Edito : « Arriver à rendre le discours du maître moins primaire »

  

Ce numéro revient sur la journée formidable qui s’est déroulée le 10 septembre à Lyon [1] autour de l’enseignement de Jacques Borie, dont nous publions ici deux interventions [2].

Lors de cette journée, Nicole Borie annonçait la bonne nouvelle de la réédition du livre Le psychotique et le psychanalyste [3] dans lequel J. Borie témoigne des effets d’une pratique qui s’oriente de l’indication de Lacan de ne pas reculer devant la psychose, et de se « garder de comprendre ».

À travers une série de portraits cliniques, l’auteur présente les modalités d’une pratique qui se soutient de la conversation, soit en prenant le langage dans une fonction d’usage et non de sens, ce qui peut permettre à un sujet de faire une trouvaille dans sa langue qui fasse point d’appui pour lui.
Dans le dernier chapitre, J. Borie tire les enseignements politiques de son expérience institutionnelle au Centre de Nonette [4], en tant que président de l’association qui soutient cette institution qui fait le pari d’accueillir des sujets psychotiques, « [les] plus démunis de nos semblables » [5].
Citant Lacan dans une conférence à Milan – « Ce qu’il faudrait, c’est arriver à ce que le discours du maître soit un peu moins primaire, et pour tout dire un peu moins con. » [6] – J. Borie évoque le pari politique de l’institution de faire entendre au maître obsédé par les résultats quelque chose qui soit au-delà des protocoles : les effets de socialisation d’une pratique qui s’appuie sur l’usage créatif de lalangue dont est capable un sujet hors discours pour traiter la jouissance.

Autant de solutions singulières qui permettent à ces sujets de pouvoir vivre ensemble, mais de façon séparée, selon la fonction que donne Lacan à toute formation humaine [7], à partir du réel de la jouissance.

C’est par l’opération d’une perte de jouissance que la possibilité d’une place est laissée au lien à l’Autre, ouvrant à une modalité nouvelle de satisfaction, avec ses effets de sujet.

« Finalement, vos pensionnaires se comportent plutôt mieux […] que beaucoup de gens normaux » [8] glissera, stupéfait, un représentant des services sociaux à l’oreille de J. Borie lors d’un repas de Noël, moment délicat qui met chacun en présence de son rapport à l’objet oral.

« Ce qui caractérise notre œuvre de civilisation, souligne J. Borie, c’est la possibilité de ce nouage, dans le lien social, entre l’objet de la pulsion et la rencontre avec l’Autre. Au niveau politique, c’est un signe que le traitement de la jouissance peut se faire autrement que par les règles, par l’Autre de l’interdit ou du cadre, comme on le pense souvent. […] Tel est le trait le plus anti-ségrégatif de notre pratique : produire un nouveau nouage entre l’objet et l’Autre » [9].

Mais pour qu’un collectif fonctionne, indiquait notre collègue J. Borie, il faut qu’il y ait des sujets qui soutiennent leur acte, dans la solitude, et s’engagent à l’élaboration à plusieurs du réel de l’expérience. C’est sur ce désir de quelques-uns que cette expérience civilisatrice à nulle autre pareille, impulsée depuis 40 ans par le docteur Jean-Robert Rabanel, sans garantie d’aucun Autre, et sans cesse renouvelée, peut se poursuivre, et contribuer à rendre le discours du maître un peu moins primaire.

Valentine Dechambre

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[1] « Jacques Borie, son enseignement : effets et transmission », Journée organisée par la Section clinique de Lyon, le 10 septembre 2022.

[2] Interventions de François Ansermet et Jacqueline Dhéret.

[3] Borie J., Le psychotique et le psychanalyste, Paris, Éditions Michèle, 2012, rééd. octobre 2022.

[4] Centre thérapeutique et de recherche de Nonette.

[5] Rabanel J.-R., responsable thérapeutique de Nonette, « postface » in Borie J., Le psychotique et le psychanalyste, op. cit., p. 192.

[6] Cf. la conférence prononcée à l’université de Milan, le 12 mai 1972 : Lacan J., « Du discours psychanalytique », Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 47.

[7] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 366.

[8] Borie J., Le psychotique et le psychanalyste, op. cit., p. 185.

[9] Ibid.




Edito : La psychanalyse au goût du jour

  

Lorsque Paul B. Preciado nous a interpellés aux Journées de l’École en novembre 2019, il réclamait une autocritique de la psychanalyse, l’abandon des normes de genre et une véritable décolonisation de l’inconscient. Son ton pamphlétaire nous a surpris, et son ignorance de la psychanalyse telle que nous la pratiquons et de la théorie de Jacques Lacan au-delà des années soixante nous a laissés pantois. Sommés de répondre quant à notre orientation sexuelle, nous étions maintenus cois par une diatribe interminable, ne laissant place à aucune discussion. Faut-il cependant souhaiter que la psychanalyse soit mieux connue du grand public ? La physique souffre-t-elle d’être toujours associée à Einstein et la psychanalyse à Freud ?

