Edito : Avatar d’un lien social

 

Le colloque Uforca 2023 Avatars des identifications s’annonce dans Hebdo-Blog avec deux textes faisant place à l’effraction que constitue la jouissance. « Les avatars de l’être » de Sylvie Berkane-Goumet tisse tout le trajet d’une analyse et précise que l’étiquette du signifiant échoue à masquer « la jouissance toujours à l’œuvre ». « Avatars des identités » de Jean-Pierre Deffieux propose une relecture d’un film d’Almodovar à l’époque des identifications multiples, en dépliant qu’une identification « est toujours corrélée à une jouissance ». Ces deux textes sont en prise directe sur ce réel.

L’identité est une notion qui implique une continuité, une cohérence de soi à travers le temps, elle se situe foncièrement dans l’ordre des significations. L’identification ne renvoie pas à cette stabilité, ni à quelque chose de rassurant, mais plutôt à un sujet qui est manque. L’identification sous laquelle celui-ci se présente permet de l’attraper par ce bout. Ainsi « Avatars » dit bien la variété de ces formes d’« accrochages […] identificatoires qui […] ne parviennent […] pas à recouvrir cette béance de l’identité à soi » [1]. L’identification renvoie donc à cette impossibilité de représentation pure du sujet et l’expérience de l’analyse fait savoir qu’il y a, à l’entrée, des identifications et des-identification à la sortie. L’analyste, par son interprétation vise à faire approcher l’analysant d’un point au-delà de toute identification à un signifiant, c’est une opération dés-identifiante.

Dans L’Envers de la biopolitique, Éric Laurent met en lumière un avatar actuel du concept d’identification, après nous avoir rappelé que « l’insécurité caractéristique de la subjectivité moderne se définit par un rapport central à l’angoisse ». Partant d’une concordance entre « la disparition [qui] se produit au niveau de la division subjective » et ce « Un de l’union [qui est] toujours perdu » en démocratie, É. Laurent trouve un écho de cette perte « dans l’opération du fantasme, où le sujet se saisit comme objet dans le plein de sa perte » [2]. Il distingue à partir de là deux modalités dans le « fonctionnement de la psychologie des foules ». Il y a – éclairée par Freud – une « identification à un trait unaire, ou à une petite moustache », mais aussi un mode de « lien social » contemporain qui se trouve « fondé sur le fantasme comme réponse devant l’angoisse originelle » [3].

Cette « opposition […] nous permet de lire autrement » les marches commémoratives des « attentats des 7 et 9 janvier 2015 » à Paris, avance Éric Laurent, ou encore des « mouvements spontanés [de manifestations] d’“indignés” ». Il y a dans ces mouvements spontanés les manifestations « d’un cri adressé au capitalisme financier qui expulse chacun de son lieu » [4]. « Répondant à cette expulsion, le cri est une pure énonciation, le lieu où les sujets se saisissent dans leur perte. » [5] N’en rien vouloir savoir équivaut à « suturer l’appel qui s’est ouvert » avec ces événements, et à ignorer cette « force, [cette] présence pulsionnelle et fantasmatique formidable » [6].

Intime et singulier, portant sur le réel et la jouissance, le discours psychanalytique – quant à lui – nous dit Lacan, « est justement celui qui peut fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » [7].

Philippe Giovanelli

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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 20 novembre 1985, inédit.

[2] Laurent É., L’Envers de la biopolitique. Une écriture pour la jouissance, Navarin, 2016, p. 227.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 228.

[6] Ibid.

[7] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.




Edito : Angoisse et nouvelle sémiologie du corps

 

Nous sommes à l’heure où la neuro-imagerie vient à la rescousse d’une psychiatrie en perdition. Un récent reportage sur France Culture [1] décrit ses dernières avancées dans le domaine du diagnostic différentiel des phénomènes hallucinatoires, tout comme dans celui du soulagement des patients réfractaires aux traitements psychiatriques conventionnels. Selon ce reportage, l’imagerie cérébrale permet d’objectiver une pathologie qu’on croyait jusque-là totalement irrationnelle et lutterait ainsi contre la stigmatisation du patient. Cette nouvelle sémiologie permettrait au patient de comprendre autre chose de sa maladie en visualisant la zone qui déclenche l’hallucination. Elle deviendrait moins effrayante pour lui et son entourage avec cet effet d’apaisement que procurerait ce diagnostic neuro. C’est la réponse contemporaine au malaise des sujets dont on ne parvient plus à accueillir l’angoisse lorsqu’il n’y a pas le voile des signifiants qui donne forme unitaire au corps. Ces patients sont désormais imagés comme de réelles pièces détachées et de fait – visiblement – ils sont détachés de leurs positions subjectives.

