Füssli : Lady Macbeth somnambule [1]
- C’est quelque chose comme une photographie de plateau [2]. Füssli ne compose pas vraiment un tableau selon les modalités de la fenêtre albertienne sur l’istoria. L’histoire est moins celle empruntée à une scène du Macbeth de Shakespeare et imaginée par le peintre que l’histoire telle qu’elle apparaît sur la scène d’un théâtre à la fin du XVIIIe siècle (1793). C’est la scène qui en donne le cadre.
- L’image est datée donc, forcément datée. C’est un témoignage de la scène de l’époque de Garrick, l’acteur mythique des pièces de Shakespeare. Füssli a ainsi peint plus de soixante-dix tableaux inspirés de Shakespeare, qu’on redécouvre à cette époque.
- Scène 1 de l’acte 5. Le dénouement est proche. Lady Macbeth somnambule a basculé dans une zone proche de celle de l’entre-deux-morts où se tient le héros tragique selon Lacan. L’exemple princeps est Antigone. Cette zone est ici la zone intermédiaire entre la veille et le sommeil, où le monde du rêve s’immisce dans le monde de la réalité, à travers des actes ou des paroles qui échappent au sujet. Inquiétante étrangeté du somnambulisme, symbolisée par la lumière vacillante de la bougie.
- Freud, qui avait, sur un des murs de son cabinet, installé une reproduction du Cauchemar de Füssli, y avait reconnu une figuration préromantique de l’inconscient comme théâtre d’ombres, part sombre de la psyché, antichambre des passions, des penchants criminels, de la folie. L’inconscient, c’est l’Autre scène.
- Freud a commenté Macbeth dans son texte de 1915 « Quelques types de caractères définis par la psychanalyse » [3]. Il considérait les personnages de Macbeth et de sa femme comme les deux faces d’un seul prototype : Lady M. incarne le remords après le crime, et M. le défi. Kierkegaard faisait la même analyse : désespoir faiblesse d’un côté, désespoir défi de l’autre. Ils épuisent à eux deux toutes les possibilités de réaction au crime comme le feraient deux parties détachées d’une unique individualité psychique. Cette lecture se tient au niveau du registre névrotique du sentiment de culpabilité. Cependant Lady Macbeth sombre dans la folie.
- Nous pourrions reconnaître en M. et Lady M. des damnés, à la manière de Visconti, qui d’ailleurs s’en est inspiré. Lady M. est la tentatrice qui pousse M. au crime, comme la baronne Sophie von Essenbeck (Ingrid Thuin) pousse son amant Frederick (Dirk Bogarde) au meurtre de son père chez Visconti. Sa voix est celle de l’impératif de jouissance, celle du surmoi obscène et féroce, de la loi devenue folle, comme Lacan définit le surmoi.
- Telle Ѐve invitant Adam à croquer le fruit défendu, Lady Macbeth pousse M. à liquider le roi. Elle n’enfantera pas dans la douleur mais, selon la prédiction des sorcières, sera privée d’enfant et perdra la raison. Adam ne gagnera pas son pain à la sueur de son front, mais une couronne chancelante et il sera tué le jour où la forêt avancera, conformément aux mêmes prédictions. L’arbre du paradis où Ѐve cueille la pomme est démultiplié dans l’enfer cauchemardesque de la forêt écossaise, de même que la castration déniée se trouve multipliée dans l’image de la tête de Méduse.
- Lady Macbeth hallucine sur sa main une tache de sang impossible à effacer. C’est le sceau du réel, au sens lacanien, de l’impossible : impossible à supporter, impossible à voir ou à entendre, et qui cependant revient toujours à la même place. « Tout l’océan du grand Neptune ne suffirait pas à laver ce sang de sa main ».
- Le théâtre shakespearien est une grande scène de crime. Ou plus exactement le crime est comme son centre de gravité. La peinture de Füssli est semblablement une scène où se rejoue la représentation de l’acte criminel, qui hante Lady Macbeth. C’est le tenant lieu de la représentation traumatique. La culpabilité forclose dans le symbolique fait retour dans le réel sous la forme de la tache de sang.
- « Toute action représentée dans un tableau nous apparaît comme une scène de bataille » [4], disait Lacan dans son Séminaire XI, c’est-à-dire comme théâtrale. La phrase ne cesse de me poursuivre. Il aurait pu dire aussi bien une scène de crime.
- Un noyau d’irreprésentable est au fondement de toutes nos représentations. C’est l’Urverdrangung de Freud, le refoulement originaire. C’est un trou, indexé par Lacan dans son axiome du non-rapport sexuel, où Freud logeait la scène primitive, c’est-à-dire un attentat sexuel, un crime. Au commencement était le crime : c’est aussi ce qui se joue avec Totem et tabou et le meurtre du père de la horde.
- Comme un tableau dans le tableau, deux personnages, tapis à l’arrière-plan dans le coin inférieur droit du tableau, observent Lady Macbeth : une jeune femme de chambre et un médecin. La poitrine de la jeune femme est quasiment dénudée, signe d’un émoi érotique sensible. Le visage du médecin semble sorti d’une gravure de Goya, c’est un masque assez hideux. Il note les paroles de Lady Macbeth, et l’on songe à Sade et au rouleau des 120 Journées de Sodome. Rien d’étonnant à ce que Füssli, son contemporain, fut aussi l’auteur de gravures licencieuses.
- Livre d’image de Jean-Luc Godard, 36 minutes, 58 secondes : le tableau de Füssli apparaît, spectral, par flashes, au cœur de plusieurs scènes de crime.
Yves Depelsenaire
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[1] Notes en vue du podcast réalisé par Martin Quenehen dans la série « Les enquêtes du Louvre ».
[2] Cf. https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066733
[3] Freud S., « Quelques types de caractères définis par la psychanalyse », Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1973. Consultable sur internet : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_psychanalyse_appliquee/07_types_car_psychanalyse/types_car_psychanalyse.html
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 105.