Lacan a commencé d’emblée sa mise à jour de la psychanalyse en 1932 quand il a publié sa thèse sur le cas Aimée [1], se questionnant ainsi sur les conditions de possibilité d’un traitement psychanalytique des psychoses. Avant lui, Freud avait refusé d’envisager cette possibilité. Ensuite, et grâce à cette ouverture, l’application de la psychanalyse au travail en institution est devenue aussi une puissante et formidable mise à jour du logiciel psychanalytique. Sans oublier bien sûr les fameuses séances courtes qui ont, entre autres choses, valu à Lacan son excommunication de l’IPA.

Sous l’impulsion de Jacques-Alain Miller, cette transformation constante de la pratique psychanalytique a poursuivi son chemin : les trois Conversations [2] d’Angers, Antibes et Arcachon ont permis l’extraction d’une nouvelle notion qui se révèlera très puissante dans son usage : les psychoses ordinaires. Depuis 2003, ont été ouverts à Paris, en province et à l’étranger plusieurs Centres Psychanalytiques de Consultation et de Traitement qui accueillent une pratique inédite de séances gratuites, et qui sont aussi des laboratoires de recherche clinique sur les symptômes contemporains. La psychanalyse telle que nous la concevons est au plus près de l’actualité sociale et politique. Notre École s’attèle à garder ses membres en alerte et en prise avec la subjectivité de l’époque. En témoignent Studio Lacan, Lacan Web TV et L’Hebdo-Blog.

Cependant, malgré nos efforts de diffusion (Facebook, Twitter, YouTube, etc.), le monde n’en sait rien ou pas grand-chose. La manière dont circule l’information à ce propos et la grande disparité des psychanalystes représentés dans les médias ne permettent pas au public de s’en faire une idée. Mais est-ce vraiment un problème ? Pourquoi déplorerions-nous la disparition de l’époque bénie où la psychanalyse avait le vent en poupe et tenait le haut du pavé de la psychiatrie ?

Comme J-A. Miller l’a indiqué, « le monde est plein d’idées lacaniennes devenues folles. C’est ce qui se passe avec la théorie du genre : (…) Judith Butler (…) a diffusé les idées de Lacan, mais ce jusqu’au point où celles-ci deviennent folles. » [3] Que la psychanalyse soit mainstream, qu’elle fasse partie du discours du maître, n’est pas souhaitable, elle doit rester son envers, au risque de disparaître dans son succès. Sur le terrain du symptôme, là où ça cloche, où ça insiste et se répète, nous sommes appelés à intervenir. Quant au champ des illusions, laissons-le aux vendeurs de rêve, c’est au réel que nous nous attachons.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, Seuil, 1975.

[2] J.-A. Miller (s/dir.), Le Conciliabule dAngers. Effets de surprise dans la psychose, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1997 ; La Conversation dArcachon : Cas rares, les inclassables de la clinique, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1997 ; La Psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Agalma/Seuil, coll. IRMA, 1999.

[3] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien (I) », La Cause freudienne, n°108, juillet 2021, p. 54. https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2021-2.htm




Edito : Quelque chose de l’analyse et par l’analyse

  

« Faut-il enseigner la psychanalyse à l’Université ? » [1] se demande Freud en 1919, lorsqu’il fut question d’intégrer la psychanalyse dans les études de médecine en Hongrie. Bien que l’analyste puisse se réjouir de l’inscription de la psychanalyse à l’enseignement universitaire, Freud a l’idée qu’il « peut se passer de l’Université sans aucun inconvénient » [2]. L’analyste peut trouver des indications théoriques dans la littérature, comme dans les réunions des Associations psychanalytiques ; quant à son expérience pratique, il peut l’acquérir, outre le moyen de l’analyse personnelle, « par le traitement de cas sous […] la supervision d’un psychanalyste reconnu » [3].

Pour Lacan, le discours analytique n’est pas matière d’enseignement, car il n’a rien d’universel. Toute la théorie analytique secrétée depuis Freud n’est d’aucun secours lorsqu’il s’agit du plus intime pour un sujet. Pas de savoir univoque, ni de super-savoir : le discours analytique ne s’appréhende qu’au cas par cas.

Dire que le discours analytique ne s’enseigne pas ne veut pas dire que la psychanalyse ne peut pas être enseignée. Le succès et la vitalité du Département de psychanalyse de Paris 8 en témoignent. Mais la théorie analytique ne remplace en aucun cas l’expérience d’une analyse. Freud, à sa manière, l’avait entraperçu en 1919, lorsqu’il objecte que « jamais l’étudiant en médecine n’apprendra ainsi [à l’Université] à pratiquer une psychanalyse correcte » [4]. Lacan va plus loin quand il s’adresse à ses élèves à Vincennes, dans les années soixante-dix [5].  À Jacques-Alain Miller de lui prêter ces mots : « Sachez bien et faites savoir que rien de ce qui vous sera enseigné de la psychanalyse à l’Université ne vous permettra de faire, vous, l’économie d’une psychanalyse. Il vous faudra, comme l’indique l’ouverture des Écrits, y mettre du vôtre, payer de votre personne, et ce, en tant que tout autre chose qu’un élève, à savoir en tant qu’analysant » [6].

