours de soins des personnes transgenres [1] – afin d’évaluer les conséquences des modifications que celle-ci introduit. En effet, la CIM-11 « dépsychiatrise “l’incongruence de genres” en la transférant du chapitre des affections psychiatriques vers celui de la santé sexuelle » [2] ; les nouveaux standards de soins de la World Professional Association for Transgender Health (WPATH) « prennent acte de cette “dépsychologisation” et mettent l’accent sur la participation active des patients aux décisions qui les concernent » [3]. Les recommandations formulées par les auteurs du rapport français, en vue d’être adoptées par la Haute Autorité de Santé (HAS), visent tout particulièrement la réorganisation des parcours de transition, en donnant une place centrale à l’autodétermination. Le rôle de la psychiatrie est repositionné et se limite à l’éventualité d’une « co-occurrence » de problèmes de santé mentale nécessitant une prise en charge. En ce qui concerne les mineurs, un état des lieux plus détaillé est en cours de réalisation.

L’autodétermination est définie comme la capacité d’agir directement sur sa vie en effectuant des choix non influencés par des agents externes. Cela pose la question du choix déterminant du sujet, et de sa relation à l’Autre. Si croire en soi relève d’une « folie assez commune » [4], Lacan rappelle qu’« En beaucoup de circonstances, très précises, nous en doutons » [5], « car cela fait partie de l’ordre des croyances » [6]. Que dire alors de cette « conviction » qui est maîtresse à bord, qui se passe de toute externalité, et qui « dépasse la naïveté individuelle du sujet qui croit en soi » [7] ? L’idée d’un ego autonome, critiquée par Lacan en 1954, refait surface dans toute sa splendeur. Concevoir un individu qui existe en tant que tel, sans être concerné par l’Autre de la division subjective, est une forme contemporaine de déni de l’inconscient. C’est ignorer que « l’inconscient freudien […] se situe, à ce point où, entre la cause et ce qu’elle affecte, il y a toujours la clocherie » [8], car le langage affecte celui qui parle. Et ce qui cloche témoigne de ce qu’un corps a de plus vivant, là où ça pulse.

Comment interpréter ce changement radical de perspective, sans céder à la tentation du « c’était mieux avant » ? Quelles sont ses manifestations dans la clinique, et son incidence sur l’expérience analytique ? Quid de la fonction de la parole, dans laquelle le sujet est pris ? Celle de la parole dans sa puissance créationniste, distincte du pouvoir des mots qui se veulent impératifs. Disparition du sujet ? Toutes ces questions seront explorées lors des prochaines Journées de l’ECF, qui se tiendront les 19 et 20 novembre sur le thème : Je suis ce que je dis, dénis contemporains de l’inconscient.

Pour cette rentrée, L’Hebdo-Blog se met au diapason des Journées, et vous invite à découvrir les contributions des collègues des délégations régionales de l’ACF qui travaillent à leur préparation.

Bonne lecture !

Ligia Gorini

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[1] Dr Picard H., Jutant S., Rapport relatif à la santé et aux parcours de soins des personnes trans, publié le 11 mars 2022, consultable en ligne sur le site du Ministère de la Solidarité et de la Santé.

[2] Ibid., p. 3 et p. 17.

[3] Ibid.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 20.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 25.




Le Commandeur et l’anaRlyste

 

Depuis mars dernier, Jacques-Alain Miller a pris place sur l’agora moderne appelée Twitter, qui telle l’agora de la Grèce antique fonctionne comme lieu de rassemblement social, politique et mercantile de la cité, mégalopole virtuelle mondiale. C’est là où l’on apprend les nouvelles et où se forment les courants d’opinion. JAM y intervient en français, anglais et espagnol. Plus de douze mille abonnés suivent @jamplus, le plus souvent passivement mais une énigme lancée récemment a révélé que de nombreux tweetos silencieux suivent avec attention et répondent activement s’ils sont sollicités. JAM a trouvé là un espace d’ouverture et de respiration tout en restant chez lui, attaché à sa « pratique sans valeur » [1]. Les deux campagnes électorales, présidentielle puis législative, l’ont poussé à investir cet espace public et à s’y installer psychanalyste de la vie politique française et internationale.