L’imagerie cérébrale propose des formes nouvelles de la réalité du corps. Placez alors la personne dans la machine IRM à résonance magnétique avec un miroir au-dessus des yeux ; elle pourra alors voir en direct différé de quelques secondes ce qui se passe dans son cerveau. Selon les termes de cette ingénierie, ce montage visuel donne la possibilité au patient d’apprendre à mieux regarder ses hallucinations et donc à mieux les gérer, voire à réduire les hallucinations auditives à des chuchotements, notent ces spécialistes. Or, Lacan nous indique précisément « le peu d’accès qu’a le sujet à la réalité de ce corps » [2]. En effet, dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Lacan fait valoir tout autre chose de la réalité du corps que l’on pense avoir, aussi bien dans sa bonne forme spéculaire, que lorsque le corps ne tient pas. Il ajoute dans ce texte que, bien qu’on puisse en rêver, ce ne sont pas les « techniques du corps » [3] – ajoutons aujourd’hui ni celles de la neuro-imagerie – qui offriront une quelconque clarté à la « configuration de cette obscure intimité » [4] qu’est le corps.

L’angoisse a-t-elle alors encore droit de cité pour aborder ce qui affecte le parlêtre pour lequel « rien ne subsiste […] qui n’ait son coefficient de jouissance » [5] ?

Comme le montre l’actualité avec ces neuro-technologies, on a bien l’idée que le corps porte les traces de quelque chose. Cependant, ces traces ne sont plus guère qualifiées d’angoisse, à savoir celles « de nous réduire à notre corps » [6], comme le délivre Lacan en 1974 dans La Troisième. Le discours commun verse au contraire du côté de la stigmatisation, signal non pas d’angoisse, d’une singularité, mais signe d’un Autre qui exclut. Cette élection du cerveau comme matière première du corps laisse cependant entrevoir ce qu’elle emporte du malaise actuel de la civilisation en renouvelant, à nouveaux frais, la quête d’une élucidation du mystère du corps parlant. En effet, avec la neuro-imagerie, il ne s’agit pas, comme nous l’entendons dans la clinique orientée par la psychanalyse, du corps qui « paye son tribut d’angoisse » [7] pour reprendre cette expression de Daniel Roy dans l’introduction du prochain congrès de la NLS.

Ce congrès intitulé Malaise et angoisse dans la clinique et la civilisation, qui se tiendra à Paris les 21 et 22 mai prochains, sera l’occasion de mettre au travail la complexité de ce sujet.

Martine Versel

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[1] Les Matins de France Culture du 19 avril 2023. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-reportage-de-la-redaction/au-chu-de-lille-l-imagerie-cerebrale-au-service-des-maladies-psychiatriques-2171090

[2] Lacan J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 676.

[3] Ibid., p. 676.

[4] Ibid., p. 676.

[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 3 juin 2009, inédit.

[6] Lacan J., « La Troisième » in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 40.

[7] Roy D., « Malaise et angoisse dans la clinique et dans la civilisation ». Une introduction au congrès NLS 2023. Disponible sur internet : https://www.amp-nls.org/fr/nls-messager/congres-nls-2023-malaise-et-angoisse-dans-la-clinique-et-dans-le-civilisation/




Edito : Qu’est-ce que la vie ?

 

Les membres de la convention citoyenne sur la fin de vie ont rendu leur rapport et l’exécutif, quant à lui, envisage une loi dans des délais courts. Les premiers estiment que le cadre de la loi doit évoluer ouvrant la possibilité de l’euthanasie et du suicide assisté ; comment le second s’aidera-t-il du rapport dans son travail législatif ? Le Conseil de l’École de la Cause freudienne y a été attentif et en a débattu.

Dans ce numéro d’Hebdo-Blog conçu par sa rédactrice en chef, Katty Langelez-Stevens, on trouvera matière à s’orienter sur cette question, à partir de la psychanalyse.

Des fils de réflexion s’en dégagent. Un premier, par exemple, concerne ce qui est appelé dans le rapport « la volonté du patient » ou encore le « discernement », incluant ce propos en ouverture du rapport : « Il est temps que la parole citoyenne soit pleinement entendue et prise en compte ». Dans toutes ces occurrences la parole est en jeu. Il s’agit, alors, de savoir comment le dico, dont nous avons exploré les incidences lors des 52e Journées de l’ECF, gagne les différents registres de notre vie, sous l’accent notamment de l’autodétermination, déniant toujours plus l’inconscient, c’est-à-dire ce que parler implique. C’est à ce titre, et c’est un second fil, que l’aide active à mourir a été envisagée pour les mineurs, mais aussi pour les sujets souffrant de troubles psychiques, au nom de l’incurabilité. Il faut là s’enseigner de la loi belge sur l’euthanasie de 2002 et du travail de notre collègue Geert Hoornaert [1].

Et si cette question de l’aide active à mourir concernait, certes le problème de la mort, mais tout autant celui de la vie dont on ne sait pas grand-chose ? Partir de l’affirmation de Lacan, en 1972, selon laquelle « nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant sinon seulement ceci, qu’un corps cela se jouit » [2] ouvre une autre façon d’appréhender la question.

