CHRONIQUE DU MALAISE : Des corps pour des images sucrées

 

Au départ, Instagram, l’application connue pour ne diffuser que des images, était un instrument pour hipster branché dans l’univers de la tech : une application simple pour exposer des photos. Façade utilisateur sobre, pas de fioriture, on s’abonne, point. L’intérêt de Kevin Systrom, un de ses fondateurs, pour la prise d’images – celle quand on tient l’appareil photo –, l’a conduit, durant ses études, à étudier les techniques de développement argentique en Italie. Plus exactement, l’enseignement qu’il a reçu en Europe va le faire basculer dans un monde nouveau : celui de la photo qui ne se veut pas forcément belle mais s’altère, produisant des défauts qui lui donnent sa signature : de la surexposition, du flou, des couleurs délavées ou criardes. Il devient notamment adepte du Holga 120, appareil photo sorti en 1982 à Hong Kong, qui va devenir le matériel branché de nombreux artistes. Focale et ouverture fixes, lentille en plastique, on peut jouer autant qu’on veut avec ce petit engin simple et pas très beau qui permet bien des facéties intéressantes.

Rapidement, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, en investisseur avisé, sent la menace et le bon coup à jouer. Il pose un milliard de dollars sur la table pour se faire le propriétaire d’Instagram.

Évidemment, dans l’écosystème hipster, la planche à billets Facebook fait grincer, en même temps que le rachat inéluctable. M. Zuckerberg sait parfaitement que Facebook est un instrument complexe qui a été créé pour ordinateur de bureau à la fin du XXe siècle. Il se dit à bas bruit que c’est un truc vieillissant pour ordinateur à colonne ou pour oisifs excentriques qui voudraient apprendre, en connaisseurs pointus, les millions de fonctionnalités. À la fin, seule ambition de l’entreprise : aspirer les données de chacun pour les revendre ailleurs.

Pour rentabiliser son achat, Facebook va imposer à Instagram son modèle économique en devenant un support publicitaire. Cela a commencé par une seule publicité par jour que l’on était libre de masquer. Puis deux, puis des milliers.

Cependant, il va s’agir pour Facebook d’opérer un traitement de l’image. Le cliché original, singulier, et la montre Vuitton vont mal ensemble. Si la photographie diffusée sur le réseau faisait la place à la création, K. Systrom, – conseillé par sa femme et quelques photographes qui connaissent bien la technique –, a fait entrer le loup dans la bergerie en créant des filtres, pour faire tendre la photographie made in smartphone vers quelque chose de plus léché. De la photo qui nécessitait d’entrer dans un univers, l’application va progressivement tendre vers ce contre quoi elle avait été créée : un catalogue propre, avec des teintes sucrées, une définition parfaite dans des conditions optimales d’exposition. Le palmier de la côte ouest devient vert pétard pour s’allier avec le teeshirt et la chaussure d’influenceurs botoxés à Dubaï. Crac. Les constructeurs de smartphones ont suivi le mouvement en proposant des appareils photo que l’on extrait de sa poche pour obtenir du propre et du vif, du net et du corrigé. Une sorte de mensonge visuel, donc.

Ce mensonge se voit décuplé par la technologie. D’emporter avec soi de quoi faire une photo proprette rend la vie simple comme un regard généralisé. Donc, conséquemment, cette généralisation a tué le regard pour lui faire dominer la géométrie perceptive et l’imposition de la lumière. Lacan souligne à ce propos : « La relation du sujet avec ce qu’il en est proprement de la lumière semble bien s’annoncer déjà comme ambiguë. » [1] Les évolutions industrielles d’Instagram se sont solidement appuyées sur cette ambiguïté. Désormais, ce sont les corps qu’il s’agit de modifier en masse pour les faire entrer dans l’application. Ce n’est pas tant le regard qui s’impose que le corps instagramé qui se vend.

Luc Garcia

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 88.




CHRONIQUE DU MALAISE : De quel réel parlons-nous ?

 

Le 14 septembre dernier, l’Agence France Presse rapportait les propos de Tedros Adhanom Ghebreyesus, selon qui on voyait désormais la fin de l’épidémie de Covid-19. Le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), qui, dans un atermoiement délicieusement diplomatique, n’avait pas vraiment annoncé le début de l’épidémie, a aussi administré une parabole sportive : « Quelqu’un qui court un marathon ne s’arrête pas quand il aperçoit la ligne d’arrivée. Il court plus vite, avec toute l’énergie qui lui reste. Et nous aussi. Nous pouvons tous voir la ligne d’arrivée, nous sommes en passe de gagner mais ce serait vraiment le plus mauvais moment de s’arrêter de courir » [1].

Ces propos étonnent. Le virus ne veut rien, il se moque de la performance. Sans hôte, il est inerte. Si les conditions sont réunies (température, hydrométrie, pression, distance, charge virale ou d’autres encore que l’on ne connaît pas), le virus se réplique, certaines mutations sont favorisées, et ainsi de suite.