Comment enseigner alors ce qui ne s’enseigne pas ? Comment, à partir d’une expérience contingente, « hausser le cas au paradigme, comme singularité » [7], et produire des effets de formation ?

La pratique du contrôle, telle qu’elle fut introduite par Freud, a été fortement critiquée par Lacan. Dans « Fonction et champ de la parole et du langage », il compare ironiquement les Sociétés qui procèdent de l’IPA à « une auto-école, qui, non contente de prétendre au privilège singulier de délivrer le permis de conduire, s’imaginerait être en posture de contrôler la construction automobile » [8].  À l’École de Lacan, il n’y a pas de distribution de permis de conduire une cure analytique : l’analyste ne s’autorise que de lui-même, à partir de l’expérience qu’il fait de sa différence absolue dans ce qu’elle a d’incurable. De lui-même « et de quelques autres » [9], ajoute Lacan – ce qu’incarne la Commission de la garantie. Si la pratique du contrôle est une des conditions de la formation de l’analyste, avec l’analyse personnelle et la formation théorique, elle n’y est pas obligatoire, et relève ainsi du désir de chacun. Et pourtant, « le contrôle s’impose », comme le souligne Lacan [10].

La Commission de la garantie de l’ECF a organisé en octobre dernier une soirée sous le titre : « Analyse du contrôle et contrôle de l’analyse », abordant ces thématiques. L’Hebdo-Blog a le plaisir de publier les textes des interventions de cette remarquable rencontre.

Bonne lecture.

Ligia Gorini

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[1] Freud S., « Faut-il enseigner la psychanalyse à l’Université ? », in Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 111.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 114.

[5] Lacan J., « Journal d’Ornicar – Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.

[6] Miller J.-A., « “Tout le monde est fou” AMP 2024 », La Cause du désir, n°112, novembre 2022, p. 53.

[7] Miller J.-A., « En ligne avec Jacques-Alain Miller », La Cause du désir, n°80, février 2012, p. 9. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2012-1-page-7.htm

[8] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 240.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.

[10] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 235.




Edito : Le dico de l’artiste

  

« Je crois, dit Lacan, qu’il y a plus de vérité dans le dire qu’est l’art que dans n’importe quel bla-bla. […] Ce n’est pas pré-verbal – c’est un verbal à la seconde puissance » [1].

 

Dans l’entretien réalisé avec Pierre Soulages en 2010 [2], Jacques-Alain Miller faisait remarquer à l’artiste comment dès son plus jeune âge il avait développé une « puissance d’auto-affirmation » [3]. Cette remarque faisait suite au récit de P. Soulages qui, enfant, s’était évadé par deux fois de l’école, signe de sa position réfractaire à l’enseignement scolaire. Aux noces taciturnes avec le savoir de l’Autre, le jeune P. Soulages préfèrera les noces vives avec les vibrations lumineuses d’une tache de goudron aperçue sur un mur, ou celles de la neige blanche qu’il traduira par le noir. Il en fera sa griffe artistique, dans une fidélité remarquable à ce phénomène de jouissance.

L’Autre avec lequel P. Soulages va très tôt décider de dialoguer sera la matière, « ouverte à l’accident », à « l’élément implacable et irréversible de l’évènement » [4], dont il va affirmer la présence dans une variation de jeu continu sur la toile. Gérard Wajcman rappelait comment Freud – dans son texte « la création littéraire et le rêve éveillé » – avait introduit une « intuition puissante » en rapportant le travail de l’artiste au jeu de l’enfant, où ce que Freud avait pressenti dans le jeu était la dimension de la jouissance : « Y aurait-il la moindre jouissance du spectateur d’art s’il n’y avait une jouissance de l’artiste ? » [5]

Lacan, après Freud, montrera un vif intérêt pour le savoir de l’artiste, invitant le psychanalyste à en prendre de la graine [6]. Rendant hommage à l’écriture de ravissement de Marguerite Duras, Lacan revenait sur l’intuition de Freud évoquant « cette sublimation dont les psychanalystes sont encore étourdis de ce qu’à leur en léguer le terme, Freud soit resté bouche cousue. Seulement les avertissant que la satisfaction qu’elle emporte n’est pas à prendre pour illusoire » [7]. Il y a un air, « l’on l’air » [8], de rupture dans le dernier enseignement de Lacan avec l’écriture du sinthome où la vérité devient mirage, et qui suppose un art de faire avec la jouissance, un « art-dire » [9].

P. Soulages [10] évoquait ce moment qui venait faire point d’arrêt dans la peinture d’une toile, dès lors qu’il obtenait ce quelque chose qui lui paraissait « vivre d’une vie mystérieuse, difficile à cerner, mais qui est là » [11]. J.-A. Miller situait l’effet de réel que pouvait provoquer l’art de P. Soulages sur le spectateur dans l’affirmation sur la toile de cette présence pleine et entière [12] , renvoyant celui-ci à sa solitude, « au poids de sa présence contingente dans le monde » [13]… à contrario de l’instabilité du rapport à son être dont témoigne l’identité affirmée du dico de l’époque.