Éric Zuliani

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[1] Hoornaert G., « Sur l’accès à l’euthanasie pour souffrance psychique : écho de la Belgique », Studio Lacan, 26 mars 2022,  https://www.youtube.com/watch?v=D7JvPNy8Shw

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 26.




Edito : La méthode Lacan

 

En 1970, Jacques Lacan est invité à faire un exposé à l’hôpital Henri-Rousselle, sur l’apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique [1]. En reprenant son travail sur la paranoïa d’autopunition – le cas Aimée de sa thèse [2], publiée en 1932 – il remarque avoir procédé avec une méthode qui n’est pas sensiblement distincte de ce qu’il a pu faire depuis : « Si on relit ma thèse, on voit cette espèce d’attention donnée à ce qui a été le travail, le discours de la patiente, l’attention que je lui ai apportée » [3]. La richesse de son observation en témoigne. Lacan estime qu’« à partir d’un certain type d’examen, un certain type d’échanges, d’interrogation et de riposte avec le patient, certaines choses peuvent apparaître, certains reliefs, certaines dimensions » [4]. L’accent de singularité du cas se retrouve ainsi au niveau du détail clinique, cerné par un usage particulier des signifiants leur permettant de « résonner autrement » [5].

Pour Lacan, il ne s’agit pas de comprendre trop vite ce que dit un patient. Dans son « Petit discours aux psychiatres », prononcé en 1967, il les met en garde contre les relations de compréhension – au sens jaspersien – que l’on peut être tenté d’avoir avec le fou. Il dénonce l’erreur de principe du psychiatre qui vient comme candidat à l’analyse avec cette demande : « Je viens là pour mieux comprendre mes patients », et indique que « C’est bien plus dans le repérage de la non-compréhension […] que quelque chose peut se produire qui soit avantageux dans l’expérience analytique » [6]. Par ailleurs, il évoque la position du médecin qui aborde le champ de la folie, qui se confronte avec le fou, et la pointe d’angoisse que peut lui provoquer cette rencontre, signe de son concernement.

Les jeunes psychiatres d’aujourd’hui demandent probablement, eux aussi, à mieux comprendre leurs patients. Mais là où la psychanalyse les engage à supporter ce qui ne s’inscrit pas dans le discours commun, quitte à affronter une certaine angoisse, la psychiatrie contemporaine, sous l’emprise des neurosciences, fomente l’illusion de pouvoir répondre de tout, dans une logique de cause à effet – rassurante, certes, ce qui explique en partie son succès.

À la fin de son discours aux psychiatres, Lacan repérait déjà les « transformations de la science », et les « progrès de la civilisation universelle », comme source d’un malaise nouveau, pouvant conduire à la ségrégation. La récente publication de ses premiers écrits, aux Éditions du Seuil, détonne dans le contexte actuel où la littérature scientifique dresse les contours d’un mouvement vers l’uniformisation des pratiques en psychiatrie. Cette invitation à la (re)lecture des textes qui composent le volume, datés des années trente, permet de saisir la fraîcheur de la pensée de Lacan, alors jeune psychiatre, entré en analyse. Une pensée rigoureuse et anticipatrice, marquée par le souci de la précision et par l’intérêt porté à « l’unicité du cas » [7], ainsi qu’à son « caractère original » – ce que l’on retrouvera tout au long de son élaboration. Les notions avancées dans ce recueil, comme le terme de structure paranoïaque, ou l’importance accordée à l’analyse des écrits des malades, constituent un outil précieux à tous ceux qui s’intéressent à la clinique psychanalytique d’orientation lacanienne.

Le Conseil de l’ECF a organisé, le 22 mars, une soirée autour de la publication des Premiers écrits, dont vous trouverez des résonnances dans la présentation de l’ouvrage, proposée par Carole Dewambrechies-La Sagna. Dans ce numéro également, une lecture de Camille Gérard sur la question des psychotraumas, et leur traitement actuel.

Ligia Gorini

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[1] Lacan J., Melman C., « Apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique », Journal français de psychiatrie, n° 35, p. 41-48, consultable sur internet https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2009-4-page-41.htm

[2] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975.

[3] Lacan J., Melman C., « Apport de la psychanalyse à la sémiologie psychiatrique », op. cit., p. 45.

[4] Ibid., p. 48.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 362.

[6] Lacan J., « Petit discours aux psychiatres de Sainte-Anne », 10 novembre 1967, inédit, retranscription disponible sur internet.

[7] Miller, J.-A., « Avertissement », in Lacan J., Premiers écrits, Paris, Seuil & Le Champ Freudien éd., 2023, p. 9.




Edito : Une jouissance métonymisée

 

Plurielle et singulière, il y a de la jouissance dans ce numéro d’Hebdo-Blog !

Jacques Ruff aborde « ce nœud borroméen qui permet de lire les trois jouissances » que Lacan nous propose de « toper », et la topique léguée par Freud, tandis que Marie-Hélène Brousse trace pour nous, lecteurs, une « économie des jouissances ».