Or, selon les termes de M. Ghebreyesus, il faut comprendre que le virus court aussi, voire est susceptible de nous sauter au visage pendant que nous courons pour fuir. Cette idée essentialise le virus et, par le truchement de la ligne d’arrivée, fait consister une barrière. En clair, M. Ghebreyesus s’en tient à produire du symbolique à foison comme il fabriquerait une imploration divine pour venir à bout du virus. La ligne d’arrivée, c’est l’endroit où la butée logique du symbolique se disloquera comme le coureur arrache la petite ficelle lorsqu’il la franchit. Face à un tel arrangement et surtout une telle dislocation, Lacan prévient : « C’est de là que le réel surgit » [2]

M. Ghebreyesus ne fait sciemment pas référence à la science du virus, il en reste à l’étage de la personnification qui élude précisément le surgissement d’un réel. Il promeut une menace à laquelle il s’agit d’échapper comme on contournerait une tempête sur l’océan. Le virus présente un comportement de prédateur auquel doit répondre l’intention comportementale des populations sur lesquelles il s’abat. Attraper le virus, tomber malade devient une malédiction. Le symbolique ne vise pas la compréhension d’un mécanisme viral mais la description de ladite malédiction. Contrôler les désastres du virus revient à contrôler les usages sociaux des populations. Être touché par le Covid est la conséquence d’un trop grand relâchement. C’est le tour spectaculaire que le régime chinois a opéré : inculquer qu’un malade est une nuisance qui colporte le mal par faute d’une jouissance inadaptée au virus. Donc, on vous calfeutre ; cette finalité qui vise d’avoir le virus à l’usure justifie n’importe quel moyen.

Mais il y a pire. Soit on discute ARN messager, soit on discute scellés sur la porte, enfermement H24, et l’on collationne non plus un savoir sur le virus mais un savoir sur les conditions de sa transmission. Or, les conditions de sa transmission, c’est qu’il suffira toujours qu’un cœur batte quelque part sur terre pour qu’il y ait du virus. 

De l’animal à l’humain et retour.

La stratégie dite du « 0 Covid » qui n’est plus pratiquée qu’en Chine vise à faire d’une population l’obstacle de son régime politique, la veille du renouvellement du mandat de Xi Jinping. On n’échappe au virus qu’à la condition de ne pas échapper à Xi Jinping. La science de l’ARN ou la science du fichage statistique : la course est lancée. L’OMS s’est rangée en dehors de la biologie du virus pour privilégier la menace que fait peser l’humanité sur l’humanité. Le virus agit comme le ferment d’une gestion des populations. Le fichage contemporain, qui a débuté en Syrie, se poursuit à Pékin dont la population globale vieillit à force de compter toute la journée. Le Covid était le cadeau parfait pour accélérer le mouvement. Conséquence : de quel réel parlons-nous ?

Luc Garcia

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[1] Le Monde, 14 septembre 2022, https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/09/14/covid-19-la-fin-de-la-pandemie-est-a-portee-de-main-pour-le-chef-de-l-oms_6141625_3244.html

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 143.




CHRONIQUE DU MALAISE : Toujours plus loin

 

Il y a quinze jours, j’évoquais dans Hebdo-Blog la phrase de Lacan « Tout le monde est fou » et j’en montrais deux guises [1]. Il y a aussi une folie qui consiste à aller toujours plus loin dans la mise en œuvre de la pulsion de mort.

C’est un autre film qui me vient à ce propos, Decision to leave [2], un très beau drame romantique policier du réalisateur coréen Park Chan-Wook. Un inspecteur chevronné, dont l’idéal est de démêler les crimes, y tombe amoureux d’une suspecte. Cet amour apparait après-coup lui avoir fait perdre le fil de l’enquête et aussi sa propre valeur à l’égard de ses idéaux. Il y perd le fondement de son narcissisme et sombre dans la mélancolie. Cette femme va chercher à lui rendre le plaisir de vivre et son sentiment d’honneur perdu, en lui apportant l’objet de sa satisfaction sous la forme de deux crimes.

C’est la mise en jeu de la pulsion de mort au service de l’amour. Après tout, nous savons que l’amour et la haine sont liés de structure. C’est ce que Freud souligne dans sa réponse à Einstein [3]. Après avoir distingué pulsions érotiques et d’agression, il les conjoint : « une pulsion d’une de ces deux sortes ne peut pour ainsi dire jamais s’exercer isolément ; elle est toujours liée ou […] alliée à une certaine quantité de l’autre partie » [4]. C’est de structure, comme l’est le lien amour-haine et le couple attraction-répulsion en physique, répond le psychanalyste au physicien.

Il est amusant de noter que, dans ce texte, Freud interpelle aussi Einstein sur le caractère scientifique de leurs recherches : « Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une sorte de mythologie, pas même réjouissante dans ce cas. […] En est-il autrement pour vous dans la physique contemporaine ? » [5]

Que l’amour inclue la haine, c’est ce que Lacan exprime en raccourci dans son néologisme « l’hainamoration » [6]. L’amour désirant au moins être réciproque inclut en effet toujours le vœu que l’aimant manque à l’aimé. Ce vœu du manque n’est-ce pas déjà de la haine ? [7]

Park Chan-Wook réussit à nous montrer le paradoxe d’une figure où la pulsion destructrice est mise au service du soutien de la vie et de l’amour. Cette femme va toujours plus loin pour permettre à l’homme qu’elle aime de retrouver son sentiment de l’idéal et son goût de vivre. Ici Thanatos est le soutien d’Éros.

Dans un tout autre contexte, l’actualité la plus récente nous montre la mise en jeu toujours plus loin de la pulsion de destruction, dans les menaces que porte le plus récent discours de Poutine. « L’enthousiasme guerrier » [8], comme s’exprime Freud dans sa lettre à Einstein, ne semble pas partagé par beaucoup de Russes, mais il est bien présent pour un certain nombre, et au moins dans l’entourage du président.

L’annonce d’une mobilisation populaire, fût-elle encore partielle, et la menace non voilée d’user de l’arme nucléaire, même tactique, sont incontestablement une mise en jeu de la pulsion de mort, pour à la fois mobiliser la masse et faire peur aux foules ennemies. L’envoi de jeunes, et moins jeunes, Russes au combat est une mise en jeu très réelle d’un pousse à la mort, alors que les menaces se limitent, pour le moment, à un effet de discours. Ici aussi la pulsion de mort est mise en jeu comme outil au service d’un idéal, celui d’une Russie impériale. Mais n’est-elle pas aussi une sorte de partenaire amoureux insatiable à satisfaire ?