JAM n’est pas d’un parti, il ne soutient aucun camp, mais il critique, analyse et soulève les voiles. Il est du Champ de Freud et de Lacan. Sorti de l’ombre de son bureau, il surprend tel le Commandeur s’adressant à Don Juan. Certains se demandent pourquoi tant d’énergie déployée sur ce réseau social, pourquoi sortir de la neutralité soi-disant requise pour le psychanalyste [2]. Il n’est d’ailleurs pas simple de le suivre si l’on n’est pas habitué du lieu. Cela circule vite, tel l’acte qui fuse. Un coup de sabre par ici, un coup d’épée par là, les armes de l’ironie et de la comédie sont toutes sorties : il pique, assomme, étripe ses adversaires, les mirmidons, montés à l’attaque depuis la publication de l’article du Point [3]. Il continue ensuite avec l’armée des petits néonazis antisémites qui veulent méconnaître leur saloperie. L’un après l’autre, il les renvoie à leur crasse indigne.

Mais JAM a un bouclier extraordinairement puissant, résultat de son analyse, l’absence de narcissisme. Il est imperméable aux coups bas, aux insultes, aux médiocres attaques. Au contraire, il s’en moque, s’en amuse et s’en nourrit pour répartir de plus belle. Seule sa muse le tyrannise…

Hebdo-Blog a voulu consacrer un numéro à l’acte analytique et politique de JAM sur Twitter afin d’en donner une lecture. Deux des flèches choisies sont tirées des messages postés sur Twitter, une autre est extraite de la Journée UFORCA [4] au cours de laquelle il donna une clé pour comprendre son action politique sur le réseau social de l’oiseau en vol.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 16.

[2] À ce sujet, lire le développement que Jacques-Alain Miller fait lors de son cours donné le 24 juin 2017 : Miller J.-A., « Point de capiton », La Cause du désir, n°97, novembre 2017, p. 87-100.

[3] Miller J.-A., « Lacan aurait reconnu en Mélenchon une canaille », Le Point, 9 juin 2022.

[4] Colloque UFORCA, « Problématiques contemporaines de la sexualité », 18 juin 2022, en streaming.




Edito : Crise climatique et psychanalyse

 

 

De multiples actions dénoncent l’inaction face à l’urgence climatique. Celles de Dernière rénovation appellent à entrer en résistance par des opérations coups de poing. Récemment, une de ses jeunes militantes s’est attaché le cou au filet du court de tennis lors de la demi-finale homme du tournoi de Roland-Garros. Elle affichait sur son tee-shirt un message en anglais : Il nous reste 1028 jours. L’image a fait le tour du monde.

En s’étranglant ainsi à la face du monde, la jeune militante dont le prénom Alizée évoque un vent doux et régulier, nous renvoie à une vérité. Elle l’a mise en scène à travers ce simulacre d’étranglement. Étranglement : c’est ce que prédisait déjà Lacan en 1974, à Milan, comme effet du réel de la science.

Ce réel de la science est différent de celui dont on parle en psychanalyse. Celui de la science est précisément « au bout des équations mathématiques » [1] comme a pu le dire Serge Cottet. Il se traduit matériellement dans la prolifération d’objets technologiques. C’est ce réel-là qui « nous […] écrase. Ça fait en réalité plus que ça : ça nous empêche de respirer, ça nous étrangle. » [2] dit alors Lacan.

Dans une interview accordée au Monde, cette jeune militante livre le sens de son action : « C’était une action de désespoir. Je voulais détourner le regard des spectateurs vers la réalité : nous allons tous mourir si nous n’agissons pas face à la crise climatique. Il n’y aura plus de tennis dans dix ans. » [3] 

Il y a déjà fort longtemps qu’on pressent l’impact de la nature sur l’être humain. De plus, depuis la nuit des temps, la nature a toujours été source de souffrances. D’abord redoutée parce qu’hostile, voire terrible, on n’eut de cesse d’en asservir la force imprévisible. À la fin du XIXe siècle, constatant les nuisances de la révolution industrielle en pleine expansion, on inventa la protection environnementale, en sanctuarisant des espaces, préservant ainsi une nature plus imaginaire que réelle, idéalement sauvage. Ce concept dit de wilderness, cette vision romantique d’une nature intouchée par la trace humaine fut un leurre mais apaisa sans doute temporairement l’angoisse de l’homme. Angoisse fondée sur un impossible, cette butée à concevoir ce qui « expose la planète à [l’]obscur désir [de l’homme] » [4] à savoir un désir d’en finir et d’en finir avec ladite nature. L’anthropocène en est le nom contemporain.