Les conceptions théoriques de Lacan sur la jouissance sont issues de remaniements et d’avancées successives. Jacques-Alain Miller a fait apparaitre cette logique diachronique avec « Les six paradigmes de la jouissance » [1], source féconde pour l’étude et la pratique analytique. D’abord assignée au registre imaginaire, puis symbolique, la jouissance passera au réel, avec un caractère d’absolu, au moment du Séminaire L’éthique de la psychanalyse [2]. Le renversement du paradigme 4 logera la jouissance « dans un petit creux, un vide » [3], l’objet a. Avec l’élaboration des quatre discours émergera un 5e paradigme, celui d’une jouissance discursive.

Le 6e paradigme marque l’entrée dans le dernier enseignement, qui s’ouvre avec le Séminaire Encore [4]. Lacan s’oriente alors de cette part de jouissance qui reste marquée d’une antinomie foncière avec le symbolique. Les paradigmes précédents octroyaient à la jouissance un rapport à la castration, donc lui donnaient une forme négativable. La théorie qui domine à partir du Séminaire Encore conçoit une jouissance qui n’est plus négativable.

Dix ans après cette symphonie en six mouvements, J.-A. Miller propose – dans Choses de finesse en psychanalyse [5] – d’adopter la formule économie de la jouissance [6], pour revisiter ses paradigmes successifs. Avec le signifiant « économie » il prend pour référence directe la circulation de la libido, mettant l’accent sur la « distribution de cette jouissance […] dans le symptôme et dans le fantasme, […] dans la parole et dans le corps » [7].

Cette conception n’efface pas les apports précédents, mais les remanie : il y a bien une jouissance au niveau du corps propre, mais celle à laquelle nous avons affaire dans l’analyse est une « jouissance bis, celle qui […] se fixe à partir de l’incidence du signifiant » [8]. Cette jouissance bis n’est pas d’avant le « monde de la parole » [9]. Voilà donc le nerf du dernier enseignement de Lacan, éclairé d’une lumière freudienne portée par J.-A. Miller. Du symptôme-conversion de la première théorie freudienne où « les organes se conduisent comme des organes génitaux de substitution » [10], à ses études sur la perversion, « toute la théorie freudienne de l’évolution de la libido [montre que nous avons affaire] à la jouissance substitutive » [11].

La jouissance se reconnait à sa fixité. Elle pourra se répartir, se « métonymiser » autrement avec l’expérience de l’analyse, « mais elle ne peut pas se négativer » [12]. Le langage lui-même étant appareil de jouissance, l’interprétation s’en trouve modifiée, orientée alors de la pluie de mots qui aura creusé ses marques de jouissance.

Philippe Giovanelli

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[1] Cf. Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n° 43, octobre 1999, p. 7-29.

[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

[3] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », op. cit., p. 13.

[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975.

[5] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, 2008-2009, inédit.

[6] Cf. Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, n° 77, février 2011, consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2011-1-page-135.htm

[7] Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », op. cit., p. 147.

[8] Ibid., p. 152.

[9] Ibid.

[10] Ibid., p. 161.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p. 163.




Edito : La clinique de l’enfant

 

La clinique de l’enfant orientée par la psychanalyse ne méconnaît pas les fictions sur ce qui se dit de lui. Multiples, ces fictions suivent la place et la sensibilité que différentes époques ont accordées à l’enfant. Elles sont aussi l’écho des profondes mutations sociologiques de la famille au fil de ses remaniements successifs. Les plus actuels sont amplement déterminés par la science, et tout particulièrement par ses applications en matière de procréation. Ces fictions déplient aussi des idéaux à l’endroit de l’enfant. Tantôt considéré comme un adulte en miniature sans usage de la raison et de la parole, il fut aussi bien regardé comme faible et innocent. En outre, ce sont les Lumières qui ont contribué à accentuer le rôle et la responsabilité grandissante des parents. On en trouve une trace dans la définition de l’éducation dans L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers de Diderot et d’Alembert. Non sans lyrisme, est ainsi proclamé qu’Heureux les enfants qui ont des parents expérimentés, capables de bien les conduire dans le choix d’un état ! Choix d’où dépend la félicité ou le malaise du reste de la vie [1].

Mais c’est Freud qui sépare la question de l’enfant des fictions qui l’entourent. En effet, dans cet investissement des parents dans leur enfant, Freud distingue un choix d’objet. Pour son père et sa mère, l’enfant est un objet, au titre de « stigmate narcissique » [2]. Élevé par Freud au rang de His Majesty the Baby, l’enfant comblerait ses parents jusqu’à ce point où « les lois de la nature comme celles de la société s’arrêteront devant lui » [3].

Les configurations de la famille – nouvellement qualifiée de parentalité – se caractérisent aujourd’hui par leur grande diversité. Plus encore, déboussolées devant l’absence de ready-made pour se repérer, elles butent sur le malentendu de structure des relations parents-enfants. Le discours courant en témoigne en déclinant les dysfonctionnements des familles contemporaines : parents toxiques ou défaillants, enfants violents, hyperactifs, ingérables, etc. Les diagnostics neurodéveloppementaux viennent comme caution scientifique à cette énumération de dysfonctionnements.