« Lorsque l’intégrité territoriale de notre pays est menacée – dit Poutine – nous utilisons certainement tous les moyens à notre disposition pour protéger la Russie et notre peuple. Ce n’est pas du bluff. » [9] Nous pourrions en déduire : donc c’est du bluff. Dénégation. Sauf si c’est un discours qui porte l’inconscient à ciel ouvert. À quelle folie a-t-on exactement à faire ?

Alexandre Stevens

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[1] Stevens A., « À chacun sa folie », Hebdo-Blog n°278, 12 septembre 2022, https://www.hebdo-blog.fr/a-chacun-sa-folie/

[2] Decision to leave, film du réalisateur sud-coréen Park Chan-Wook, 2022.

[3] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.

[4] Ibid., p. 210.

[5] Ibid., p. 211-212.

[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 84.

[7] Jacques-Alain Miller développe cela dans « Sobre fenómenos de amor y odio en psicoanálisis », Introducción a la Clínica Lacaniana, Colección ELP, Barcelona, RBA, 2006.

[8] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », op. cit., p. 209.

[9] Vitkine B., « La fuite en avant de Vladimir Poutine : mobilisation de 300 000 réservistes et chantage nucléaire », Le Monde, 21 septembre 2022, consultable sur internet.




CHRONIQUE DU MALAISE : Comment la loi peut-elle aménager la fin de vie ?

 

« Je ne suis pas anxieux de poursuivre à toute force. Si je suis trop malade,
je n’ai aucune envie d’être traîné dans une brouette. » [1]
Jean-Luc Godard

Emmanuel Macron a confirmé la semaine dernière le lancement en octobre d’une convention citoyenne sur la fin de vie. La même semaine le CCNE [2] a rendu public un avis sur cette question [3]. La coïncidence avec la mort de Jean-Luc Godard par suicide assisté en Suisse, annoncée le même jour, jette une lumière d’actualité supplémentaire sur le débat français.

La loi Claeys-Leonetti en vigueur à ce jour offre une possibilité de sédation profonde et continue jusqu’au décès, aux conditions d’une souffrance qui résiste au traitement, d’une affection chronique grave et d’un pronostic vital à très court terme. Cela apparaît aujourd’hui insuffisant pour soutenir la dignité de la personne face à la mort, au moins au regard de ce qui se passe dans certains pays voisins.

L’Allemagne certes n’a pas encore de loi définitive à ce propos, mais le débat y est également rouvert suite à un jugement de la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui a conclu que « la liberté de disposer de soi-même entachait d’inconstitutionnalité la disposition du code pénal allemand qui fait de l’assistance au suicide une infraction pénale. » [4] Cet avis rejette une loi précédente qui interdisait le suicide assisté, mais pour autant il ne l’autorise pas.

La Suisse et la Belgique proposent deux situations différentes, puisque dans la première seul le suicide assisté est autorisé, alors que dans l’autre, seule l’euthanasie l’est. Dans les deux cas, cela ne peut se faire qu’à la demande d’un patient capable de discernement. La différence tient à la main qui tient le produit létal : le patient lui-même pour le suicide assisté, le médecin pour l’euthanasie.

C’est un débat de société qui doit avoir lieu et se développera dans les prochains mois. Une question, dans ce débat, nous concerne directement, celui de la souffrance psychique et de la prise en compte de l’inconscient du sujet.

Le président français « a précisé, lundi soir, qu’il regardait “le modèle belge, mais pas du coup comme un modèle qui serait à calquer” – une nuance, alors qu’il avait dit, lors de la campagne présidentielle, être favorable à une évolution de la France dans cette direction. Le chef de l’État a ajouté ne pas être “à laise avec le modèle suisse, qui est vraiment un suicide assisté » [5]. Or il y a dans le modèle belge un problème majeur.

Le CCNE résume bien la législation belge en cette matière : « Le patient qui souhaite être euthanasié doit se trouver dans une situation médicale sans issue et faire état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable. » [6] Ajoutons que la loi n’implique pas que le pronostic vital soit engagé à court terme.

Le comité d’éthique français est par ailleurs prudent en ce qui concerne le cas de la douleur psychique et des troubles mentaux puisqu’il nuance son avis en précisant que l’aide active à mourir doit pour ces cas-là faire encore l’objet de réflexions ultérieures [7]. C’est en effet sur ce point qu’un problème éthique majeur apparaît dans la loi belge.

Comme l’écrit notre collègue du Kring voor psychoanalyse, Geert Hoornaert : « Le discours sur l’euthanasie fonctionne comme une sorte d’“accommodation discursive” au délire psychotique, comme une sorte de prêt-à-porter dans lequel ce délire est guidé en douceur vers le passage-à-l’acte. » [8] Un procès célèbre en Belgique a mis cette question sur le terrain judiciaire sans que la conclusion ne puisse en être complètement tirée [9].

Comment préciser en effet ce qu’est une souffrance « psychique » sans inclure, au-delà de la notion d’autonomie de l’individu capable de discernement, celle de souffrance subjective en lien avec l’inconscient ? Sur ce point la loi soutient l’affirmation produite par l’individu comme une volonté décidée, comme un « je suis » sans faille, hors division du sujet. Et puis l’existence même de ce discours sur l’euthanasie pour douleur psychique ne fait-elle pas un appel à ce que des sujets y trouvent une solution qu’eux-mêmes n’auraient pas construite ainsi, sans l’appel du signifiant auquel ils peuvent être prêts à répondre par un acte ?

