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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 312

Raymond Roussel, le sujet doublé

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Michel Leiris rapporte cette remarque de Jacques Lacan concernant la poésie de l’écrivain : « Chez Roussel, c’est le procédé et non l’inspiration qui est coercitive. Alors que l’enthousiasme poétique comporte, de la part du poète, une sensation de contact plus intense avec l’univers, la “sensation de gloire” roussellienne est purement narcissique ; elle implique rupture et non intensification du contact » [1]. Une inspiration qui, plus fondamentalement, implique la croyance au Nebenmensch, à ce premier étranger, laquelle différencie névrose et psychose [2].

À l’âge de dix-sept ans, la structure narcissique se révèle à Raymond Roussel dans un rêve délirant, dont il témoigne dans un poème de plusieurs centaines de vers « Mon âme » [3], et qui instaure chez lui la certitude mégalomaniaque qu’il est écrivain. « À cette explosion voisine / De mon génie universel / Je vois le monde qui s’incline / Devant ce nom : Raymond Roussel. » [4]

À quoi serait due cette première crise ?
À la naissance de son neveu Robert le 29 mars 1894, fils de sa sœur qui lui a servi de mère ?
Au décès de son père qui meurt d’une attaque le 6 juillet de la même année ?
À la transformation du corps lié à la puberté [5] ?

Le délire onirique fracture un imaginaire, certes déjà structuré par le double, mais qui avait pour fonction de stabiliser le sujet. Dans le même temps, l’Autre change de nature. Ses imitations musicales soutenues, selon ses professeurs, par un don certain pour le piano, s’adressaient aux proches, familiers, amis, invités. « Spécialement, ce sont les imitations qui font sensation sur son entourage. Il chante à lui tout seul des opérettes ou des opéras entiers interprétant tous les rôles : Manon, Werther, Les contes d’Hoffmann, Orphée aux Enfers, Madame Butterfly, Salambo, Sigurd, Lohengrin, Tannhäuser, il ne chante jamais Faust sans les larmes aux yeux. » [6] Il s’agit d’imitations qui supportaient un rapport au vivant et à l’autre.

Dès lors, c’est le public invisible des lecteurs qui est convoqué. Le délire onirique aura tout soufflé sur son passage, imposant au sujet un effort – démesuré – d’écriture. La note asymptotique, perceptible, mais contenue, dans ces imitations artistiques, laisse alors place à l’identification mégalomaniaque et à la captation du sujet dans le double mortifère des sonorités. 

Durant une période de trois ans, R. Roussel, enfiévré par cette identification forcée [7], écrit puis publie son roman La Doublure, signifiant programmatique, à la fois du destin de l’écrivain comme de celui du sujet. Lorsque soudainement il réalisa, après sa publication, que personne ne se retournait sur son passage, la rencontre avec cet objet regard [8] sonna le gong d’entrée dans la dépression. « La secousse alla jusqu’à provoquer chez moi une sorte de maladie de peau qui se traduisit par une rougeur de tout le corps et ma mère me fit examiner par notre médecin, croyant que j’avais la rougeole. » [9] Ici encore, le revêtement rouge de la maladie tendue sur tout le corps incarne le signifiant programmatique.

La prospection : de la doublure au traitement du doublet

Quatre mois à peine après la parution de La Doublure, R. Roussel publie deux « Chroniquettes », dont la charpente commune est constituée par l’assonance d’un nom propre « M. Turbot » et d’un nom commun « Tricot » ; de même que la seconde, Rose la crémière et rose trémière [10]. Avec François Caradec [11], on note qu’on y voit apparaître sous une forme embryonnaire, ce qui deviendra plus tard le « procédé » avec lequel il comptait traiter les doublets sonores captivants. « Je saigne, dit-il, sur chaque phrase » [12], coercitivité du procédé repérée comme telle par Lacan, en place de celle de l’inspiration forclose.

René Fiori

__________________________________

[1] Leiris M., Roussel & Co., Paris, Fayard, 1998, p. 111.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1966, p. 67.

[3] Roussel R., « Mon âme », Œuvres I, Mon âme – Poèmes Inachevés – La Doublure – Chroniquettes, Paris, Pauvert, 1994, présenté par Annie Lebrun.

[4] Ibid., p. 63.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 217.

[6] Caradec F., Raymond Roussel, Paris, Fayard, 1997, p. 83.

[7] Cf. Janet P., De l’angoisse à l’extase, Tome 1, Paris, ouvrage publié par la Société Pierre Janet et le laboratoire pathologique de la Sorbonne, avec le concours du CNRS, 1975, p. 115-120.

[8] Au sens lacanien, ici ce trou dans l’Autre qui répond à la visualité de Roussel, est ce qui constitue l’objet regard.

[9] Roussel R., Comment j’ai écrit certains de mes livres, Paris, Pauvert, 1963, p. 29.

[10] Roussel R., « Chroniquettes », Œuvres I, op. cit.

[11] Caradec F., Raymond Roussel, op. cit., p. 54.

[12] Janet F., De l’angoisse à l’extase, op. cit., p. 115.

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