Or, comme le souligne Daniel Roy dans son argument qui oriente la 7ème Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant : « Le dysfonctionnement consiste à ne pas vouloir savoir que la famille est déjà un mode de traitement de la jouissance des corps parlants en présence, qu’elle ne répond à aucun idéal. » [4]

La position de la psychanalyse fait donc entendre autre chose. En effet, chaque enfant – jamais anonyme – a à prendre place dans la langue d’un monde d’abord coloré par les fantasmes, les idéalisations et leurs envers, de ses parents ou de celui qui l’accueille. Quand Lacan avance que c’est « [l]a fonction de résidu que soutient […] la famille conjugale dans l’évolution des sociétés » [5], c’est pour dire que ce qui est en jeu n’est pas la restauration d’un idéal – ni pour le petit sujet ni pour ses parents –, que ce premier soit dit « terrible » et les seconds « exaspérés ». Au contraire, il convient d’interroger pour chacun ce qui fait cause du désir et de cerner comment l’enfant est pris dans sa propre jouissance et dans celle de ses parents. Les textes de Yves Vanderveken et Valeria Sommer-Dupont nous en donnent, en avant-première de la 7ème Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant : Parents exaspérés – Enfants terribles, une perspective éclairante.

Martine Versel

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[1] Cf. Diderot D. & Le Rond D’Alembert J., « éducation », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers – 1751-1772, Paris, disponible sur internet : http://encyclopédie.eu/index.php/934347916-education

[2] Freud S., La Vie sexuelle, Paris, PUF, 2022, p. 96.

[3] Ibid., p. 96.

[4] Roy D., Texte d’orientation, Vers la 7ème Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, « Parents exaspérés – Enfants terribles », disponible sur internet : https://institut-enfant.fr/wp-content/uploads/2021/01/PARENTS_EXASPERES.pdf

[5] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.




Edito : Considérer les choses sous un autre angle

 

« Comment améliorer la position du sujet » est le titre que la prochaine journée FIPA nous invite à mettre au travail à partir de l’expérience recueillie dans des institutions de psychanalyse appliquée à la thérapeutique. Un titre, une formule de Lacan qui se soutient d’une éthique de la jouissance, en mettant l’accent sur le symptôme, sur le corps, le corps en tant que traversé par le réel de la jouissance.

« Les êtres parlants […] ne savent pas[,] pas plus que des symptômes, […] se comporter » [1] disait J.-A Miller dans sa conférence au Teatro Coliseo de Buenos Aires. Il situait le rôle que pouvait jouer la psychanalyse dans la subjectivité de l’époque dans « le rapport univoque qu’elle [soutenait] au réel » [2], à la différence des autres discours, pour qui le réel venait à flotter [3]. Il évoquait ainsi « l’apocalypse confortable » [4] de la modernité, noyée sous l’emprise des semblants, avec leurs effets d’errance subjective. L’époque est en effet très consonante à cette constatation que personne n’a plus le truc pour gérer, notait Éric Laurent [5].

La plupart des patients qui s’adressent au CPCT le font via la demande de l’Autre social, parfois psychiatrique, en impasse de solution pour ces sujets après la mise en échec des différentes offres thérapeutiques qui leur ont été proposées. L’égarement dont ces patients font état à l’entrée du dispositif se trouve bien souvent amplifié par les réponses prêt-à-porter reçues de cet Autre comme peut en témoigner le vide d’énonciation dans leur parole.

À elle seule, la position de l’analyste qui se situe dans une position qui ne sait pas d’avance ce qui arrive à un sujet, et ne veut tenir ce savoir que du sujet, a un effet cathartique, de réveil, par la voie de cette implication nouvelle trouvée dans l’énonciation.

En invitant ainsi un sujet à dire, à l’intéresser à ce qu’il dit, à extraire avec lui dans ce qu’il dit des solutions déjà là, celui-ci peut saisir cette part d’énigme qu’il est à lui-même, en lui donnant la possibilité d’en répondre autrement.

S’il reste difficile de ne pas être dupe de l’emprise des semblants qui traversent l’époque, venir au CPCT peut toutefois donner chance à un sujet de voir les choses autrement, en reconduisant celui-ci à ce point de non-savoir, que l’Autre ne sait pas. « C’est ce qui vous donne une chance de poursuivre, non pas sur le chemin que vous avez déjà frayé, [mais plutôt en considérant] les mêmes choses sous un autre angle » [6] indiquait J.-A Miller dans son cours « Un effort de poésie ».

« Je n’ai pas la sensation d’avoir changé – remarquait ce patient à l’issue de son traitement au CPCT – mais c’est le monde qui semble avoir changé de couleur. Je suis sorti de ce brouillard où tout était gris. »

Ce numéro de L’Hebdo-Blog présente trois formidables contributions du CPCT – Parents, de Rennes, qui témoignent chacune à leur façon de la dimension politique de la présence du discours analytique au cœur de la Cité.

