
Les économies de la jouissance
Ce titre est un oxymore, cette figure de style qui consiste à rapprocher deux mots qui ont des sens opposés, ici économie et jouissance. Certes, on le doit à Freud. Mais s’il est une chose qu’a démontrée la pratique de la psychanalyse, au-delà de ses approches théoriques, c’est bien que la jouissance commence là où le sujet cesse de (s’)économiser !
Un grand mot, ce mot de jouissance, un mot pour s’y perdre car des jouissances il en existe de nombreuses. Parlons donc plutôt de l’économie des jouissances.
Orale, anale, phallique, de la voix, du regard, du rien. Le guide dans ce cas est l’objet que Lacan a nommé l’objet a. Curieux objet puisqu’il brille d’abord par son absence, perdu qu’il est dès l’enfance. Il organise par ce manque nos pulsions, les transformant en désir, lequel trouve précisément dans cette perte son ressort de les atteindre.
Or c’est impossible car l’objet qui cause notre désir se transforme irrémédiablement en objet désiré, de concurrence et de rivalité, objet cotable et d’échange devenant marchandise. Dans ce champ de l’appartenance, ces deux types d’objets circulent, affirme Lacan dans le Séminaire X, L’Angoisse [1]. L’angoisse est la fidèle compagne de la jouissance, son envers.
Comme le précise Lacan, les objets a, permettent un retour au statut qu’a l’objet avant sa mise en circuit dans le lien social. Il s’apparente dans l’inconscient du sujet à ce que Winnicott a nommé un objet transitionnel, soit un fétiche. Et pourtant il circule comme tout objet de consommation donnant sa force à cette dérive pulsionnelle qu’est la sublimation. Celle-ci ne contredit pas le fait qu’il n’y ait pas d’objet a hors du marché. Il faut qu’à l’expérience de corps, toujours autiste, se noue le commerce des êtres parlants, soit le langage, la parole et le discours. Il faut le « commerce humain » pour qu’un objet apparu dans une expérience de corps prenne le statut d’objet cause du désir. De même le statut d’un écrit est transfiguré lorsqu’il passe au livre, objet coté, permis ou interdit.
Une deuxième occurrence de la jouissance, la jouissance dite phallique, implique l’Autre du langage et met en évidence le hiatus entre la jouissance qui se veut toute et le désir qui s’origine toujours d’un manque. Plus de jouissance, moins de désir, telle est la loi des êtres soumis aux lois du langage.
L’appareil qui assure leur lien est le fantasme. Une troisième forme de jouissance surgit alors : la jouissance domestiquée par le fantasme, la jouissance sous contrôle, organisée par ce dispositif que Freud a mis en évidence dans la clinique dans ce texte formidable « On bat un enfant ». Pas de jouissance sexuelle sans fantasme ou sans rêve érotique.
Mais Lacan ne fait-il pas mention aussi de la jouissance comme d’un impératif ? C’est le résultat de cette instance psychique inconsciente qu’est le Surmoi. Lacan en traduit le commandement : « Jouis ! » qui transforme tant la singularité du désir que la valeur de l’idéal par un ordre. Enjoy dans la publicité de Coca-Cola en est la récupération par ce poisson vorace qu’est l’économie, qui ne peut être que capitaliste.
Enfin, la jouissance de l’Autre, l’extase des mystiques, transport des corps. Elle nous introduit à cette jouissance, compatible avec celles que nous venons d’énumérer, la jouissance dite féminine, qui n’est pas le privilège d’une identification de genre. Lacan la dit « supplémentaire ».
Et dans l’expérience analytique ?
Une anecdote est relatée par le philosophe et critique littéraire George Steiner. En 1937, à l’issue des trois jours du Congrès annuel des écrivains soviétiques, les poèmes de Boris Pasternak sont jugés à l’écart de la réalité socialiste. Déjà un écrivain russe majeur, il fut ce jour-là affronté à un dilemme ou choix forcé : il ne pouvait rester silencieux sous peine de mort mais prendre la parole eut été collaborer avec le régime. Sa solution fut la poésie. Il dit « 30 ». Ce chiffre est le numéro d’un sonnet de Shakespeare [2] sur la mémoire, traduit en russe par B. Pasternak lui-même. Les deux cents écrivains présents se levèrent et commencèrent à réciter le sonnet de Shakespeare qu’ils connaissaient tous par cœur. George Steiner ajoute : « Ça voulait dire “Vous ne pouvez pas nous toucher, vous ne pouvez pas détruire la langue russe, vous ne pouvez pas détruire Shakespeare”. » [3]
Ce passage par la poésie, qui est un mode de jouissance de lalangue, permettait en déclamant, d’afficher, face à la haine, le pouvoir de l’amour. Rappelons-nous ce que dit Lacan, quand, à la fin de son enseignement, il fait de la poésie ce qui permet l’interprétation. Rappelons-le précisément aujourd’hui où cherche à s’imposer une féroce police des mots, woke oblige. La psychanalyse d’orientation lacanienne est du côté de la poésie, pas de la police.
La jouissance y est cernable à partir de l’équivoque et de l’énonciation : entendre ce qui ne s’entend pas se dire dans ce qui s’énonce. C’est là le retournement fondamental que la psychanalyse fait advenir dans le champ des jouissances.
Marie-Hélène Brousse
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[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p.107-108.
[2] Ce sonnet 30 se termine ainsi : “But if the while I think on thee, dear friend, All losses are restor’d and sorrows end.” « Mais si dans ces moments je pense à toi, mon cher, J’en oublie toute perte et combien j’ai souffert. »
[3] Cf. Beauvallet È., « Au cœur des ramifications de “By Heart” », Libération, 19 mai 2017, disponible sur internet : Tiago Rodriguez, homme de théâtre y parle de sa rencontre avec G. Steiner.
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