Frank Stella, peintre américain né en 1936, a connu le succès très tôt. Il n’a que 22 ans lorsqu’il se fait remarquer avec sa première série de peintures, connue sous le nom de Black Paintings : des bandes noires, rectilignes, sur une toile vierge. Il obtient sa première rétrospective au MoMA de New York en 1970, à 33 ans.
Il devient ainsi, dans la foulée des Pollock, Rothko, Newman, une des figures majeures de l’art abstrait américain.
Une dizaine d’années durant, son travail évolue tout en restant dans la veine minimaliste. Les séries Shaped Canvas, Irregular Polygons, Protractors, et autres Polish Villages (toutes aisément visibles sur internet) rencontrent un succès immédiat et renforcent sa renommée internationale.
Après avoir successivement bouleversé le cadre, abordé la tridimensionnalité, changé la nature des matériaux utilisés et multiplié les techniques de travail, Frank Stella abandonne la veine minimaliste pour édifier un univers abstrait baroque dans lequel il s’engage avec la même passion.
Parmi les séries qui suivent, une en particulier, intitulée Waves retient notre attention. De 1986 à 1998, soit durant 12 ans, il se plonge dans Moby Dick, le chef-d’œuvre de Herman Melville [1].
Les 135 chapitres de ce dernier relatent la chasse du Capitaine Achab à la poursuite de Moby Dick, la baleine blanche, Léviathan moderne, qui lui arracha jadis la jambe. Dans le sillage d’Achab et de Melville, Stella se lance dans un gigantesque travail qui le voit créer 135 œuvres (plus les nombreuses variantes), qui, sans qu’elles les illustrent le moins du monde, répondent et reprennent leurs titres aux chapitres du roman.
Ce qui frappe d’emblée dans les quêtes effrénées d’Achab, de Melville et de Stella, c’est l’absence de limites et de barrières, physiques ou mentales. Moby Dick est autant une œuvre romanesque qu’un formidable poème, un essai philosophique, une étude psychologique ou un traité scientifique. L’équipage du Pequod est multiethnique. Le lieu de l’action est l’océan sans frontières. Même les descriptions de la baleine rendent les limites poreuses : où s’arrête sa peau ? La série de Stella supprime les cadres, les frontières entre fonds et forme, entre 2 et 3 dimensions, entre peinture, sculpture, sérigraphie et architecture. Que l’on se penche sur une œuvre ou sur la série complète, on ne peut jamais l’appréhender en entier. Les œuvres sont dispersées dans le monde. La tridimensionnalité fait que ce qui est visible vu de face est en continuité topologiquement complexe, avec d’autres parties invisibles, mais peintes de manières tout aussi déterminées. Chaque œuvre de la série est un assemblage de formes, en 2 ou 3 dimensions. Des pièces détachées, dirions-nous. Se plonger dans cette œuvre complexe est une démarche qui n’est pas sans résonance pour un psychanalyste : aborder une œuvre étrange, énigmatique, singulière ; tenter pour s’y retrouver de repérer les pièces et les formes récurrentes, celles qui se retrouvent ailleurs dans d’autres œuvres de la série, souvent cachées, les dénicher là où elles sont masquées par les couleurs ou par d’autres formes ; chercher les liens entre elles, y deviner un sens qui échappe toujours.
« Un grand peintre est un créateur d’espace » [2], dit Bernard-Henri Lévy dans un texte qu’il a consacré à Frank Stella, en préface du catalogue de son exposition à Beaubourg en 1990. La suite du parcours de celui-ci le confirme. Tout récemment, à 86 ans, il a mis en vente une série d’œuvres 3D qui ne sont proposées qu’en virtuel, des NFT [3], disponibles sur fichier électronique uniquement. Et c’est aux acheteurs qu’est confiée la liberté de les imprimer en 3 dimensions et d’en choisir la taille, la matière, et les couleurs pour leur donner une réalité concrète. L’espace pictural que Stella poursuit depuis toujours s’étend maintenant à l’espace virtuel.
Marc Segers
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[1] Cf. Wallace R.K., Frank Stella’s Moby-Dick. Words & Shapes, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2000.
[2] Lévy B.-H., Frank Stella : Les Années 80, Paris, Éditions de la différence, L’Autre Musée/Grandes monographies, 1990, p. 34.
[3] Cf. à propos des NFT : https://arsnl.art