Valentine Dechambre

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 18 janvier 1977, Ornicar ?, n°15, p. 9.

[2] Soulages P., « Soulages le réfractaire », entretien avec J.-A. Miller, P. Encrevé, N. Georges-Lambrichs, P. Fari, La Cause du désir, n°75, juin 2010, p. 135-167.

[3] Ibid., p. 145.

[4] Ibid., p. 159.

[5] Wajcman G., « Damien Hirst. L’artiste en Persée », La Cause du désir n°100, novembre 2018, p.  82.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17/18, p. 15.

[7] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 195-196.

[8] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 569.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 110.

[10] Cité par J.-A. Miller : cf. Soulages P., « Soulages le réfractaire », op. cit.

[11] Soulages P., « Soulages le réfractaire », op. cit., p. 157.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 156.




Edito : Dico et les impasses de la révélation

 

 

Dans le Séminaire I, Les Écrits techniques de Freud, Lacan revient sur ce qui « décapite le ‟Signorelli” » [1], un oubli du nom propre de ce peintre italien dont parle Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne [2] pour établir l’hypothèse de l’inconscient. Ce que cerne plus avant Lacan à partir de cet oubli du nom Signorelli, c’est le retentissement de la parole dans l’expérience analytique elle-même. En effet, l’oubli de ce nom et la chaîne associative qu’il faut que Freud déploie pour découvrir le processus psychique à l’œuvre démontrent que la parole a une dimension de révélation. Lacan va alors en préciser les contours. C’est un des succès de la psychanalyse d’avoir enregistré dans le sens commun cette fonction de la parole révélatrice. En dépit d’un dico contemporain qui fige le  je suis  au mat d’un signifiant déterminant ipso facto l’être parlant, il est remarquable que persiste cette idée commune qu’il y aurait, dans les trébuchements de la parole, une vérité cachée au plus intime de l’être, révélée à l’insu du locuteur. Si c’est un topos pour les ratées de la parole, on peut noter que dans les contextes du je suis ce que je dis, cela se rapprocherait davantage de la forme allégorique donnée à la vérité que de ce qui se dit dans ce qui s’entend [3]. Cette allégorie représentant la vérité jaillissant des tréfonds d’un puits sous les traits d’une femme nue se fonde en effet sur une absence de division subjective. Ne s’illustre-t-elle pas ainsi dans l’expression des formes contemporaines d’autodétermination que recèle l’assertion  je suis ce que je dis  ?

Or, en reprenant cet oubli du nom Signorelli, scène de l’inconscient de Freud, Lacan éclaire bien autrement la fonction de la parole. Deux conséquences sont avancées. La première fait valoir que « c’est dans la mesure où la parole, celle qui peut révéler le secret le plus profond de l’être de Freud, n’est pas dite, que Freud ne peut plus s’accrocher à l’autre qu’avec des chutes de cette parole. » [4] C’est dire que cette « dégradation de la parole » [5] qu’est l’oubli d’un nom éclaire qu’il n’y a pas de parole sans l’Autre, parole comme « médiation entre le sujet et l’autre » [6] précise Lacan. La deuxième conséquence tient à la distinction que Lacan opère entre expression et révélation. La révélation est du côté de l’inconscient qui joue sa partition « par déformation, Enstellung, distorsion, transposition. » [7] À ce titre, je suis ce que je dis, qui récuse la médiation au grand Autre est de l’ordre de l’expression et non d’une révélation, au sens apporté par Lacan, puisque la voix de l’inconscient est bâillonnée par le poids de certitude en germe dans ce dico, sans échos possibles de déformation, de distorsion, transposition.

L’inconscient du côté de la révélation de parole a brillé de tous ses feux dans le premier enseignement de Lacan en donnant à la fonction de la parole toute sa magnificence.

Dans Dissolution, dernières paroles publiques de Lacan, coup de théâtre définitif qui destitue la parole qui serait révélation : « Ce que l’inconscient démontre est tout autre chose, à savoir que la parole est obscurantiste. » [8] et « C’est son bienfait le plus évident. » [9] Extension du domaine de la varité, la parole obscurantiste délie la croyance tenace, dit Lacan, en la parole Révélation : « Que la lumière soit » [10]. Donc, point de lumière à attendre de la parole de révélation, les dicos actuels n’y font pas exception sauf à affronter que « tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle. » [11]

Martine Versel

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 59.

[2] Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2004.

[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 230.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 59.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Navarin éditeur, 2021, p. 67.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 64.