Puis le wilderness a cédé le pas, dès les années 1990, au « capital nature ». Expression dénotant l’alliance du discours de la science et du discours capitaliste, fondé sur une analogie avec la théorie financière. Ainsi, par exemple, afin de financer ce qui est qualifié de politique d’atténuation de la crise climatique, les économistes établissent la cote de la « valeur carbone » en ces temps nouveaux où « la qualité climatique [n’est plus] considérée […] comme un bien libre » [5].

La psychanalyse ne se détourne ni du réel de la science ni du réel auquel a à faire chaque être parlant. Qu’il advienne dans les suites d’une catastrophe causée par le dérèglement climatique ou qu’il soit causé par la menace de la sixième extinction. C’est ce dont témoignent, dans ce numéro, les textes de Patricia Bosquin-Caroz et de Geert Hoornaert établis à partir de leur intervention lors d’une soirée organisée par l’antenne liégeoise du CPCT de Bruxelles intitulée « Climat et trauma » [6].

Martine Versel

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[1] Cottet S., « En ligne avec Serge Cottet », La Cause du désir, n°84, 2013, p. 16.

[2] Lacan J., « Alla ‘Scuola freudiana’ », le 30 mars 1974, paru dans l’ouvrage bilingue : Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamendra, 1978, p. 106. Cité par Hoornaert G., « Malaise dans l’alèthosphère », La Cause du désir, n°106, juin 2020, p. 153.

[3] Article d’Audrey Garric, « Climat : après Roland-Garros, la campagne Dernière rénovation veut multiplier les actions coups de poing », Le Monde, 11 juin 2022, disponible en ligne.

[4] Hoornaert G., « Malaise dans l’alèthosphère », La Cause du désir, op. cit., p. 156.

[5] Quinet A., « Quelle valeur donner à l’action pour le climat ? », Économie et statistique / Economics and Statistics, n°510-511-512, février 2019, p. 172, disponible en ligne : https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/4253053/510_511_512_Quinet_FR.pdf

[6] Cette soirée a eu lieu le 1er juin 2022.




Edito : Une écriture à soi

 

 

« Tuer le mandarin » [1] : c’est par un crime de la langue – sa langue natale, le vietnamien – que Linda Lê, qui nous a quitté le 9 mai dernier, présentait l’acte qui avait présidé à son écriture : le choix d’écrire des livres dans une langue étrangère, et uniquement dans cette langue, le français.

Née en 1963 à Dalat, au Viêtnam, Linda Lê partira en 1969 avec sa famille à Saïgon pour fuir la guerre. Elle y poursuivra sa scolarité dans un lycée français, où elle se découvre une passion pour la littérature française, sa structure, mais aussi ses sonorités, son chant.

À l’âge de quatorze ans, après la chute de Saïgon et la victoire du communisme, Linda Lê quitte le Viêtnam avec sa mère et sa sœur pour s’installer en France, laissant au pays le père qu’elle ne reverra jamais. Au souvenir de cet évènement douloureux s’ajoutera celui qui viendra hanter les épisodes hallucinatoires – dont elle ne fera pas secret dans ses romans – : quand, craignant la délation, elle décide de se débarrasser au plus vite de ses précieux livres de littérature française considérée comme « littérature dégénérée » par « les agents de purification culturelle » [2] de son pays. Au même moment, elle prendra la décision radicale de ne plus jamais parler sa langue natale.

De sa rencontre avec la langue de la littérature française, elle pourra dire « qu’elle la tient » et que c’est grâce à elle qu’elle va pouvoir « barr[er] d’un trait de plume sa biographie » [3].