Un avant-goût de la journée du 1er avril !

Valentine Dechambre

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[1] Miller J.-A., « Jacques-Alain Miller à Buenos Aires. Conférence au Teatro Coliseo », La Cause freudienne, n° 70, décembre 2008, p. 109.

[2] Miller J.-A., « Vers le réel », in Comment s’orienter dans la clinique, Paris, Le Champ freudien éditeur, coll. Le Paon, 2018, p. 16.

[3] Cf. Lacan J., « La psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Scilicet, n° 1, 1968, p. 51, cité par Miller J.-A., « Vers le réel », op. cit., p. 16.

[4] Miller J.-A., « Vers le réel », op. cit., p. 16.

[5] Cf. Laurent É., in Miller J.-A. (s/dir.), La Psychose ordinaire. La Convention d’Antibes, Paris, Le Champ freudien éditeur, coll. Le Paon, p. 250.

[6] J.-A Miller, « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 5 février 2003, inédit.




Edito : Feu

 

Quand les combattants s’affrontent, engageant leur vie sous les tirs et les explosions, on dit qu’ils sont « au feu ». Ceux-là font l’expérience de « l’anéantissement, [lequel] n’est pas la mort. C’est une déchirure du temps » [1]. Quelques écrits sur la guerre sont brûlants, d’avoir traversé ce feu.

Henri Barbusse, écrivain déjà connu avant-guerre, découvre le front à quarante et un ans, en 1915. Il y combattra près d’un an. Il écrit dans ses carnets la morsure des combats sur les corps, souffrants, parlants, et les pertes humaines immenses de cette Première Guerre moderne. Son livre Le Feu témoigne de cette déchirure du temps et du sentiment d’étrangeté éprouvé sur le champ de bataille où parfois « des clameurs se sont élevées et sont retombées comme des débris » [2]. Il l’a écrit au plus près de ce réel pour faire un brûlot contre la guerre, mais son engagement pour un pacifisme international sera vain.

Nous savons que ce qui prépare les guerres, ce qui les accompagne et les structure, c’est un discours. Avant le feu de la mitraille, il y a le feu des discours comme mode de jouir. Entraîner des hommes à la guerre est donc l’effet de cela. La discipline militaire est là pour rompre les hommes au maniement des armes ainsi qu’à l’idée d’aller en tuer d’autres, mais cela est surtout précédé par un discours pour produire l’idée de la guerre. La propagande a pour ambition une « mobilisation totale » [3], opération d’un discours du maître.

Il y en a bien quelques-uns qui « préfèrent tuer que penser » [4], et ceux-là adhèrent déjà à un lien social fondé sur l’élimination de quelques autres. Cependant beaucoup n’entreront qu’en partie dans un discours de cet ordre, qui extrémise la logique du lien social – fondé sur l’exclusion d’un premier rejet pulsionnel – que construit Lacan. Avant lui Freud avait avancé le constat que seule la civilisation peut empêcher la guerre, alors même qu’elle la génère par le renoncement pulsionnel exorbitant qu’elle impose. Cette logique du lien social, ajoutée à l’obscur attrait pour la guerre, démontre que les intentions pacifistes même fondées par l’effroyable du champ de bataille restent vaines à traiter la pulsion. Une mobilisation générale portée par une jouissance de l’anéantissement n’a aucune peine à engloutir les mouvements pacifistes.

« Dans les mâchoires de la guerre : arrachement » [5], est un texte intense dans lequel Guy Briole nous rappelle que Lacan utilise l’oxymore d’un « feu froid » [6] pour pointer le réel. Ce feu froid est aussi ce qui intéresse Cioran. Dans ce numéro d’Hebdo-Blog, Éric Laurent et Philippe Hellebois proposent chacun une lecture forte des « pages aussi incandescentes que lucides » [7] du texte de Cioran « La Russie et le virus de la liberté » [8]. Apatride vivant en France, converti à la langue française, la « mue subjective extraordinaire » [9] de Cioran témoigne aussi de son goût pour l’absolu et de sa sensibilité au réel qui infiltre la langue.

Philippe Giovanelli

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[1] Briole G., « Dans les mâchoires de la guerre : arrachement », in Brousse M.-H, (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015, p. 76.

[2] Barbusse H., Le Feu : journal d’une escouade, Paris, Le livre de Poche, 1988, p. 129.

[3] Foessel M., Récidive 1938, Paris, PUF, 2019, p. 15. (La formule « mobilisation totale » désigne un véritable leitmotiv des années 30).

[4] Bernanos G., Les grands cimetières sous la lune, Paris, Points, 2008, p. 22.

[5] Briole G., « Dans les mâchoires de la guerre : arrachement », op. cit., p. 78.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 121.

[7] Hellebois P., « Pareil à un bordel en flamme », L’Hebdo-Blog n°295.

[8] Cioran, « La Russie et le virus de la liberté », in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2011.