Edito : « Un coin d’acier »

 

 

En rédigeant L’Enfance dun chef [1], Jean Paul Sartre brosse à grands traits caustiques les tentatives d’un jeune homme qui cherche à se forger un caractère inébranlable. Lucien, fils d’un industriel parisien, est animé par la volonté de se fabriquer une identité. Il erre, cherchant vainement à définir qui il est, jusqu’à ce qu’il se fixe sur cet objet de haine que deviennent pour lui les Juifs. Désormais, il n’est plus ce jeune homme aux contours flous à lui-même, il pourra exercer son « droit à commander » [2], être un chef. Fort de cette conviction, Lucien devient ce personnage qui va s’enfoncer « comme un coin d’acier » dans « la foule molle » [3].

Lucien trouve une consistance en « faisant équivaloir l’être et le dit » [4]. Cette modalité assertive a presque pour lui valeur d’un auto-engendrement, d’une nouvelle naissance : « l’antisémitisme de Lucien était […] impitoyable et pur […] “Ça, pensa-t-il, c’est… c’est sacré !” » [5]. Sartre écrit et situe ce roman d’apprentissage à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, en 1938, ce qui en accentue le halo macabre.

Cependant, les Réponses à des étudiants en philosophie sur lobjet de la psychanalyse [6], faites par Lacan en 1966, éclairent ce texte plus finement que cette lecture « profane » imprégnée d’un goût premier pour la philosophie. Ne retenir de ce roman d’apprentissage que la bascule d’un individu passant de l’errance à la certitude – advenue lorsqu’il se forge une identité de « chef » – négligerait l’éclairage du psychanalyste sur ce « danger du ravalement du sujet au moi » [7]. Cette « erreur initiale dans la philosophie » [8], apparue « dès que Freud a produit l’inconscience sur […] “l’autre scène” », n’a selon Lacan « d’autre fonction que de suturer cette béance du sujet » [9], qu’il appelle refente.

« Cette refente, c’est proprement ce dont la psychanalyse nous donne l’expérience quotidienne. J’ai l’angoisse de la castration en même temps que je la tiens pour impossible. Tel est l’exemple cru dont Freud illustre cette refente, reproduite à tous les niveaux de la structure subjective. » [10] Lacan tient cette refente « comme le premier jet du refoulement originel. » [11] Dans son dernier enseignement, il fait retour sur ce que Freud avait appelé le refoulement originaire. « Lacan finira par dire que ce que Freud appelait Urverdrängt, “refoulement originaire”, est en fait une béance » [12].

Lucien « coin d’acier » pourrait illustrer une version de cette résorption d’un être dans ce qu’il dit après avoir évacué l’extimité de sa jouissance. Sa fascination pour l’imaginaire du commandement le rappelle à nous comme personnage actuel. Une modalité extrême de la certitude assertive peut se loger dans un projet d’effacement d’évènements de l’Histoire, revendiquant que ce qui a été n’a pas été. L’ombilic du refoulement originaire et la béance qui en dépend n’auraient alors pas eu la même opérativité pour ces sujets.

À l’opposé de ce rejet de l’autre dont se fonde Lucien – il refuse de serrer la main d’un autre jeune homme parce que juif –, la psychanalyse est une expérience dont le pivot est le transfert. Le souffrant qui éprouve sa béance originaire peut être pris par cette expérience dont le ressort est de la même étoffe que l’amour. On aime celle ou celui qui recèle une réponse à notre question : « Qui suis-je ? ».

Philippe Giovanelli

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[1] Sartre J.-P., L’Enfance d’un chef, Paris Gallimard, Folio, 2003.

[2] Ibid., p. 126.

[3] Ibid., p. 122.

[4] Cf. Aflalo A., intervention à la « Soirée vers les J52, animée par les directeurs des journées », le 5 octobre 2022, en visioconférence.

[5] Sartre J.-P., op. cit., p. 124.

[6] Lacan J., « Réponses à des étudiants en philosophie sur l’objet de la psychanalyse », Autres écrits, Seuil, Paris, p. 203-211.

[7] Ibid., p. 205.

[8] Ibid., p. 204.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] De Georges Ph., Lacan ultime, Enseignements ouverts, école de la Cause freudienne, 2019-2020, inédit.




Edito : De la différence des sexes à la différence absolue

 

 

En 1935, Freud reçoit une lettre d’une mère nord-américaine, préoccupée par ce qu’il suppose être l’homosexualité de son fils : « L’homosexualité n’est certainement pas un avantage mais elle n’est pas honteuse, perverse ou dégradante ; elle ne peut être classifiée comme une maladie, nous la considérons comme une variation de la fonction sexuelle » [1]. Il lui explique que la psychanalyse ne peut guérir personne de son homosexualité : « Ce que l’analyse peut faire pour votre fils s’apparente à autre chose ». Elle peut apporter, dans les meilleurs des cas, soulagement et réconfort à un homme « malheureux, […] déchiré par des conflits intérieurs », « quel que soit son état : qu’il reste homosexuel ou qu’il soit [changé] ».

Dix ans auparavant, dans son écrit sur les conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes, Freud concluait « que le contenu des constructions théoriques de la masculinité pure et de la féminité pure reste incertain » [2], soulignant l’importance de la causalité psychique, au-delà du destin anatomique.