Alexandre Stevens

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[1] Godard J.-L., interview accordée à la Radio-Télévision suisse (RTS), mai 2014.

[2] Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé.

[3] « Avis 139, Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité », Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, rendu public le 13 septembre 2022, consultable sur internet.

[4] Ibid., p. 29-30.

[5] Morel S., Wieder T., Bonnel O., Stroobants J.-P., « Fin de vie : dans les pays européens, des évolutions récentes », Le Monde, 13 septembre 2022, consultable sur internet.

[6] « Avis 139 », op. cit., p. 45.

[7] Cf. ibid., p. 33.

[8] G. Hoornaert, « “Van nee” zeggen », Atelier lacaniaanse kliniek, 3 mei 2021. Traduction libre par l’auteur du présent texte.

[9] « L’affaire Tine Nys » ; diagnostiquée autiste Asperger, Tine Nys avait été euthanasiée en 2010.




CHRONIQUE DU MALAISE : À chacun sa folie

 

En revoyant récemment le film « Adoration » (2020) du réalisateur belge Fabrice Du Welz, je n’ai pu m’empêcher de penser à la phrase de Lacan « Tout le monde est fou » [1]. Ce n’est bien sûr pas tout le monde, mais deux jeunes adolescents, dans l’excès, fous tous les deux, mais pas de la même manière. C’est ce qui fait l’intérêt du film, la folie de l’amour naissant et la folie de la psychose.

Il est tendre et un peu rêveur. Il sauve un oiseau pris dans un filet, puis le soigne et le nourrit : il aime sauver l’autre. Elle est belle et gentille, dit-il, mais elle est aussi méchante et dangereuse, lui dit un soignant. La rencontre a lieu dans les dépendances de ce qui semble être un hôpital psychiatrique, mais dont on ne verra jamais d’autre patient qu’elle. En courant, elle le renverse et il est immédiatement fasciné par elle. Se noue ainsi un étrange lien où elle le convainc de la présence d’un autre méchant dont il doit la sauver. Ils fuguent, mais on saisit vite que c’est pour le pire.

Disons tout de suite que ce n’est pas un délire à deux, comme Lacan l’évoque à propos des sœurs Papin [2]. Elle délire, entend des voix et commet des passages à l’acte effarants. Mais à d’autres moments elle semble réglée, plus apaisée. Et il suffit d’un détail pour que cela bascule à nouveau parce que l’interprétation est déjà là, prête à se saisir du signe. Cela lui donne un aspect déréglé, avec le corps toujours en mouvement. C’est avec beaucoup de subtilité que le réalisateur nous présente ici cette plongée dans la psychose.

Le jeune adolescent, lui, est fasciné par ce corps vivant, par ce regard d’un bleu profond, à la fois vif, dur et insondable dans sa fixité, par cette jouissance sans cesse renouvelée. C’est cette fascination qu’il adore. Elle représente une énigme de la jouissance. Dans le Séminaire Le Sinthome, Lacan affirme que « l’adoration est le seul rapport que le parlêtre a à son corps » [3]. Mais faute sans doute, pour ce jeune sujet, d’une consistance suffisante du corps propre, il en cherche le sens, il pense, et la pensée introduit l’autre corps, l’adoration de l’autre.

Lacan dit que « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas » [4]. Il ne l’a pas parce que c’est plutôt lui qui nous tient. Et c’est en face de l’autre que le mystère de cette jouissance lui apparaît. C’est là qu’il en cherche le sens, de l’oiseau blessé à la fille hallucinée. Il pense.

Deux pages avant ce passage, Lacan évoque la pensée : « l’ébauche même de ce qu’on appelle la pensée, que tout ce qui fait sens, comporte, dès que ça montre le bout de son nez, une référence, une gravitation à l’acte sexuel » [5]. Et Jacques-Alain Miller commente cela ainsi : « La pensée […] introduit l’adoration de l’autre corps. » C’est ce qui se passe ici pour ce jeune adolescent. Il pense, donc il aime. À aucun moment il n’entre dans le délire de cette jeune fille, il cherche tout au plus à l’apaiser, mais surtout il l’observe et la suit, jusqu’au bout.

Après tout, ce processus de pensée n’est pas si éloigné du délire. La connaissance est trompeuse, ajoute Lacan. Et si l’amour tient ainsi de la pensée, il peut être un délire.

« Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant. » [6]

Alexandre Stevens

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[1] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, janvier 1979, p. 278.

[2] Cf. Lacan J., « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, Paris, 1975, p. 395.

[3] Lacan J, Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 66.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 64.

[6] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », op. cit., p. 278.

 




CHRONIQUE DU MALAISE : Peut-on savoir ce que tu es ?

 

Depuis plusieurs années le service de développement d’identité de genre pour enfants (GIDS) [1] de la Tavistock Clinic, le seul du Royaume-Uni, est régulièrement mis en cause. Le voilà obligé de fermer d’ici le printemps prochain suite à une décision du service national de santé britannique, le NHS [2].

Charlie Hebdo, qui aborde ce sujet, illustre son article d’une caricature : un jeune ado est entre ses parents face au médecin. Sa mère lui dit : « Allez, mon chéri, dis-nous, quoi ?! Tu te sens plutôt Homme comme papa ou Femme comme maman ? Nous avons besoin de savoir pour bloquer ou non ta puberté… » et le père ajoute : « Il faut prendre ta décision, le docteur n’a pas que ça à faire, tu sais… Alors ?! » [3] C’est bien de cela qu’il s’agit, un « dis-nous ce que tu es » pour qu’on puisse fixer ça.

