Une PUBLICATION de l'ECF, des ACF et des CPCT

Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 289

Crise d’identité et mouvement : invention d’un retour

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Lenny McGurr, est ce jeune américain du Bronx qui a su s’écrire un nouveau nom, lu par le plus de monde possible, en écrivant Futura 2000 sur une rame de métro. Né en 1955 à Brooklyn, il est considéré comme le père du graffiti. Il fait partie de ces adolescents de la culture hip-hop qui ont réinventé leur vie à partir d’une position de rebut. Là où régnait parfois le pire : la toxicomanie, la délinquance, le meurtre et le suicide, ils ont su édifier de l’inédit, inventer et innover. Leur rapport à la lettre et à l’écrit a fixé une part du réel auquel ils étaient confrontés. Ils l’ont ainsi traité comme une fiction en graffitant leurs noms sur le mur du langage. Cette création spontanée s’est affinée en un art précis grâce à toute une génération de jeunes noirs que S.H. Fernando Jr appelle New Beats [1]. Les New Beats ont ébranlé la société avec leurs rimes et leur rythme. Pas sans le souci de revenir à ce que leurs ancêtres esclaves dans leur exil forcé avaient laissé en quittant leur pays.

Futura 2000 nous a enseigné par son histoire singulière comment le rap, mais surtout le graffiti, lui a servi de véritable point d’agrafe, d’a-graphe pour agrafer la jouissance du corps vivant et/à la parole, nouer ce qui fait disjonction entre la jouissance hors sens et l’Autre du sens dit-commun. En 1970, à l’âge de quinze ans, il s’était mis à graffiter sur la ligne de métro IRT. « Ce qui m’a plu dans le graffiti, c’est que c’était sans aucun doute un moyen de communiquer avec les autres jeunes par l’intermédiaire d’une sorte d’identité anonyme. Je me suis créé un alter ego et la seule manière de le développer, c’était de sortir et de graffiter, et puis de commencer à se faire respecter et, d’une manière ou d’une autre, de devenir célèbre. Graffiter sur le métro, il y aura davantage de gamins pour le voir, mais en fait, tu vois, j’étais branché sur quelque chose de plus important que ma propre vision et c’était sur le mouvement lui-même. » [2]

À une époque où la plupart des graffiteurs se contentaient d’écrire leur nom – ou leur surnom – et leur numéro de rue, l’idée de ce nom lui était venue tandis qu’il travaillait dans une imprimerie, à partir d’une police de caractère appelée Futura, et du film 2001 : l’Odyssée de l’espace (dont il a modifié le chiffre). Enfant unique d’un couple mixte, il se souvient qu’à cette époque il venait juste de découvrir qu’il avait été adopté : « D’un point de vue affectif, et en moi-même, je traversais un truc comme une crise d’identité. Et le truc, c’était que si je n’étais pas sûr de qui j’étais, de ma nationalité ou de ce genre de chose, je savais précisément qui était Futura. Tu vois, je l’avais peut-être mis au monde et inventé, mais il n’y avait pas de doute sur sa véritable identité, ni sur son origine, ou quoi que ce soit […] J’ai eu méchamment besoin du graffiti pour trouver la paix en moi-même. » Il explique très bien : « J’étais ce graffiti », ce qu’il nomme « une identité d’indicible » mais dont il fit un usage précis, celui de se faire voir. « Je n’avais plus besoin de vouloir chercher mon origine, ce trou… J’étais ce que j’écrivais, Futura 2000. » Futura prit pour lui la valeur d’un point d’ancrage, voire d’encrage.

Ce « nouveau langage » lui a permis de s’établir, dans un mouvement d’appel au regard, qu’il inventait, une sorte de communication singulière, une façon de s’imprimer lui-même dans un nouveau caractère d’écriture, par l’intermédiaire d’une identité anonyme ; il lui a permis, face à l’angoisse suscitée par l’énigme de son être, de se brancher, comme le petit Hans, sur le mouvement lui-même, à partir de cette nouvelle identité.

« Écrire est certainement la plus belle des découvertes, car cela permet à l’homme de se souvenir, d’exposer dans l’ordre ce qui s’est passé et surtout de communiquer avec les autres, mêmes absents. » [3] nous dit Frantz Fanon dans son livre Peau noire, masques blancs. Écrire, comme Futura 2000, c’est retrouver le mouvement, et c’est bien ce que fait résonner F. Fanon : « l’homme est mouvement vers le monde et son semblable » [4]. À l’heure où certains politiciens veulent faire Reconquête ou Rassemblement National en criant haut et fort « qu’il retourne en Afrique ! », ceux qui font aussi le choix forcé de l’exil, et de traverser la mer au péril de leur vie, ne nous disent-ils pas : la mer, bien au-delà de la mère, est ouverture vers l’Autre et non pas fermeture au goût amer.

Philippe Lacadée

________________________

[1] Fernando Jr S.H., The New Beats : culture, musique et attitudes du hip hop, Paris, Éditions L’éclat, coll. Kargo, 2000, p. 372-373.

[2] Tous les entretiens avec Futura sont extraits de ce livre : Fernando Jr, S.H., The New Beats : culture, musique et attitudes du hip hop, op. cit.

[3] Fanon F., Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952, p. 91.

[4] Ibid.

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