Le crime fait partie de notre quotidien. Il se commet chaque jour dans le monde des centaines d’homicides. Mentionnée en quelques lignes dans la presse locale, la quasi-totalité de ces crimes passe inaperçue, sauf des proches ou de la police. D’autres attirent l’attention de l’opinion publique, l’émeuvent ou la fascinent, comme ceux des tueurs en série, ou encore les attentats terroristes. Jacques Lacan constate, dans son Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie, « qu’il n’est pas de société qui ne comporte une loi positive, que celle-ci soit traditionnelle ou écrite, de coutume ou de droit. Il n’en est pas non plus où n’apparaissent dans le groupe tous les degrés de transgression qui définissent le crime1 ». Une société dépourvue de criminalité est inenvisageable : telle est la première évidence paradoxale que fait surgir la réflexion sociologique. Nous savons depuis Freud que le crime primordial, l’Œdipe, est au fondement de l’humanisation et aux origines de la culture. Totem et tabou démontre, selon Lacan, qu’avec la loi et le crime commence l’homme.
Jacques-Alain Miller affirme ainsi que « Rien n’est plus humain que le crime2 ». Cet énoncé est un véritable crime de lèse-majesté, qui heurte la réprobation unanime de l’acte immoral en soi : chacun de nous pourrait être un criminel qui s’ignore ? Avouons-le : « L’étonnement, qui confine à l’effroi, l’horreur et le frisson sacré3 » nous saisissent lors des procès des grands criminels, à la lecture des polars ou devant les séries policières, face aux crimes de toutes natures. L’actualité nous porte à une question qui fait débat : la montée des radicalisations dites religieuses est-elle le signe du triomphe de la religion anticipé en son temps par Lacan ? « On va nous sécréter du sens à en veux-tu en voilà, et cela nourrira non seulement la vraie religion, mais un tas de fausses.4 » La radicalisation religieuse est sémantophilique. Le rappeler explique en quoi elle est si active, si autonome par rapport à d’autres modalités des radicalisations, alors que la psychanalyse nous apprend à viser le vide de sens.
Lacan s’est très tôt intéressé au crime, avec la tentative d’assassinat effectuée par Aimée sur une actrice parisienne qui a fait l’objet de sa thèse de médecine5 en 1932. Pour saisir la vérité du sujet, au-delà de la réalité avérée des faits, Lacan a mis en relief les productions langagières d’Aimée en lien avec les événements de son histoire. Afin de comprendre la logique subjective à l’œuvre dans le crime – un acte d’autopunition –, il a observé Aimée presque quotidiennement pendant près d’un an et demi. Il a complété cet examen par tous les moyens que lui offrait le laboratoire sans négliger l’enquête sociale, et a interrogé les proches de sa patiente et les personnes qu’elle a côtoyées. Il notera que seule la condamnation de l’acte d’Aimée par cette instance symbolique qu’est la justice lui donnera la satisfaction du désir accompli et permettra l’évaporation de son délire.
Le réel du crime, quelle que soit la structure du sujet, s’inscrit toujours dans des coordonnées symboliques. Le crime est l’affaire des êtres parlants.
Cécile Favreau de Rivals
[1] Lacan, J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 126.
[2] Miller J.-A., « Rien n’est plus humain que le crime », Mental, n°21, septembre 2008, p. 7-14.
[3] Kant E., « Critique du jugement », Livre II : Analytique du sublime, Disponible sur internet, p. 77.
[4] Lacan J., Le triomphe de la religion précédé de Discours aux catholiques, Paris, Seuil, 2005, p. 81.
[5] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1975.