En 2015, un rapport mettait en cause sa gestion du nombre d’admissions. En 2018, le docteur David Bell, un psychiatre très respecté de la Tavistock, a affirmé que « les besoins des enfants y sont rencontrés de manière lamentablement inadéquate » [4], et en 2021 l’organisme de surveillance de la santé (CQC) [5] lui a donné la note la plus basse.

Entretemps la justice avait été saisie. C’est l’affaire Keira Bell, du nom de cette jeune femme qui avait attaqué la Tavistock en contestant la valeur de son consentement aux bloqueurs de puberté reçus à l’âge de seize ans, avant des injections de testostérone et une mastectomie. « J’ai vécu beaucoup de détresse à l’adolescence, a-t-elle déclaré à la BBC. En fait j’avais juste besoin d’un soutien psychologique et d’une thérapie pour tout ce que j’ai vécu. » [6] La Haute Cour de Londres lui a donné raison, avant que la cour d’appel n’infirme ce jugement sur un principe juridique : « c’est aux cliniciens plutôt qu’au tribunal de décider de la compétence à consentir » [7].

Le NHS a dès lors commandé une enquête indépendante au docteur Hilary Cass, une pédiatre renommée, dont le rapport attire spécialement l’attention sur deux points : les bloqueurs et le consentement.

Les bloqueurs de puberté sont prescrits sans que l’on connaisse leurs effets et conséquences sur le long terme, dénonce le rapport. « Nous ne comprenons pas entièrement le rôle des hormones sexuelles dans le développement de la sexualité et de l’identité de genre au début de l’adolescence. Par conséquent nous ne pouvons pas être sûrs de l’impact de l’arrêt de ces poussées d’hormones sur la maturation psychosexuelle et de genre. » [8]

Mais il y a peut-être pire, puisqu’ils sont prescrits pour permettre une pause, or « nous n’avons aucun moyen de savoir si, au lieu de gagner du temps pour prendre une décision, les bloqueurs de puberté ne risquent pas de perturber ce processus de décision » [9]. Au-delà de la question formelle du consentement, c’est le choix du sujet qui peut être mis en danger par ces procédés.

Regrettant l’insuffisance d’études sur les effets de ces substances, le docteur H. Cass en conclut que « les questions en suspens resteront sans réponse et le manque de preuves continuera à être comblé par des opinions polarisées et des conjectures » [10]. C’est l’idéologie qui passe alors au premier plan, au détriment de l’écoute des adolescents.

Alexandre Stevens

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[1] Gender Identity Development Service.

[2] National Health Service.

[3] McLiam Wilson R., « En Angleterre, l’identité de genre fait demi-tour », Charlie Hebdo, 10 août 2022.

[4] Barnes H., « The crisis at the Tavistock’s child gender clinic », BBC Newsnight, 30 mars 2021, disponible sur internet. Traduction de l’auteur.

[5] Care Quality Commission.

[6] Andersson J., Rhoden-Paul A, « NHS to close Tavistock child gender identity clinic », BBC News, 28 juillet 2022, disponible sur internet. Traduction de l’auteur.

[7] Siddique H., « Appeal court overturns UK puberty blockers ruling for under-16s », The Guardian, 17 septembre 2021, disponible sur internet. Traduction de l’auteur.

[8] Cass H., « Letter to NHSE », The Cass Review, 19 juillet 2022, disponible sur internet : Cass-Review-Letter-to-NHSE_19-July-2022.pdf. Traduction de l’auteur.

[9] Ibid.

[10] Ibid.




CHRONIQUE DU MALAISE : L’horreur de savoir et la parole de vérité (II)

 

Une place à laisser vide

Le passage à l’analyste ne s’opère donc pas sur les chemins de la vérité, mais sur ceux du savoir. Le chiasme de départ entre amour de la vérité et supposition de savoir se transforme en désupposition de savoir et réduction de la vérité à une fiction. Après avoir affronté, surmonté le transfert négatif du « je n’en veux rien savoir », il faut laisser libre la place de la vérité, elle doit rester cachée ; toute tentative de la montrer, de la dire toute revient à dire un mensonge, plus ou moins effroyable. Il faut s’en tenir au savoir qui s’en est déposé.

C’est un point que reprend Lacan dans LEnvers de la psychanalyse pour le préciser. « Rien n’est incompatible avec la vérité : on pisse, on crache dedans. C’est un lieu de passage, ou pour mieux dire, d’évacuation, du savoir comme du reste » [1].

Lacan oppose ensuite la posture de certains analystes qui croient pouvoir se tenir au lieu de la vérité sans avoir à passer par le savoir, qui seul permet de défaire les croyances à la vérité. « On peut s’y tenir en permanence, et même en raffoler. Il est notable que j’ai mis en garde le psychanalyste de connoter d’amour ce lieu à quoi il est fiancé par son savoir, lui. Je vous le dis tout de suite : on n’épouse pas la vérité ; avec elle, pas de contrat, et d’union libre encore moins. Elle ne supporte rien de tout ça. La vérité est séduction d’abord, et pour vous couillonner. Pour ne pas s’y laisser prendre, il faut être fort. Ce n’est pas votre cas. Ainsi parlais-je aux psychanalystes, ce fantôme que je hèle » [2]. La séduction de la vérité est telle qu’on peut vouloir s’y tenir. C’est le ressort de la position anti-intellectualiste dans la psychanalyse ou encore celle des tenants de la clinique séparée de la théorie, ou de l’écoute sacralisée. Cette illusion est le point de faiblesse du psychanalyste dont Lacan parle. Il n’est nul psychanalyste en particulier. C’est une fiction, mais Lacan veut attacher fermement le psychanalyste dont il parle au savoir. Ce n’est pas de la vérité qu’on apprend, on doit le savoir. Le bout de vérité, c’est ce qui peut s’en écrire. C’est ce que dit le chapitre IV du Séminaire XVII : « vérité n’est pas un mot à manier hors de la logique propositionnelle, où l’on en fait une valeur, réduite à l’inscription, au maniement d’un symbole […]. Cet usage […] est très particulièrement dépourvu d’espoir. C’est bien ce qu’il a de salubre » [3].

