Le crime est le S1 qui appelle l’enquête, S2. Curieux cependant que ce mot d’enquête puisse être associé indifféremment aux adjectifs « criminel » et « policier ». De quel crime s’agit-il alors ? Le crime de la soif pour le savoir, de la quête de tout savoir ? On connaît ce proverbe qu’on dit souvent aux enfants : « Tout savoir et rien payer ». Se pose alors la question : quel est le prix du savoir ?
Sur les plates-formes proposant des films ou des séries, l’abondance des œuvres montre combien ce genre est populaire dans tous les pays et toutes les langues.
Il s’agit d’un genre codé. En effet, si certains romans avant le XIXe siècle peuvent répondre aux critères du genre, certaines nouvelles d’Edgar Poe par exemple, ou en Chine les affaires du juge Ti pour lesquelles déjà la déduction est centrale, ce n’est qu’à partir de la montée des sciences dans le champ des savoirs que le roman policier se développe. Le prototype en est Sherlock Holmes de Conan Doyle : déductions et matérialité de la preuve.
En français, une des plus célèbres et anciennes collections de « polars » s’appelait La série noire, sans doute à cause de la noirceur du crime. En italien, on les nomme les librigialli soit « les jaunes », du nom d’une collection de romans policiers créée en 1929 par les éditions Mondadori. Depuis le jaune est en Italie la couleur du crime.
La clef de l’énigme
Romans sur papier et feuilletons télévisuels transforment le lecteur ou le spectateur en enquêteur sur un crime. Partons donc de là, de la notion d’enquête.
Il faut que j’avoue : les romans policiers peuvent fonctionner, me concernant, à la façon d’une addiction, sur papier, sur tablette. Selon la même logique addictive, je ne regarde les séries policières télévisées, diffusées selon un épisode hebdomadaire, que lorsqu’elles sont disponibles dans leur totalité et l’énigme tirée au clair. Car l’enquête exige l’énigme.
Le rapport avec la psychanalyse est patent dès l’origine de celle-ci. Cela commence avec Freud par Œdipe, car Œdipe est celui qui croit trouver la clef de l’énigme et mène l’enquête sur ses origines.
Chaque cure, Lacan s’en étonne d’ailleurs, commence par le récit fait par l’analysant des bribes de son histoire infantile, indices mémoriels, laissées par ce qui fit trauma. Une enquête sur les signifiants clefs qui capitonnent l’inconscient est donc le passage obligé pour que l’analysant puisse faire face à sa jouissance. Il ne pourra en trouver la clef qu’en traquant la logique de son ou ses symptômes, celle-là même qui l’a conduit vers l’analyste. Comme Œdipe, il veut savoir, croyant pouvoir ainsi échapper à son impuissance face au désir qui le guide, à son destin.
L’interprétation et le pouvoir de la vérité
Pourtant il convient d’ajouter un autre élément présent tout au long de l’histoire d’Œdipe. Les paroles supposées l’éclairer dans son enquête sont celles des devins. Analogues aux récits des rêves, ces paroles oraculaires introduisent certes la vérité, mais pas sans l’interprétation. Ainsi Freud aborde-t-il par une interprétation méticuleuse de chacun de ses éléments le rêve inaugural de La science des rêves, dit rêve de l’injection faite à Irma.
Mais l’interprétation, chaque fois qu’elle fait surgir du sens, renforce le pouvoir de la vérité. Lacan, à la fin du Séminaire, livre III, Les Psychoses, introduit par la grammaire deux formulations1 : « Tu es celui qui me suivra » et « Tu es celui qui me suivras ». Sans les écrire, impossible de les différencier. Il développera, des années plus tard, ce dynamitage du sens qu’est l’équivoque.
Le malentendu au service de l’en-quête
Mais un autre élément essentiel à l’interprétation, réel cette fois, apparaît dans les dits oraculaires faits par les devins à Œdipe. Il s’agit du malentendu qui est au principe même du dire. Le malentendu porte en effet sur le lien impossible entre ce qui est dit et ce qui est entendu.
Pas de quête de la vérité qui ne soit soumise au malentendu.
Cédons la parole à Lacan. En 1980, lors de son Séminaire, il énonce : « Ce séminaire, je le tiens moins qu’il ne me tient […] par le malentendu […] Je suis un traumatisé du malentendu. Comme je ne m’y fais pas, je me fatigue à le dissoudre. Et du coup, je le nourris.2 » La psychanalyse met au travail le malentendu.
Sachant qu’elle ne peut en venir à bout dans la quête de vérité qui pousse l’analysant, elle met le malentendu au service de sa quête d’un savoir sur l’énigme de sa jouissance.
Marie-Hélène Brousse
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 307-320.
[2] Lacan J., « Le malentendu », Ornicar ?, n°22-23, Paris, Navarin, 1981, p. 11-12.