
CHRONIQUE DU MALAISE : De la civilisation et de la guerre – 3. Retour de la guerre, retour du corps
C’est en ce point que Jean-Claude Milner vient ouvrir une brèche en balançant au cœur du débat un élément explosif : le corps. De là un nouveau chemin de traverse se dessine. C’est que, si on en appelle à la définition qu’Hannah Arendt donne de la politique, soit le fait que les êtres humains peuvent se retrouver à plusieurs, dans le même temps et dans le même espace, sans s’entretuer, en doctrine, la guerre et la politique se disjoignent. La guerre met à mal la politique. Interrogé par Agnès Aflalo et Laurent Dumoulin sur Lacan Web Television [1] à propos de son dernier livre [2], Jean-Claude Milner soulève à partir de là un fort point d’interrogation. À savoir que dans notre époque, cette dimension de la politique comme technique de la co-présence des corps est elle-même mise à mal par la révolution technologique qui, à la co-présence des corps, substitue la co-présence du virtuel.
Avec le triomphe des techno-sciences s’est ouvert l’âge de la dématérialisation, dans tous les domaines. Avec les œuvres NFT [3], l’art immatériel vient même d’entrer au musée. Tout tend à se désubstantialiser, y compris les objets, y compris les corps – on court d’ailleurs les voir en ce moment quand ils se dématérialisent en Avatars. La puissance technique moderne s’anime de l’idée que, selon le mot de Jean-Claude Milner, le corps est « dispensable », quelque chose dont on pourrait se dispenser. Autant dire que dans le projet moderne, la politique cesse d’être une technique des corps. C’est là où la guerre soulève une lourde question, une question tragique, à savoir qu’elle ramène justement au centre de la scène moderne une dimension contraire, hostile : le corps revient comme une donnée essentielle. C’est ce qui fait spécialement événement avec la guerre d’Ukraine.
En déployant largement les armes nouvelles, en mettant en œuvre les technologies les plus sophistiquées (ce qui avait inspiré naguère au Pentagone la doctrine de la « guerre zéro mort »), la guerre en Ukraine est une nouvelle guerre qui fait en même temps revenir au-devant de la scène les formes anciennes de la guerre, en remettant au centre du conflit et des pensées, la dimension du corps. On est saisi ces derniers temps par le fait d’une guerre qui devient une guerre de position, où les tranchées et le rôle prépondérant de l’artillerie font même penser à la guerre de 14. Par leur action, par leur mort, par leurs souffrances, par leurs blessures, les corps sont au cœur de cette guerre, qu’il s’agisse des combattants, du corps des « ennemis », pour les Russes, qu’on cherche à tuer, à blesser, à faire souffrir, à avilir, à humilier, ou bien encore des populations civiles, habitants désarmés, victimes des bombardements, ou, comme à Boutcha, des simples passants qu’on va massacrer.
La guerre en Ukraine nous confronte au réel de la guerre, c’est-à-dire au réel du corps. Elle vient mettre à bas ce qui, depuis l’Irak, avec le développement des technologies qui ouvrait le chapitre des guerres sur écran, semblait l’évolution quasi inéluctable des guerres (en dehors du fait qu’il y a tout de même encore de par le monde le terrorisme et ce qu’on nomme les guerres irrégulières).
Avec l’Ukraine, la civilisation de la guerre est revenue dans la civilisation technologique et dans la civilisation de la paix que nous pensions être la civilisation.
Gérard Wajcman
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[1] Afflalo A. & Dumoulin L., « Entretien avec Jean-Claude Milner : La destitution du peuple », Lacan Web Télévision, 26 juin 2022, disponible sur internet.
[2] Cf. Milner J.-C., La Destitution du peuple, Lagrasse, Éditions Verdier, 2022.
[3] NFT : Non-fungible token – jeton non fongible – qui représente un exemplaire unique d’une œuvre d’art numérique, donnant à l’acquéreur une licence d’utilisation vendue sous forme de jeton d’une cryptomonnaie.
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