[9] Laurent É., « Messianisme et réel de la guerre », L’Hebdo-Blog n°295.




Edito : Qu’il serait beau…

 

Cette formule empruntée à la figure éponyme de la structure paranoïaque est devenue pour nous l’énoncé d’un fantasme. Schreber se voit en femme et s’imagine en train de subir l’accouplement. Freud l’interprète comme l’expression d’une pulsion homosexuelle [1] que le sujet va s’efforcer de réprouver sans y parvenir. Lacan renverse la perspective. Il ne s’agit pas de la cause de la maladie, mais bien plutôt d’une de ses conséquences structurales qu’il nommera « pousse-à-la-femme » [2]. On voit comment l’opération de Lacan consiste à dégager la logique et la structure du phénomène, alors que celle de Freud est encombrée par la théorie des pulsions et du refoulement.

Notons par ailleurs que Schreber ne s’imagine pas dans une relation homosexuelle, mais bien dans une relation hétérosexuelle dans laquelle il serait, lui, devenu femme. Il ne s’agit pas non plus d’un phénomène transexuel puisque Schreber ne souhaite pas devenir femme, il y est contraint par ses persécuteurs (Flechsig, puis Dieu [3]). D’ailleurs, il en a honte et les voix qui l’assaillent se moquent de lui. Nulle autodétermination du sujet ici, mais bien ce qu’il situe comme étant une volonté de l’Autre.

Le fantasme de Schreber n’a donc pas du tout une valeur organisatrice pour le sujet mais bien au contraire il vient tout bousculer ; il chamboule et détruit son rapport aux autres et au monde. Après un très long chemin solitaire, où les murs de l’asile et le recours à l’écriture lui feront secours, Schreber reconstruit son monde à partir de ce dit-fantasme. L’énoncé « Qu’il serait beau d’être une femme en train de subir l’accouplement » [4] exprimé dans un demi-sommeil montre que le germe de la psychose était déjà présent avant son déclenchement. Il traduisait ainsi ce que Schreber sentait dans son corps et qu’il avait auparavant interprété comme l’éprouvé de maux divers lors de sa première maladie hypocondriaque, huit ans plus tôt. La beauté n’étant comme toujours que le voile de l’horreur, le vœu exprimé se transforme en un cauchemar dans lequel le sujet plonge jusqu’à s’y dissoudre complètement.

Le burn-out de Schreber – tel qu’il serait certainement diagnostiqué aujourd’hui puisqu’il s’écroule subjectivement un mois après avoir pris ses nouvelles fonctions à la Cour d’Appel de Dresde et qu’il décrit lui-même sa maladie comme une conséquence d’un excès de travail [5] – l’amènera donc à faire de ce fantasme un délire qui, lui, aura une valeur équivalente à celle du fantasme fondamental chez le névrosé. Chez Schreber, ce n’est pas sa pensée qui s’autonomise mais c’est un phénomène de corps, qu’il exprime, tout en ne le concevant pas comme pouvant être le sien. Si ce n’est pas lui qui veut devenir femme, alors c’est un Autre. Il attribuera cette volonté dans un premier temps à son médecin, qu’il accuse d’abus sexuels. Ensuite après avoir été écarté de la présence de son persécuteur, il désignera Dieu comme celui qui veut faire de lui sa femme. Ce deuxième mouvement lui permettra de mieux supporter son destin et d’accepter finalement sa transformation pour satisfaire le dessein de Dieu : l’enfantement d’une nouvelle génération d’esprits schrébériens. Ainsi Schreber ne sera plus seulement femme, mais il deviendra la mère de l’humanité en la sauvant par son sacrifice [6]. Le report de ce destin dans un avenir illimité, asymptotique, permettra au fameux Président d’écrire ses Mémoires et d’obtenir gain de cause auprès des autorités afin de retrouver ses droits à exercer sa profession de magistrat.

Dans le cas de Schreber, c’est donc la transformation du fantasme en un délire, finalement réduit à un os, qui lui permettra de recouvrer la santé, une stabilité et une normalité.

Ce numéro d’Hebdo-Blog est entièrement consacré au fantasme afin d’accueillir l’arrivée du tout dernier Séminaire de Lacan publié, le numéro 14 intitulé La Logique du fantasme [7]. Nous remercions Jacques-Alain Miller pour l’énorme travail de lecture et d’établissement qu’il partage ainsi généreusement avec nous.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Cf. Freud S., Le Président Schreber, Paris, PUF, Quadrige, 1995, p. 44 : « nous complèterons les pollutions de cette nuit-là par des fantaisies homosexuelles demeurées inconscientes ».

[2] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 466.

[3] Cf. Freud S., Le Président Schreber, op. cit., p. 37 : « S’il n’avait vu jusqu’alors son ennemi proprement dit qu’en Fleschig […], il ne pouvait désormais pas écarter l’idée que Dieu lui-même était le complice, sinon l’instigateur ».

[4] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », Écrits, Seuil, 1966, p. 566.