L’actualité de cette lettre est frappante : alors que la psychanalyse ne cesse d’être objectée comme une pratique normalisante, Freud pointait déjà à l’occasion qu’elle ne relève pas d’un cadrage, ni d’une vérité universelle ; elle concerne « autre chose ». La vérité de chacun – son désir, sa jouissance – ne se laisse pas complètement attraper par les mailles du discours. Car cette vérité pas-toute, comme dira Lacan, « tient au réel » [3]. Et le désir, dans sa singularité, « est à l’opposé de toute norme, il est comme tel extra-normatif » [4].

Il revient à chacun de composer avec ce qui de son corps lui fait énigme, indépendamment de son orientation sexuelle.

Pour Lacan, être un homme ou être une femme ne dépend pas de la différence anatomique des sexes, mais de la façon dont le sujet s’inscrit par rapport au signifiant phallique. « Prenons les choses […] du côté où se range l’homme. On s’y range, en somme, par choix – libre aux femmes de s’y placer si ça leur fait plaisir. » [5] La perspective lacanienne de la sexuation engage le choix du sujet, dans sa différence absolue. Hors normes, elle se place bien loin des si critiquées cages normatives qui enfermeraient l’individu dans un binarisme réducteur, à bannir.

Contrairement à la revendication contemporaine de l’autodétermination, qui se veut dominante et inébranlable, le choix du sujet de la psychanalyse relève de la contingence, et porte la marque de l’union de la parole et du corps, dans la singularité de chacun.

Ligia Gorini

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[1] Freud S., « A letter from Freud », International Journal of Psycho-analysis, v. 32, 1951, p. 331. Traduction française consultable en ligne sur le site de L’Obs : https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-la-lettre-du-dimanche/20141116.RUE0972/lettre-de-freud-j-imagine-que-vous-me-demandez-si-je-peux-supprimer-l-homosexualite.html.

[2] Freud S., « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 132.

[3] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509.

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 novembre 2008, inédit.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 67.




Edito : Je suis ce que je lis

 

 

« Je suis ainsi celui qui dit et qui écrit et qui, en disant et en écrivant, laisse dans la mémoire de l’autre une trace qui, pour être maladroite et sans nécessaire beauté, est une preuve tangible de mon existence. Je suis celui qui a entendu l’autre, celui qui l’a lu, et ces traces laissées dans ma propre pensée ont fait mon identité et ma cohérence. Je ne suis donc en fait qu’une pensée qui s’exprime, nourrie par tout ce que j’ai lu, écrit et dit moi-même. C’est parce que je suis, par la grâce du verbe, à la fois “traceur” et “tracé” que je peux apaiser les chiens fous qui menacent de déchirer la conscience si fragile de moi-même. » [1]

Plongée dans l’Autre que j’ai choisi de lire et d’écouter, j’utilise chaque jour les mots, expressions, concepts issus de mes lectures. Ils m’aident à penser le monde et le réel de ma pratique. Suis-je donc ce que je lis : je me mets dans les pas de mes lectures (je les suis) et d’autre part, elles me constituent de façon plurielle. Ai-je une pensée propre, un génie personnel, une âme sans pareil ? « J’âme » [2] à le croire mais il faut bien que j’avoue que mes mots sont toujours ceux de l’Autre, qu’il est extrêmement rare que quelque chose de nouveau, d’inédit, surgisse. L’inconscient est transindividuel [3], nous sommes sujets de l’Autre.

Cependant l’être parlant aime imaginer et croire qu’il est une âme et qu’il a un corps. « L’amour-propre est le principe de l’imagination. Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant. » [4]

Que recèle donc l’affirmation « je suis un homme » (alors que mon corps est celui d’une femme) ou que « je suis noire » (alors que ma peau est blanche) ? [5] L’assertion qui consiste à avancer que je suis autre que ce que mon corps incarne suppose l’existence d’une instance en dehors ou au-delà du corps. Il y aurait un moi purement symbolique, fait de signifiants, sans corps vivant jouissant et sans image de ce corps, ou à partir de phénomènes de corps interprétés par le sujet selon ce paradigme. Ce Moi discord serait donc plus vrai que le corps biologique et aurait le droit de revendiquer la réparation de l’erreur faite par la Nature, ou par Dieu. Il y a au cœur de cette revendication une dévaluation de l’Autre, un refus d’être dupe de l’Autre.

La conviction d’être d’un autre sexe que son sexe biologique ou d’être d’une autre couleur de peau révèle une condition nécessaire à ce postulat, celle de se croire doté d’une âme incorporelle et immortelle qui animerait le corps vivant. Que cette idée soit rattachée à une religion ou pas, elle est profondément ancrée dans les représentations psychologiques, philosophiques et/ou religieuses de la plupart des civilisations humaines. Lacan parle à ce sujet de fantasme et il admet être de ceux « qui ne leur font pas bonne réputation » [6].