Noter la place dun manque

À condition de laisser dans le langage, la place du vrai sur le vrai libre, alors peut s’y manifester l’inconscient comme savoir. Il se manifeste dans les ruptures, brisures et ratures de la chaîne langagière des échanges, de la soi-disant communication. « C’est même pourquoi l’inconscient qui le dit, le vrai sur le vrai, est structuré comme un langage […]. Ce manque du vrai sur le vrai […] c’est là proprement la place de l’Urverdrängung » [4].

Lacan met donc le refoulé primordial non pas du côté du savoir à produire, mais de la structure en impasse de la vérité. Il faut la réduire à une place maniable, une fiction féconde, mais place d’un manque. « Ce qu’il y a d’effroyable dans la vérité, c’est ce qu’elle met à sa place ». Cette place n’est pas nommable, mais relève de l’écrit. C’est celle d’où l’on parle.

Éric Laurent

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, LEnvers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 214.

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 62.

[4] Lacan J., « La science et la vérité », écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 868.




CHRONIQUE DU MALAISE : L’horreur de savoir et la parole de vérité (I)

 

Il n’y a pas de « désir de savoir », de Wissentriebe. Pourtant, à la fin d’une analyse, surgit un désir inédit. Sous le nom de désir de l’analyste, ce désir de savoir inédit affronte « la cause de son horreur, de sa propre, à lui, détachée de celle de tous, horreur de savoir » [1]. C’est un moment de bascule où la vérité comme plainte laisse sa place au savoir qui vient occuper la place de la vérité.

Vérité et transfert négatif

La vérité n’a pas cessé d’être déplacée par l’enseignement de Lacan. Prendre en compte la plainte dans sa dimension de vérité, comme Freud l’a inauguré, permet de soutenir une pratique des effets de vérité, susceptible d’y produire des levées de voile. Cette pratique procède de la parole et fait fond sur la parole vraie. Mais elle est liée à l’amour de transfert, qui lui, n’est pas amour de la vérité mais supposition de savoir.

Lacan a mis en valeur la tension entre vérité et savoir de différentes façons. Il a toujours davantage mis en lumière que l’issue du processus est du côté du savoir et non de la vérité. Il a découragé ses élèves de suivre les chantres de la vérité. Si elle est source de quelque chose, nous dit-il, c’est plutôt d’un transfert négatif, ce qu’il va appeler une horreur. « Moi, la vérité, je parle… », prosopopée de la vérité, forgée par Lacan et publiée en 1956, dans la conférence intitulée « la Chose freudienne ». Dix ans après dans « La science et la vérité », Lacan ajoute un commentaire : « Pensez à la chose innommable qui, de pouvoir prononcer ces mots, irait à l’être du langage, pour les entendre comme ils doivent être prononcés, dans l’horreur. » [2]

Pour faire sentir cette horreur, Lacan passe par un apologue de Baltasar Gracián. À la fin du Séminaire XVII, Lacan s’approche de la « chose innommable » (et non plus de la chose freudienne), en commentant une des références majeures de B. Gracián qui, dans son Criticon, imagine la ville idéale de la vérité, dans la splendeur de son évidence : « Les maisons étaient en cristal, aux portes et fenêtres ouvertes à deux battants ; il n’y avait pas de traîtresses jalousies, ni de couverture de camouflage. Même le ciel y était très clair et très serein, sans brumes d’embuscade […] Mais sa joie ne dura pas longtemps : se dirigeant vers la grand-place où se trouvait le palais transparent de la Vérité triomphante, ils entendirent, avant de l’atteindre, des cris immenses comme sortis de la gorge de quelque géant :  Gare au monstre ! Gare à l’ogre ! Sauvez-vous, tous, ça y est, la Vérité a accouché, un fils hideux, odieux, abominable ! Il arrive, il vient, il vole ! À cette épouvantable clameur, chacun prit la fuite. » [3]

Au chapitre suivant, le héros apprend que le monde n’est pas transparent, qu’il est tout chiffré, et que l’évidence du cristal n’est que mensonge. « Alors, toutes les vérités sont chiffrées ?  Je te répète que oui, de la première à la dernière. » [4] La conséquence de cette nécessité du déchiffrage, face à la vérité, est que son premier rejeton est la haine d’être ainsi contraint. Le héros entend que le monstre qu’ils ont fui est « la Haine, la fille aînée de la Vérité ».

Éric Laurent

Suite de la chronique dans l’Hebdo-Blog 275.

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[1] Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 309.

[2] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 866.

[3] Gracián B., Le Criticon, Paris, Seuil, 2008, p. 360-361.

[4] Ibid., p. 363.




CHRONIQUE DU MALAISE : Le désir du psychanalyste et son rapport à l’écriture

 

En 1973, Lacan adresse une lettre à ses élèves italiens [1] où il leur propose de composer leur groupe en se recrutant à partir de l’expérience de la passe, eux-mêmes faisant fonction de passeurs. Il y précise ce qu’il entend par l’autorisation particulière que permet une psychanalyse : « Pas-tout être à parler ne saurait s’autoriser à faire un analyste. […] Seul l’analyste, soit pas n’importe qui, ne s’autorise que de lui-même » [2].