[5] Schreber D.P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, coll. Points, 1975, p. 44 : « J’ai donc été deux fois malade des nerfs, chaque fois à la suite d’un surmenage intellectuel ».

[6] Ibid., p. 237 : « une palme toute spéciale de la victoire m’est réservée. […] Ce n’est qu’au titre d’une éventualité […] que je cite l’éviration […] qui aurait pour suite que viendrait à procéder de moi, après fécondation divine, une nouvelle lignée ».

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2023.




Edito : Portraits d’objets

 

Si les natures mortes ne sont pour Gérard Wajcman ni natures, ni mortes, c’est qu’elles parlent lalangue du corps [1]. Articulés au corps, par l’effet qu’ils produisent sur nous, les objets des natures mortes, parlent de notre corps vivant, se font vitrines des jouissances de l’homme, vitrines de la vie [2].

Dans son récent ouvrage aussi érudit qu’exquis, G. Wajcman nous invite à penser la nature morte comme « un art hors art » [3] qui accomplirait l’essence visuelle de la peinture en découvrant au sujet ce qui lui demeure invisible : l’énigme de la jouissance qui fait trou dans le tissu de ses représentations.

La thèse que propose l’auteur sur ce genre pictural jugé mineur et mal défini par les historiens de l’art, est d’élever la nm [4] à un enjeu esthétique crucial dans l’art, révélant ses affinités avec la dimension de l’objet dans l’enseignement de Lacan.

Au fil des pages l’auteur improvise, à partir de quelques œuvres choisies, une série de variations autour des deux faces de l’objet a, objet du désir, objet cause du désir. G. Wajcman réalise ainsi un inventaire étonnant où l’on croise une multitude d’œuvres – de l’antique au plus contemporain – d’où il tire un fil : la grandeur d’un art de l’objet sans qualité, « voué à l’en-bas » qui fait tache dans l’idéal du beau, phénomène dont on apprend qu’il était déjà présent bien avant notre modernité ! En témoigne cette incroyable mosaïque de Sôsos de Pergame, La chambre mal balayée, au IIe siècle avant J.-C. représentant « les restes d’un festin, abandonnés sur le sol » [5]

Parmi ces œuvres électives, La corbeille de fruits du Caravage, peinte à l’aube du XVIIe siècle, fait figure d’évènement dans l’histoire de la peinture. Évènement dans l’œuvre même de l’artiste italien puisque c’est la seule nm qu’il ait produite ! Par l’élévation de l’objet à la dignité du portrait, G. Wajcman attribue au geste du Caravage l’avènement d’une culture de l’objet dans l’art et dans la civilisation, une peinture qui se fait peinture de la matière même, « peinture de pensée sur la matière » [6], jusqu’à sa chute dans la dissolution de l’objet dans la marchandise ainsi que sa dématérialisation programmée, dont les œuvres contemporaines se font l’éventaire ironique comme autant de parodies du consumérisme.

Autre est l’abord des natures mortes du peintre belge Léon Spilliaert à qui l’auteur accorde la valeur d’un acte poétique, mallarméen, « tendu vers ce point où l’objet s’arracherait au langage » [7]. Les boîtes et les flacons vides que le peintre soumet à une pluralité de variations poétiques font surgir une dimension hors sens, de non-rapport, avec l’objet coupé de son nom, de son usage, de sa signification. « Spilliaert vise le vide de l’objet, le vide comme essence de l’objet » [8] et se fait peintre « d’une pure présence visible » à l’instar de la Coupe bleue et son effet de simple « disparition vibratoire » [9].

Avec ces épiphanies d’objet qui rendent visible ce qui est si difficile à cerner s’atteint la valeur sinthomatique des nm, ainsi que l’exprime à sa façon le peintre : « séparé de son support et privé de sa justification, [l’objet] se révèle dans sa singularité » [10].

 Les objets des nm sont une assemblée d’êtres qui vont tout seuls [11], reprend G. Wajcman, soulignant la puissance évocatrice de ces portraits d’objets qui parlent de nous mieux qu’aucun portrait. La découverte récente d’un autoportrait de Cézanne caché sous une nature morte [12] va dans le sens de cette audacieuse démonstration qui fait ce livre aussi inclassable qu’indispensable.

Valentine Dechambre

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[1] Cf. Laurent É., L’Envers de la biopolitique. Paris, Navarin, 2016, p. 46.

[2] Cf. Wajcman G., Ni nature, ni morte, Paris, Nous, 2022, p. 83.

[3] Ibid., p. 24.

[4] Ibid., p. 313.

[5] Ibid., p. 164.

[6] Ibid., p. 269.

[7] Ibid., p. 300.

[8] Ibid., p. 306.

[9] Ibid., p. 308.

[10] Ibid., p. 307.

[11] Cf. ibid., p. 56.

[12] https://www.connaissancedesarts.com/artistes/paul-cezanne/cache-dans-un-tableau-de-cezanne-depuis-160-ans-un-autoportrait-de-lartiste-est-revele-pour-la-premiere-fois-11178879/