À la fois érudite et flamboyante mais aussi corrosive et ironique, l’écriture de Linda Lê résonne de cette lutte incessante menée au fil de ses romans, essais, poèmes, entre le sentiment d’une trahison faite à sa langue natale et ce choix d’un abri trouvé dans la langue française. C’est au creux de celle-ci que l’invention d’une « écriture à soi » [4] devenait possible. Son œuvre est tissée de cette tension entre la vocifération insoutenable d’auto-reproches d’avoir abandonné sa langue et son père, et la joie « rageuse » éprouvée dans l’écriture.

Mais au-delà de l’affrontement à ce choix qui la déchire, c’est avec le bruissement énigmatique de sonorités de sa langue natale, telles les épiphanies joyciennes, que l’écriture de Linda Lê joue sa partie. « Est-ce qu’on peut inventer dans une langue qui n’est pas la sienne ? j’ai franchi le pas. J’ai osé, créé des néologismes… » [5]

Linda Lê trouvera dans l’usage du néologisme une modalité pour traiter l’irruption de ces phénomènes langagiers en les injectant dans la langue française, ainsi qu’une façon de déstabiliser les règles de celle-ci, de la déformer, en générant des figures langagières très créatives. « Dès Les trois parques […] écrit en 1997, […] j’avais pris déjà un plaisir assez immense à jouer avec la langue et à introduire différents niveaux de langue dans le même livre. Il y a à la fois une langue très soutenue, et une langue argotique » [6], précisant que ce jeu était pour elle, non de « l’ordre de l’exercice, [mais] du nécessaire » [7].

Par l’invention de procédés d’écriture uniques, Linda Lê parviendra à transformer l’écho infernal de ces bruissements de la langue dans une œuvre esthétique qui en gardera les caractéristiques de l’effraction. Autrement dit, le traitement de la lettre chez cette auteure ne renvoie pas à l’Autre du langage, mais se fait réponse à l’énigme par la puissance d’un acte créationniste – avec ses effets de réel, de jouissance, dont témoigne l’étincellement si singulier de son style.

Linda Lê n’a eu de cesse de déjouer les tentatives répétées des médias de lui faire endosser le rôle de porte-parole de la souffrance d’une communauté de vietnamiens exilés. Dans différents entretiens, elle évoquait sa hantise d’être enfermée dans une identification, à quoi précisément l’écriture lui permettait d’échapper : « c’est assez salutaire de se sentir étrangère », pouvait-elle répondre dans cette ironie fine qui la définissait [8].

Elle fera de ce vers de Baudelaire « Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » [9] le logis [10] de son art qui la relie à ses « alliés substantiels » : ces auteurs dont la création littéraire rime avec ce choix qu’il n’y a d’existence possible que dans une langue d’exil, qu’on s’invente, toujours recommencée.

Un certain apaisement se fera entendre dans ces derniers livres, en ce point éthique d’être restée « fidèle à ce [qu’elle] tendait » [11], solution sinthomatique qui a fini par gagner sur le sentiment mortifère de trahison à sa langue natale.

Valentine Dechambre

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[1] Lê L., Le complexe de Caliban, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005, p. 51.

[2] Lê L., Rencontres littéraires au Petit Palais, France Culture, le 17 octobre 2010 [lien désactivé].

[3] Lê L., Passage de pages : entretien avec Pascale Roze, Bibliothèque Francophone multimédia de Limoges, le 24 janvier 2013, disponible sur internet, [2.46].

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Lê L., Présentation du livre Lame de fond à la librairie Mollat, le 5 octobre 2012, disponible sur internet, [3.20].

[7] Ibid., [3.59].

[8] Cf. Lê L., Machines à écrire : Conversation à la Maison Française de New York University, présenté par F. Noudelmann, le 23 octobre 2018, disponible sur internet.

[9] Baudelaire Ch., « Le voyage », Les Fleurs du mal, disponible sur internet.

[10] Lê L., Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2009.

[11] Lê L., Machines à écrire : Conversation à La Maison Française de New York University, op. cit., [1.18.13].