Néanmoins la pragmatique clinique déployée au fil des cas exposés lors de la journée d’UFORCA en juin dernier a démontré la pertinence du choix de changer de sexe pour un nombre important de sujets. Ce choix peut leur permettre de se construire à l’abri d’un réel insupportable. Pour nous, psychanalystes, il ne s’agit pas de croyance mais de se faire « docile au trans » [7] selon l’expression employée par Jacques-Alain Miller, c’est-à-dire de nous mettre à l’écoute de leur souffrance et d’accompagner, non sans questionner, leur conviction et leur chemin vers une solution plus vivable.

Katty Langelez-Stevens

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[1] Bentolila A., Le Verbe contre la barbarie. Apprendre à nos enfants à vivre ensemble, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 197-198.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p.78.

[3] Cf. Miller J.-A., « Point de Capiton », La Cause du désir, n°97, novembre 2017, p. 97.

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.

[5] En 2017, Martina Big, mannequin et actrice allemande, a défrayé la chronique en s’injectant de la mélatonine afin d’obtenir une peau noire et en affirmant que ses enfants à venir seraient noirs, convaincue elle-même d’être d’origine africaine.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 78.

[7] Miller J.-A., « Docile au trans », Lacan Quotidien, n°928, 25 avril 2021, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr)




Edito : « Je suis ce que je dis » : Quête insatiable d’identités

 

 

L’univers du numérique voit une explosion des applications mobiles, le domaine de la santé mentale n’y fait pas exception. À bien des égards, ces applications de e-santé, jouant sur un registre directif propre à l’auto-interprétation, sont l’expression de la montée du je suis ce que je dis a contrario d’un mi-dire. Forme d’autodétermination qu’a fait valoir Jacques-Alain Miller sous le terme de dico qui exclut la division subjective et « la jouissance [comme étant] la disparate » [1], disparate à toute identité revendiquée.

Ce sont les différents baromètres mondiaux du marketing annuel des applications de e-santé qui en donne l’ampleur. On en recense plus de 350 000 dont plus de 10 000 dans le secteur de la santé mentale. Marché en plein essor depuis la pandémie du Covid 19, l’OMS a réagi en développant un plan stratégique global 2022-2025 avec un volet dédié à l’accompagnement de la e-santé mentale. Son objectif est d’étendre les usages non plus aux seuls troubles dits transitoires tels que le stress ou l’anxiété, mais de les généraliser pour des troubles dits très handicapants comme la schizophrénie ou les troubles bipolaires. Cet enjeu stratégique global répond à la disparition de la clinique psychiatrique. L’OMS considère que ses frontières sont à questionner tout en insistant sur la priorité à ne pas stigmatiser les patients psychiatriques. L’objectif de la e-santé est d’ouvrir l’accès de ces applis à chacun en l’invitant à devenir pleinement acteur de sa santé. Ces orientations relayées par les applis de e-santé mentale sont une forme contemporaine de la question « Qui suis-je ? ». Leurs contenus et leurs activités sont alors présentés comme une des clés de l’autonomie, de la connaissance de soi-même, source prometteuse de stabilisation voire de guérison de l’utilisateur. Cela étant, force est de constater que pour ces utilisateurs de la e-santé mentale, il s’agit parfois de l’unique recours face à la pénurie de psychiatres.

Par ailleurs, ces nouveaux espaces digitaux favorisent des figures protéiformes de l’Autre qui n’en demeure pas moins toujours manquant à dire qui je suis. Ces applications sont des pousse-à-la répétition du je suis ce que je dis, quête insatiable d’identités.

Dans Silet [2], J.-A. Miller propose un commentaire de cette formulation qui, aujourd’hui, s’appareille du numérique. Il le fait à partir d’une autre formulation plus inattendue. Il s’attarde en effet sur une parole du Christ relevée par Lacan. Lacan la donne en grec, en exergue au chapitre II de « Fonction et champ de la parole et du langage ». De cette parole christique dont la traduction serait Dabord ce que je vous dis [3], J.-A. Miller en tire « une thèse sur l’être du sujet : Je suis ce que je dis […] qui l’assigne à la parole. » [4] Dabord ce que je vous dis est, dans la Bible, une réponse du Christ faite aux Juifs qui lui demandent : « Qui es-tu ? » Car ces derniers, incrédules, n’ont pas confiance en celui qui « vient parmi eux parler un peu trop haut » [5]. Les utilisateurs des applis de e-santé ne répondent-ils pas aussi à un « Qui es-tu ? » Mais, ce que la parole christique permet de cerner c’est qu’il y a un écart relatif à cette question subjective.

Les applis de e-santé, de fait, restent rivées à la parole identitaire du je suis ce que je dis sans possibilité d’introduire cette autre question : Que suis-je ? que Lacan situe du côté de la jouissance. À la différence de la réponse christique : Dabord ce que je vous dis, qui, elle, « vise quelque chose comme la matière […], dont mon être est fait. Et la réponse dit que cette matière est de paroles » [6] et mise sur l’énigme de la jouissance qu’ouvre la question : Que suis-je ?

Martine Versel

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[1] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 29 mars 1995, inédit.

[2] Miller J.-A., ibid.

[3] Évangile selon Saint-Jean, VIII, 25.

[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Silet », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, op. cit.

