Ce qui caractérise la rentrée à la française est sa rentrée littéraire. Ce marronnier de septembre déploie son lot de considérations sur l’état de la littérature. Il passe de la comptabilité du nombre de romans publiés et des tendances du moment à une déploration de son fort impact écologique, dû à une logique commerciale de surproduction éditoriale. Dernièrement, le secteur a signé un pacte d’engagements éthiques et responsables pour diminuer le colossal pilonnage des livres. C’est sans doute un écho d’un des versants de toute production, voire de la création littéraire, qui dévoile ainsi sa face palea d’objet déchet. Celle à laquelle on pourrait accrocher le label poubellication [1], vocable forgé par Lacan en 1965 et dont il qualifiera ses Écrits. Mais poubellication fait surtout entendre, au-delà de la surproduction littéraire, ce reste inéliminable qu’emporte la loi du signifiant dans la création littéraire. La poubellication a pu même faire œuvre de création avec des auteurs comme Joyce. Dans Finnegans Wake, Joyce franchit la loi du signifiant, du sens, en opérant dans le hors-sens. Lacan l’acte en légitimant sa création du terme Lituraterre. Il précise en disant qu’il part « de l’équivoque dont Joyce […], glisse d’a letter à a litter, d’une lettre (je traduis) à une ordure. » [2] L’écriture joycienne dégonfle les atours de l’être pour faire entendre la lettre, ce résidu matériel du signifiant dont les assonances en anglais révèlent son rapport au déchet, soit à la jouissance.
Ce n’est pas pour autant que la face agalmatique de la littérature aurait disparu. L’art romanesque, poétique, théâtral est toujours à même de soutenir l’être du sujet pour qu’il signifie quelque chose. Un art de lire donc, afin que l’être parlant sache un peu ex-sister aux malaises de son temps.
Dans le Séminaire Les Formations de l’inconscient, Lacan donne des pages fulgurantes sur la logique de deux formes agalmatiques héritées du théâtre grec antique : la tragédie et la comédie. Elles représentent le rapport de l’être humain à la parole. Si la tragédie adopte la perspective de sa fatalité, « fatalité conflictuelle pour autant que la chaîne qui lie l’homme à la loi signifiante, n’est pas la même au niveau de la famille et au niveau de la communauté » [3], la comédie donne un autre abord du rapport à la parole. Elle montrerait comment l’être parlant jouit de la matière signifiante. Lacan souligne que, dans la comédie, « c’est l’homme, en fin de compte, qui consomme tout ce qui a été là présentifié de sa substance, de sa chair commune, et il s’agit de savoir ce que cela va donner. » [4]
Avec Lacan, on entrevoit comment la littérature s’émeut du réel. C’est une tension entre une quête de sens qui vient recouvrir un réel et un réel hors sens. Lacan en donne toute la mesure dans « Lituraterre » quand il dit : « En d’autres termes le sujet est divisé comme partout par le langage mais un de ses registres peut se satisfaire de la référence à l’écriture et l’autre de la parole. » [5] La création littéraire joue et se joue de ces registres.
Martine Versel
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 15 décembre 1965, inédit.
[2] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 262.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 19.