Edito : « il y a des mots qui portent …»

 

 

« il y a des mots qui portent …» [1]

« Le Maître à qui revient l’oracle, celui de Delphes, ne parle ni ne cache, mais fait signe » [2]. Ce trait d’Héraclite est un des quelques fragments qui diffusent encore de nos jours leur obscure clarté depuis l’ancien monde de la Grèce classique. Plutarque, qui rapporte cette parole prononcée plus de cinq siècles avant lui, a été longtemps prêtre du temple d’Apollon, à Delphes. Il a tenté pendant plusieurs décennies de restaurer l’importance politique que ce sanctuaire avait perdue au fil des siècles. Mais dans l’antiquité Romaine, Apollon n’était plus celui qui commandait, il était le maître d’hier. Son surnom, « Loxias » – qui signifie « l’Oblique » – renvoie directement à ses formulations équivoques. Revenait à celui qui consultait l’oracle de les interpréter. C’est cette voie qu’indique Lacan, l’interprétation analytique doit rester du même niveau que « le tranchant de l’énonciation de l’oracle » [3].

Les mots qui portent, soutiennent, ou blessent, tracent tôt leur marque. En donnant une signification au petit d’homme qui choit dans le monde, le désir de la mère l’interprète et leste son sentiment d’existence. Ce désir sera interprété à son tour par l’intervention de ce qui l’amène à désirer ailleurs qu’au lieu de son enfant. Ce deuxième détour par la métaphore arrimera ce sujet au langage. D’être interprété puis interprétant donnera au sujet le goût du sens, jusqu’à devenir addict de ce moyen de se défendre contre le réel. Mais cette voie du sens est aussi celle qui peut installer le sujet dans l’expérience analytique, par goût du déchiffrage. Elle a donc toute sa valeur. Inventé par Freud pour la traduction des rêves, puis étendu aux autres formations de l’inconscient, ce déchiffrage fait l’interprétation traduction. Cette possibilité d’interprétation de la parole de l’Autre est nécessaire pour l’analyse.

L’interprétation lacanienne indique l’impossible et singulièrement le non-rapport sexuel, « elle lit ce-qui-ne-peut-pas-se-dire » [4]. L’analyste pointe le réel. Par le signe, il touche au plus près du référent qu’est le réel, à l’envers du sens. Lacan trouvera dans son dernier enseignement comment forcer l’accès à un au-delà du sens, pour ne pas arrêter l’interprétation dès la découverte du « sens sexuel de ce message chiffré inconscient » [5]. Il fera équivaloir l’interprétation à l’acte de la coupure.

L’envers [6] de l’interprétation traduction sera donc l’interprétation asémantique. Ce que dit l’analyste fait coupure en jouant sur la matière sonore équivoque. La fonction poétique permet ce forçage propre à faire résonner autre chose que le sens. Elle « révèle que le langage n’est pas signification, mais résonance, et met en valeur la matière qui, dans le son, excède le sens » [7]. Pierre Malengreau explore cette voie avec précision, nous conduisant à lire Lacan avec le poète et écrivain Francis Ponge. Son recours à la réson permet de « passer d’une pratique orientée vers le réel à une pratique orientée par le réel » [8], où « les mots qui portent » [9] résonnent avec la façon dont se nouent pour chacun la parole et le corps, la chair et le verbe, pour faire jouissance.

Philippe Giovanelli

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[1] Lacan J., « Le phénomène lacanien », Conférence prononcée au centre universitaire méditerranéen de Nice, le 30 novembre 1974, texte établi par J.-A. Miller, tiré à part des Cahiers cliniques de Nice, n°1, juin 1998, p. 17. Voir également Essaim, n°35, 2015/2, p. 143-158 consultable sur https://www.cairn.info/revue-essaim-2015-2-page-143.htm?try_download=1#no1

[2] Munier R., Les Fragments d’Héraclite, Saint-Clément, Fata Morgana, 2021, p. 59.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 13.

[4] Miller J.-A., « Le mot qui blesse », La Cause freudienne, n°72, novembre 2009, p. 136.

[5] Cf. ibid., p. 135.

[6] Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n°32, janvier 1996, p. 9-13.