Il distingue donc, dans le passage au psychanalyste, les sujets qui fonctionnent comme psychanalystes – ce qui ne rend que probable qu’il y ait du psychanalyste – et la question de l’ex-sistence du psychanalyste. Lacan évite soigneusement d’évoquer l’être psychanalyste. Il se tient à ce qu’il y ait du psychanalyste comme question.

Le savoir et l’écriture

L’autorisation qu’il isole repose sur un savoir. Un savoir obtenu de l’analyse au-delà de la plainte : « savoir que l’analyse, de la plainte, ne fait qu’utiliser la vérité » [3]. Au-delà de la plainte et des effets de vérité, se situe un savoir, « le savoir en jeu […] c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel, de rapport qui puisse se mettre en écriture » [4]. Cet impossible, ce Réel, permet de constituer une nouvelle dit-mension du savoir.

La torsion repose sur ce que cet impossible à écrire produit une floraison de petites lettres, celles que Lacan a dégagées. Ces lettres permettent de noter les péripéties, pour chacun, du désir et de la jouissance, au-delà des effets de vérité que permet le dégagement du fantasme et de son fonctionnement.

Écrire ce nouveau savoir suppose un sujet qui veuille le faire. C’est un désir nouveau dans l’histoire : se faire l’agent du discours du psychanalyste. C’est un désir qui n’existait pas avant l’expérience psychanalytique, car ce qui existe est « une humanité pour qui le savoir n’est pas fait puisqu’elle ne le désire pas » [5]. L’humanité, le pour-tout homme, ce que Lacan appellera ensuite LOM, ne veut pas savoir, elle veut continuer à rêver du bonheur. Il faut donc, pour que ce nouveau désir vienne au jour, qu’un sujet rompe avec le discours commun. « Il n’y a d’analyste qu’à ce que ce désir lui vienne, soit que déjà par là il soit le rebut de la dite (humanité). » [6] Ce que Lacan a d’abord appelé le désir du psychanalyste se précise avec le discours du psychanalyste. Il suppose qu’un sujet veuille venir en place d’agent.

Le scientifique et le psychanalyste

Ce sujet d’un désir nouveau suppose un sujet préalable, le scientifique, qui a déjà existé dans l’histoire. Il produit un savoir inédit par une opération particulière. « Le scientifique produit le savoir, du semblant de s’en faire le sujet » [7]. Lacan développe là sa réflexion sur l’histoire des sciences à partir, non pas de l’objet d’une science, mais du sujet qui se fait l’agent du discours. C’est ce qu’il avait déjà souligné dans « la science et la vérité » [8]. L’originalité du scientifique n’est pas l’objet de la science, mais sa position subjective de savant. Il est celui qui se fait responsable de l’avancée de la science.  

Le discours de la science ne se tient pas pour autant dans l’empyrée. Le savant plus que faire couple avec le politique, ou avec le maître, comme Max Weber le dénonçait [9], fait couple avec le discours de l’hystérie. Il répond à la demande de savoir que formule l’hystérique qui, elle ou lui, ne se fonde que sur la passion de la vérité. S’il faut faire quelques détours pour nouer les discours du savant et de l’hystérique, il est patent que Freud a extrait la position du discours de l’analyste de son lien avec les sujets hystériques. « Quoi qu’il en soit de ce que la science doit à la structure hystérique, le roman de Freud, ce sont ses amours avec la vérité » [10]. Le roman de Freud, c’est aussi bien son recours au mythe pour donner les cadres du savoir [11].

Ce dont l’analyste doit chuter, ce dont il lui faut se séparer, c’est de la dimension du roman et des significations qu’il incarne dans des personnages. Mais aussi de la dimension du mythe, « tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure » [12], pour s’en tenir aux lettres et vouloir s’en faire l’agent.

Le paradoxe du désir de l’analyste et de son désir de savoir est qu’il passe par l’affrontement avec « la cause de son horreur, de sa propre, à lui, détachée de celle de tous, horreur de savoir » [13]. Nous verrons dans notre prochaine chronique comment opère cette horreur propre dans son rapport à la lettre.

Éric Laurent

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[1] Cf. Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 307-311.

[2] Ibid., p. 308.

[3] Lacan J., « Note sur le choix des passeurs », mai 1974, inédit, disponible en ligne.

[4] Lacan J., « Note italienne », op. cit., p. 310.

[5] Ibid., p. 308.

[6] Ibid.

[7] Ibid., p. 307.

[8] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855.

[9] Cf. Weber M., Le Savant et le politique, Paris, 10/18, 1963. Également disponible en ligne.

[10] Lacan J., « Note italienne », op. cit., p. 309.

[11] Cf. Dumézil G., Du Mythe au Roman, Paris, PUF, Collection Quadrige, 1993. Publié aussi dans Cahiers pour l’Analyse, n°7, mars-avril 1967.

[12] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.

[13] Lacan J., « Note italienne », op. cit., p. 309.




CHRONIQUE DU MALAISE : Algorithme, capitalisme et démocratie

 

En 2014, Mat Honan [1], va tenter une expérience : « liker » tout ce qui apparaîtrait sur sa page Facebook [2], sans exception. Cette expérience est relatée dans le formidable livre de David Chavalarias [3] : Toxic Data [4]. Il faut comprendre que le fil d’actualité de Facebook use d’algorithmes qui, en fonction de vos likes, du temps que vous passez sur une image, des pages clickées … vont produire des données segmentant de plus en plus vos « centres d’intérêt », afin d’obtenir un ciblage quasi singulier d’une personne. Une fois ce ciblage obtenu, Facebook revend les données à des entreprises, des sociétés spécialisées en études de marché, des médias, des associations, des partis politiques, des agences de publicité, de marketing, des groupes d’influences, des agences de renseignement…[5] Évidemment, en fonction de ce que l’on paie, on obtient un package de données plus ou moins important.

