Cette chronique coïncide avec la parution du Séminaire de Lacan La logique du fantasme [1]. Coïncidence heureuse puisque Lacan a eu l’excellente idée de parler de l’impérialisme dès les premières pages. Et comme de plus il corrèle ce phénomène à son fameux objet a, auquel il tente de familiariser ses élèves – que l’on devine rétifs –, notre bonheur pourra être dit complet !
Voici l’extrait : « Qu’avez-vous donc fait, me disait l’un d’eux, qu’aviez-vous besoin d’inventer cet objet petit a ? Je pense à la vérité que, à prendre les choses d’un horizon un peu plus ample, il était grand temps. Sans cet objet a […], beaucoup des analyses restent déficientes qui ont pu être faites – tant sur le plan de la subjectivité que sur celui de l’histoire et de son interprétation – de ce que nous avons vécu comme histoire contemporaine. C’est très précisément le cas des analyses de ce que nous avons baptisé du terme le plus impropre sous le nom de totalitarisme. » [2]
Lacan récuse ce terme de totalitarisme, pour préférer un peu plus tard celui d’impérialisme pour une raison qu’il va développer dans son Séminaire : l’objet a n’appartenant pas à l’ensemble des signifiants, « il n’y a pas d’univers du discours » [3], et donc de totalité ! Autrement dit, rien n’étant tout, le totalitarisme n’est qu’un fantasme de conjoindre l’articulation signifiante et l’objet a. Lacan situe ces deux dimensions du sujet et de l’objet en posant le premier comme un effet – le signifiant engendre le sujet [4] –, et le second comme un reste – le premier signifiant dont le discours prend son départ devient l’objet a au fur et à mesure de son déroulement [5]. Le sujet est comme devant le discours, l’objet derrière, le premier est effet, le second cause …
Si le discours sépare irréductiblement le sujet et l’objet, le fantasme les réunit en des tableaux toujours toxiques, quelle que soit leur couleur. Le sombre pourrait être représenté par le totalitarisme, terme à la mode à l’époque de ce Séminaire (1966), mais qui, l’informatique aidant, chemine toujours dans les profondeurs du goût. Son impropriété peut se saisir à seulement se rappeler certains faits d’histoire. Pensons par exemple au stalinisme qui en paraissait l’incarnation parfaite : nombre de témoins de l’époque remarquent ainsi que s’écarter du centre névralgique, situé dans les cercles du parti à Moscou ou Léningrad, permettait bien souvent d’y échapper [6]. La raison ne tenait pas seulement au fait avéré que les régimes dits totalitaires étaient toujours très désorganisés hormis certains secteurs comme la police ou l’armée, mais plus rigoureusement à un fait de structure : le monde du signifiant, qui est celui du maître, ne contient heureusement pas tout – n’est-ce pas déjà l’une des leçons de la lecture lacanienne de « La lettre volée » [7] ? Cela n’adoucit évidemment pas la férocité desdits régimes totalitaires, mais insiste plutôt sur leur bêtise constitutionnelle.
Pour un certain nombre, le tableau totalitaire peut être riant lorsqu’il s’agit du capitalisme. Celui-ci, dira Lacan un peu plus tard, en 1972 [8], consiste en une conjonction problématique, un véritable court-circuit, de S barré et de petit a. Le discours du maître constituait à cet égard un véritable garde-fou de séparer le sujet, soit l’esclave, des bénéfices de son travail. C’était injuste, monstrueux, tout ce que l’on voudra, mais évitait l’emballement contemporain, lequel installe un autre enfer. Aujourd’hui, remarque J.-A. Miller, l’objet a ne soutient plus seulement le fantasme, mais la réalité même. Il est partout, soit entré dans le réel qu’il sature, chose dont les écolos font profession de s’apercevoir sans doute plus que d’autres [9]. Éloi Laurent, économiste célèbre interviewé dans le dernier numéro de la revue Mental, constatait ainsi combien nous sommes victimes d’un signifiant funeste, celui de croissance, lequel impose un mouvement sans limites [10]. L’impérialisme est décidément notre dernier monde nouveau, et son mot d’ordre Greed is good, (l’avidité c’est bien) comme le dit Michael Douglas dans Wall Street d’Oliver Stone … !
Philippe Hellebois
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[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil / Le Champ freudien, 2023.
[2] Ibid., p. 13-14.
[3] Ibid., p. 28.
[4] Cf. ibid., p. 23.
[5] Cf. ibid., p. 24.
[6] Cf. Guinsbourg E.S., Le Vertige, t. 1, Paris Seuil, 1967 ; Guinsbourg E.S., Le Ciel de la Kolyma, t. 2, Paris, Seuil, 1987. Plus énorme encore, le récit inouï de Monique Lévi-Strauss qui vécut toute son enfance avec sa famille juive en pleine Allemagne hitlérienne, cf. Lévi-Strauss M., Une enfance dans la gueule du loup, Paris, Seuil, 2014.
[7] Cf. Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11-61.
[8] Cf. Lacan J., « Du discours psychanalytique » (1972), discours de Jacques Lacan à l’Université de Milan, in Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 32-55.
[9] Cf. Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 4 avril 1990, inédit.
[10] Cf. Laurent é., « Ce que nous devons absolument préserver, c’est l’hospitalité de notre planète », Mental, n°46, novembre 2022, p. 225.