[7] Laurent É., « L’interprétation : de l’écoute à l’écrit », La Cause du désir, n°108, juillet 2021, p. 59.

[8] Malengreau P., L’interprétation à l’œuvre. Lire Lacan avec Ponge, Bruxelles, La Lettre volée, 2017, p. 112.

[9] Lacan J., « Le phénomène lacanien », op. cit., p. 17.




Edito : La langue du crime

 

 

Dans sa « Chronique du malaise » du numéro 269 d’Hebdo-Blog, Laurent Dupont développe comment « sans S2, la jouissance du S1 est livrée à elle-même et [alors] nous perdons toute l’élaboration, toutes les constructions […] La démocratie [étant justement] basée sur une limitation du S1 par la mise en place de contre-pouvoirs » [1]. L’actuelle OPA de la propagande russe sur la langue des parlêtres est internationale, elle ne se contente pas de construire une langue univoque telle que la LTI [2] ou le novlangue [3]; elle attaque le fondement de toutes les langues : leur rapport à la vérité et au réel. Quelques éclairs de vérité freudienne surgissent néanmoins et permettent de sortir de la duperie des discours établis. Ils font apparaître une intrication très intime du pouvoir russe avec le mat, l’argot de la mafia russe [4].

L’étude et l’analyse de l’argot ont intéressé Victor Hugo en tant qu’il est la langue des misérables. Il lui consacre dans son œuvre éponyme un chapitre entier. Bien avant Freud, Hugo avait l’intuition que l’usage de la langue par les humains révèle les motifs cachés et les pulsions silencieuses qui poussent les individus à l’action. « L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire où la langue, ayant quelque mauvaise action à faire, se déguise. Elle s’y revêt de mots masqués et de métaphores haillons. De la sorte elle devient horrible. » [5] L’argot étant la langue de la corruption, tels ceux qui la parlent, elle se corrompt très vite et cherche toujours à se dérober.

D’une part, le mensonge sert à délier la chaîne signifiante de son référent. Tout coule, flotte, s’échappe, plus rien ne vaut, tout s’équivaut. D’autre part, l’argot sert à dire son appartenance à un monde plus vaste où les règles ne sont pas les mêmes, et où la loi du caïd règne par l’humiliation.

Anna Politkovskaïa en 2004 écrivait que Poutine est un monologueur car il a toujours refusé les débats électoraux. Elle situait cette caractéristique dans un ensemble plus vaste, celui de sa formation au KGB. « [I]l ne comprend pas en principe ce qu’est une discussion [et] surtout une discussion politique […] Un subordonné qui se […] permet [de discuter] est un ennemi. » [6] La judicieuse remarque de cette fine analyste politique nous montre l’exemple de ce qu’est le Un sans l’Autre, un S1 sans S2. S’étant ainsi posée en S2 du monologueur, Anna Politkovskaïa a été assassinée le 7 octobre 2006, jour de l’anniversaire de Poutine. Ironie du sort ou cadeau cynique que le président se serait fait offrir pour faire taire celle qui l’avait pris en grippe et l’appelait l’Akaki Akakiévitch, personnage principal et insignifiant du Manteau de Gogol ? [7]

Ce numéro d’Hebdo-Blog revient notamment sur l’extrait d’une intervention de Philippe Stasse au forum « Pourquoi la guerre ? » à l’initiative de la NLS le 26 février dernier. Quant à Catherine Lazarus-Matet, elle s’interroge sur l’état de la langue après la révolution soviétique.

 Katty Langelez-Stevens

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[1] Dupont L., « Élections présidentielles, le désir et la nécessité », Hebdo-Blog, n°269, 8 mai 2022, disponible sur https://www.hebdo-blog.fr/election-presidentielle-le-desir-et-la-necessite/

[2] Klemperer V., LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.

[3] Orwell G., 1984, Paris, Gallimard, 1950.

[4] Christian Fortes, « Celle qu’il dit femme », Hebdo-Blog, n°267, 11 avril 2022, disponible sur https://www.hebdo-blog.fr/celle-quil-dit-femme/

[5] Hugo V., Les Misérables, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, p. 1007.