[5] Miller J.-A., ibid.

[6] Miller J.-A., ibid.




Edito : Irrésistible cogito américain

 

 

Dans sa présentation de Lacan Redividus à la librairie Mollat [1], Jacques-Alain Miller revenait sur le projet de loi « qui aurait proscrit – et transformé en délit – la possibilité d’émettre une réserve concernant la transition » [2]. Il rappelait comment l’École de la Cause freudienne s’était mobilisée pour que soit préservée la possibilité, pour les « psys » de questionner un sujet sur son choix de transition. Comment ne pas entendre dans cette réserve portant sur l’interprétation ce glissement irrésistible de l’époque vers ce cogito américain que Freud considérait comme un danger pour la civilisation, et que Lacan dans son retour à Freud n’a cessé de combattre quand il brocardait le pragmatisme et le positivisme de l’Ego psychology et son « faux cogito » [3].

Les Séminaires et les écrits de Lacan sur les ressorts théoriques de la psychanalyse à l’américaine – son formalisme technique, son assise dans une conception logico-positiviste du langage, sa visée utilitariste répondant aux idéaux du marché – sont incontournables pour saisir les principes à l’œuvre dans cet exit du cogito freudien de notre civilisation.

À propos de l’américanisation de notre way of life, J.-A. Miller se demandait si à l’ère de l’écoute généralisée, sans interprétation, ne valant que sur l’idéologie de la parole qui fait du bien, la psychanalyse pouvait toucher encore [4].

Éric Laurent, dans son intervention de 2021 à « Question d’École » [5] approchait le thème des J52, où ce que « je dis » équivaudrait au vrai, entraînant ce naufrage du sujet dans des déclamations délirantes sur son moi. Il y rappelait ces mots adressés par Lacan au psychanalyste qui se tiendrait au lieu de la vérité sans avoir à en passer par le savoir : « Je lui dis tout de suite : on n’épouse pas la vérité ; avec elle, pas de contrat, et d’union libre encore moins. Elle ne supporte rien de tout ça. » [6] Et É. Laurent de souligner comment pour Lacan le savoir auquel doit se référer le psychanalyste, « c’est l’inconscient comme appareil de rencontre de la jouissance comme réel. […] Le refus du passage par le savoir du sinthome pour viser directement le vrai sur le vrai a un autre visage. C’est celui du sujet qui se refuse à toute dérive de l’inconscient, celui qui s’installe par la parole, en le sachant ou non, au lieu du faux sur le vrai. C’est le bouchon, le fake absolu » [7].

« Le vrai est à la dérive quand il s’agit de réel » [8], disait J.-A. Miller, fondant ses espoirs pour la psychanalyse sur cette « écharde dans la chair » [9], cet impossible à supporter de la jouissance, qui échappe au règne du dit. « Autrement dit, [nos positivistes] d’aujourd’hui peuvent toujours jouer à effacer l’inconscient, mais ils ne parviendront pas à effacer ce quelque chose qui ne va pas du côté de la jouissance. » [10]

En septembre 2021, paraissait La Troisième aux éditions Navarin, dans laquelle Lacan renouvelle son enseignement en introduisant « des concepts absents de la vulgate qui en trahissait l’orientation » [11]. Il ne s’agit alors plus pour Lacan de réhabiliter l’interprétation freudienne contre ceux qui la falsifiaient, comme il l’avait fait lors des deux précédents discours de Rome, mais de l’ouvrir aux questions que la subjectivité, au temps de l’inexistence de l’Autre, vient poser au psychanalyste. Une subjectivité déboussolée, que l’on voit aujourd’hui se précipiter dans un wokisme républicain, dans une soumission aveugle « à une vigilance universelle au nom du bien » [12]. Or, nous rappelait J.-A. Miller, « Lacan, lui, l’a dit publiquement – Je n’ai pas de bonnes intentions. On peut faire confiance à quelqu’un qui dit ça. » [13]

Valentine Dechambre

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[1] Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus. Conversation à la librairie Mollat Paris-Bordeaux » La Cause du désir, n°111, juin 2022, p. 61-84. https://www.mollat.com/videos/jacques-alain-miller-et-christiane-alberti-ornicar-lacan-redivivus

[2] Ibid., p. 77.

[3] Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 56.

[4] Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus… », op. cit., p. 83.

[5] Laurent É., « Parler, et dire le faux sur le vrai », Hebdo-Blog, n°227, posté le 31 janvier 2021.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 214, cité par Laurent É, ibid.

[7] Laurent É., « Parler, et dire le faux sur le vrai », op. cit.

[8] Miller J.-A., « L’esp d’un lapsus », Quarto, n°90, juin 2007, p. 15, cité par Laurent É., ibid.

[9] Cf. Miller J.-A., « Zoom sur Lacan Redivivus… », op. cit., p. 83-84.

[10] Ibid., p. 84.

[11] Miller J.-A., « Circonstances », in Lacan J., La Troisième, Paris, Navarin, 2021, p. 5-6.

[12] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, n°108, juillet 2021, p. 55.

[13] Ibid.