L’année qui s’est achevée a montré à ceux qui en doutaient encore que nous vivions dans un rêve, celui de la fin de la guerre en Europe grâce aux vertus de l’économie. Lacan ne le partageait pas pour de nombreuses raisons : il dormait beaucoup moins que tout le monde ; il avait vécu deux grandes guerres et plusieurs petites pour achever sa vie au milieu d’une guerre qui d’être froide paraissait ne jamais devoir finir ; il savait aussi et surtout que le discours de la science et le régime économique qu’il implique, à savoir le capitalisme, généraient son lot de fléaux qu’il regroupait sous le nom d’impérialismes.
« Les hommes, écrivait-il en 1968, s’engagent dans un temps qu’on appelle planétaire, où ils s’informeront de quelque chose qui surgit de la destruction d’un ancien ordre social que je symboliserai par l’Empire tel que son ombre s’est encore longtemps profilée dans une grande civilisation, pour que s’y substitue quelque chose de bien autre et qui n’a pas du tout le même sens, les impérialismes » [1].
L’Empire n’est pas l’impérialisme, lequel doit en outre se dire au pluriel ! C’est une évidence même si jusqu’à Lacan nous pensions qu’il s’agissait de la même chose. L’Empire vient du latin imperium qui désigna d’abord l’autorité, le commandement, le pouvoir que ce soit du chef sur ses soldats, du maître sur ses esclaves, du père sur ses enfants, etc. Il devint ensuite une forme de gouvernement et d’état. C’est dire que l’Empire vient de loin, qu’il se rapporte au père et que son pouvoir n’est autre que celui du symbolique – raison pour laquelle il mérite une majuscule. Les états ou groupements d’états qui prirent cette forme depuis l’antiquité romaine rassemblaient des populations hétérogènes de langue et de religion diverses. Loin de l’uniformité, cet Empire pratiquait de facto une tolérance élargie ou restreinte, mais effective. Son expansion n’était pas seulement militaire mais aussi et surtout matrimoniale, et par héritage dynastique. Le dernier en date que Lacan évoque sans doute dans ce passage est celui dans lequel vécut Freud jusqu’en 1918, soit l’Empire austro-hongrois dans lequel cohabitaient des populations éminemment disparates.
Les impérialismes sont d’un autre temps et obéissent à une autre logique. Le terme apparaît bien plus tard, soit au XIXe siècle, et vient surtout de l’anglais imperialism qui désignait l’expansion coloniale de l’empire britannique [2]. Autrement dit, l’impérialisme est contemporain de l’essor du discours de la science sous les espèces de la révolution industrielle et du capitalisme. Par conséquent, il se réfère à la plus-value, guise de notre objet a, et non plus au père. Le nouvel ordre social, qu’il instaure progressivement à partir du XVIIe siècle, n’est plus lié à une tradition particulière localisée en une aire géographique précise. Si la science et le capitalisme sont ce qu’ils sont, partout identiques puisque que leur instrument est mathématique, il n’en va pas de même pour les populations auxquelles ils s’appliquent en les homogénéisant artificiellement. En effet, leurs mœurs, leurs modes de jouir, sont non seulement divers et variés, mais encore incompatibles. Si l’Empire les organisait de façon paternaliste, le monde nouveau ne fait que les juxtaposer sans ordre précis entraînant comme on sait montée du racisme et ségrégation.
Concurrents, les modes de jouir visent l’hégémonie là où ils règnent déjà, voire là où ils se voient régner demain. La science, la démocratie, le capitalisme doivent être partout sous les espèces du progrès, de la justice sociale, du bien-être… sans parler des religions dites du Livre, lesquelles, hormis le judaïsme, n’ont pas attendu la science pour se dire universelles. Contrairement à ce qu’un vain peuple de marchands, autoproclamés économistes, pense, les impérialismes s’affrontent et s’affronteront sans retenue, et ceci quoi qu’il en coûte. Leur diffusion n’est pas symboliquement organisée, mais virale, épidémique.
Ces impérialismes sont plusieurs. Il y a le nôtre, qualifié d’américain – à tort parce que c’est oublier que l’Amérique est notre première colonie, laquelle s’est révoltée contre nous à la fin du XVIIIe siècle pour des raisons surtout économiques, soit de plus-value –, et le chinois qui s’en distingue de façon aussi spectaculaire que mystérieuse. Mais il y a aussi et surtout le russe qui fait notre présente actualité européenne. Notre aveuglement, provoqué par le fétichisme de la marchandise selon lequel le commerce empêcherait la guerre, imagina cet impérialisme slave obsolète, voire disparu. Il ne ressemble à aucun autre parce qu’il n’est pas connecté, ou secondairement, au discours de la science, mais au culte parfois féroce de l’autocratie. Américain, chinois, russe, la liste pourrait encore s’étoffer, l’islamisme, les aspirations néo-ottomanes, etc… (À suivre)
Philippe Hellebois
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[1] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 362-363.
[2] Cf. « Empire » et « Impérial », Dictionnaire historique de la langue française (sous la direction d’A. Rey), Paris, Le Robert, 1992.