[6] https//www.lemonde.fr/international/article/2022/05/08/poutine-n-aime-pas-les-etres-humains-ce-qu-anna-politkovskaia-ecrivait-en-2004_6125248_3210.html

[7] Gogol N., Le Manteau, Paris, Éditions de la Seine, 2001, disponible sur https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Gogol%20-%20Le%20Manteau.pdf




Edito : De la fixation et de la répétition en psychanalyse

 

 

Peut-être bien, depuis toujours, nous nous référons à la répétition et à la fixation pour dire les tréfonds de la condition humaine. Ce depuis toujours, c’est tout du moins pour nous, depuis Homère. À repérer et à suivre cette hypothèse, le Chant XI de l’Odyssée qui raconte la descente aux Enfers d’Ulysse ouvre une voie. Dans le Royaume d’Hadès, Ulysse dit ce qu’il voit. Il y voit, dit-il, les ombres de bien des défunts et son cœur les désire ardemment. Il y voit Tantale « toujours assoiffé, il ne pouvait rien boire ; chaque fois que, penché, le vieillard espérait déjà prendre de l’eau, il voyait disparaître en un gouffre le lac » [1]. Plus expressive encore est la figure de Sisyphe : « ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque, et, des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser ; mais à peine allait-il en atteindre la crête, qu’une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne » [2].

Ces vers disent que Tantale et Sisyphe sont rivés, fixés, « en proie à [leurs] tourments » [3]. N’est-ce pas une figuration d’un trauma s’il en est, voué à une répétition sans fin ? N’est-ce pas déjà une manière de dire, de ce lieu des défunts où la pierre est sans vergogne et où le lac disparaît en un gouffre, un point de fixation ? C’est d’ailleurs ce que souligne Armand Zaloszyc lorsqu’il relève à l’instar de Lacan dans Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse que « le réel […] gît toujours derrière l’automaton » [4]. L’automaton est, chez Aristote, un nom de la répétition dont les vers d’Homère disent déjà la force implacable. Par ailleurs, dans LUn tout seul, Jacques-Alain Miller porte à notre attention que Lacan interprète la répétition non plus du côté de l’ordre symbolique mais du côté du réel en reprenant l’apport freudien. Il écrit : « La répétition freudienne, c’est la répétition du réel du trauma comme inassimilable […] qui fait de lui, de ce réel, le ressort de la répétition […] qui vient déranger […] la tranquillité de l’ordre symbolique » [5]. « Inassimilable » [6], autre nom de la fixation, est pour Lacan l’opportunité d’interroger le caractère remarquable et dérangeant qu’a le réel de se présenter, dit-il, « à l’origine de l’expérience analytique » [7].

C’est de ce nouveau lieu inédit, celui de l’expérience analytique, qu’ont été forgés, depuis Freud, les termes de répétition et fixation. On peut en suivre le long cheminement. Des Trois essais sur la théorie sexuelle où Freud définit la fixation comme « la plus grande adhérence […] de ces impressions de la vie sexuelle » [8] à Lacan qui donne à la répétition « un contenu de jouissance » [9] comme pure itération, jusqu’au Un de jouissance pointé par J.-A. Miller, c’est ce tracé précis que nous permet de suivre l’argument d’Alexandre Stevens [10]. Il nous offre les repères cruciaux à la préparation du prochain Congrès de la New Lacanian School qui aura lieu les 2 et 3 juillet à Lausanne. Ce numéro-ci se fait aussi l’écho de la fixation et de la répétition en psychanalyse.

Martine Versel

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[1] Homère, Iliade Odyssée, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2006, p. 710.

[2] Ibid., p. 710.

[3] Ibid., p. 710.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 54, cité par A. Zaloszyc, in Freud et l’énigme de la jouissance, Chamalières, Éditions du Losange, 2009, p. 32.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 février 2011, inédit.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 55.

[7] Ibid.

[8] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1987, p. 195.

[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’Un tout seul », op. cit., cours du 30 mars 2011, inédit.

[10] Stevens A., « Fixation et répétition », argument du XXe Congrès de la NLS, Lausanne, 2-3 juillet 2022, publication en ligne (www.amp-nls.org).