Après une heure, plus aucun message « d’amis » n’apparaissait sur le fil de M. Honan. Uniquement des marques, des publicités, des news, des vidéos…, contenus automatiques proposés par les algorithmes [6], issus de cette segmentation. M. Honan est journaliste, news et vidéos font partie de ses centres d’intérêt, et cela justifie que le fil d’actualité reste attractif. Avec les algorithmes, le ciblage capitaliste, atteint un sommet.

Juste avant de se coucher, M. Honan va liker un message pro-israélien. Dès le lendemain son fil d’actualité bascule à droite. Il va continuer l’expérience. En quelques clicks, on lui demande de liker le second amendement [7], mais aussi de plus en plus de messages connus sous le nom de faux dilemme [8]. Les messages sélectionnés ont pour but de proposer des réponses de plus en plus segmentantes, oui ou non, pour ou contre. À partir de vos likes, de votre vitesse de scrolling, de vos clicks…, l’algorithme vous amène à vous positionner de plus en plus radicalement. Vous lirez dans Toxic Data comment l’histoire se termine pour M. Honan, c’est édifiant.

Évidemment, la plupart des utilisateurs arrêtent de liker quand une information leur déplaît, mais cela aussi est repéré, l’algorithme propose alors une autre information et ainsi de suite jusqu’à ce que vous likiez des contenus permettant un oui ou non, un pour ou contre, cela peut être : vacances à la montagne ou à la mer, PSG ou OM, tel ou tel vêtement, IVG, peine de mort… Cette segmentation algorithmique vise à créer des antagonismes afin de pouvoir catégoriser toujours un peu plus. Ce type de ciblage est très ancien, mais nous sommes passés à une marchandisation quasi illimitée des opinions et comportements d’un être humain. C’est l’individu contre le sujet. Attention, l’algorithme, lui, se moque de votre opinion, mais ceux qui achètent les datas, non.

En 2016, juste avant l’élection présidentielle qui vit Donald Trump arriver au pouvoir, une agence à Saint-Pétersbourg, l’IRA [9], a acheté un petit package de données afin de tester leur capacité de déstabilisation aux USA. En quelques jours, ils ont réussi à créer de faux comptes Facebook à Houston, sous une bannière inventée de toute pièce : Heart of Texas, excitant des populations contre un centre islamique, alors que personne avant ne contestait ce centre. Dans le même temps, l’IRA créait un autre compte fake : United Muslim of America inventant des comptes de personnes musulmanes critiquant les « blancs » et faisant monter la tension dans la communauté musulmane. Le but était de savoir s’il était possible depuis Saint-Pétersbourg de déclencher des manifestations sur le sol américain. Je vous laisse découvrir le résultat [10].

La suite, vous la connaissez : élection de D. Trump, Brexit, tentative de déstabilisation de l’élection présidentielle en France… Selon D. Chavalarias, ce qui est visé par l’ultra-droite américaine, alliée à l’extrême droite française, autant que par les agences russes, c’est de faire monter les clivages, tous les clivages dans les sociétés démocratiques.

Pour ou contre, c’est la fin du S2, de la contextualisation, du débat. C’est l’opinion contre l’opinion. Ce que Lacan résume par « on ne pense qu’au moyen de l’Un » [11]. Le Un ne permet pas l’altérité. L’algorithme au service du capitalisme poursuit sa course désincarnée et froide de découpage de l’humain [12] poussant toujours plus vers l’Un-dividu [13] homothétique aux populismes, pas sans conséquence sur les enjeux démocratiques.

À suivre sur Lacan Web Télévision : D. Chavalarias y sera interviewé autour de son livre.

Laurent Dupont

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[1] Mat Honan est journaliste pour Wired, https://www.wired.com.

[2] Honan M., « I liked everything I saw on Facebook for two Days. Here’s what it did to me », Wired, 11 août 2014, disponible sur https://www.wired.com/2014/08/i-liked-everything-i-saw-on-facebook-for-two-days-heres-what-it-did-to-me/

[3] David Chavalarias est mathématicien, directeur de recherche au CNRS, au Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’EHESS. À l’Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France, qu’il dirige, il a lancé en 2016 le projet Politoscope, dédié à l’analyse des réseaux sociaux et du militantisme politique en ligne.

[4] Chavalarias D., Toxic Data, Paris, Flammarion, 2022, p. 64 & sq.

[5] Cf. ibid.

[6] Cf. ibid., p. 68.

[7] Amendement autorisant tous les citoyens américains à porter des armes.

[8] Ibid., p. 69. Exemple donné par David Chavalarias : « FLASH INFO : Israël vient de détruire le dernier “tunnel terroriste” connu creusé par le Hamas pour tenter de s’infiltrer et d’attaquer Israël. Bravo ! C’est une étape majeure sur le chemin d’Israël vers la victoire… Ils sont sur le point de gagner, mais ils ont toujours besoin de notre TOTAL soutien. Êtes-vous aux côtés d’Israël ? » L’algorithme n’est ni antisémite ni pro-sioniste… Mais il vous oblige à choisir votre camp.

[9] International Research Agency. Cf. ibid., p. 153.

[10] Cf. ibid, p. 152 & sq.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 205.

[12] Voir à ce propos les développements de Lacan sur « l’Un de différence et l’Un d’attribut » : ibid., p. 190 et p. 191.

[13] Ibid. Voir la quatrième de couverture rédigée par J.-A. Miller.