CHRONIQUE DU MALAISE : La guerre entre réel et réalité -1

 

La guerre, fait de discours

Conquérante ou défensive, la guerre est considérée depuis toujours comme une activité sociale qui s’impose. Machiavel, en la disant juste, si nécessaire, indique qu’elle ne répond pas à la libération sauvage des instincts ou des pulsions mais à une élaboration qui les encadre. C’est Machiavel qui conseillait au prince de se préparer à la guerre, en levant en masse les citoyens afin de remplacer les mercenaires au service des villes. Sun Tzu ne disait pas autre chose, dans son Art de la guerre. « La guerre est d’une importance vitale pour l’État. C’est le domaine de la vie et de la mort : la conservation ou la perte de l’empire en dépendent ; il est impérieux de le bien régler. » [1] La guerre n’est donc pas hors discours, son caractère se modifie selon la société que colore le discours du Maître en rapport aux autres discours.

Aujourd’hui le concept de réel a fait florès, il s’est glissé dans lalangue. La notion est très communément employée pour signifier ce qui va plus loin que la réalité ou la compréhension, en somme une autre dimension généralement plus dure, voisine du pire.

Produire son réel

Dans le crime contre l’humanité que fut dans la Seconde Guerre mondiale l’entreprise d’extermination des juifs d’Europe, le réel fait son entrée de manière visible, massive et compacte, hors sens et hors discours. Il s’agit d’une entreprise effective de déshumanisation – disparition des corps, des noms, de l’histoire – avec systématisme, exhaustion, rationalisation. La question ici est en effet celle-ci : comment un fou paranoïaque a-t-il pu faire produire à d’autres son réel ? Certes on connaît la puissance persuasive, hypnotisante parfois de celui qui ne doute pas, sur la faiblesse des esprits incertains; ici l’extrême a été atteint et ce qui frappe c’est bien que le réel, celui d’un seul ait été produit socialement dans sa pureté de réel, au-delà de toute imagination possible.

C’est donc bien le réel dans sa monstruosité qui crée un avant et un après dans la conception de la guerre. Au sein de la guerre, celle qui obéit aux lois de la guerre, la possibilité d’une autre guerre est introduite, celle que guide le réel sans loi ou, ce qui lui équivaut, une loi personnelle. Cet absolu du réel réalisé a constitué une fracture dans la civilisation. À partir de là, les formes larvées, où une structure du même ordre se révèle, s’en trouvent éclairées et deviennent lisibles, même si apparaissant comme moins anti-humaine dans leur exécution. Des formes qui vont du crime de guerre au génocide, pour lesquelles le réel comme tel se détache. À l’époque de la jouissance généralisée, elles sont de plus en plus nombreuses, voire participent à toute guerre moderne. La guerre aujourd’hui doit être lue à l’aune du réel en tant qu’il a subverti le symbolique, et partant l’imaginaire, au-delà de la notion de l’alter ego, de l’ennemi.

Du crime réel et de l’imaginaire du groupe

Dans son écrit sur la criminalité, Lacan dessine une place possible pour ce réel bien que non encore théorisé comme tel. Il prend l’exemple de la situation de guerre et du statut du passage à l’acte dans l’armée, armée dont le recrutement est de moins en moins exigeant et sélectif. Eh bien, lors de la mise en contact avec des ennemis civils, une propension pour les exactions apparaît, soit « le goût qui se manifeste dans la collectivité ainsi formée, au jour de gloire qui la met en contact avec ses adversaires civils, pour la situation qui consiste à violer une ou plusieurs femmes en la présence d’un mâle de préférence âgé et préalablement réduit à l’impuissance, sans que rien fasse présumer que les individus qui la réalisent, se distinguent avant comme après comme fils ou comme époux » [2].

La loi symbolique choit dans l’imaginaire que le groupe soutient, en irréalisant l’action du violeur. Le réel s’affranchit du processus d’intériorisation de la pulsion de mort, et si la civilisation devient moins violente, les individus le sont toujours plus. Ils peuvent même se regrouper, se structurer à cette fin.  Lacan avait saisi dans son texte sur la psychiatrie anglaise et la guerre [3], dès 1945, le pas pris de l’efficacité du « rapport véridique au réel » côté anglais sur « le mode d’irréalité » côté français [4]. Les « inadaptés, facilement délinquants » et autres « Dullards » regroupés ensemble vinrent, aidés par des psychiatres, grossir l’armée régulière [5]. L’ère du pragmatisme à tout prix avait commencé, les groupes paramilitaires ainsi formés jouent une partie qui reste à explorer.

Examiner le réel : les noms qui peuplent le silence

Être réaliste par rapport à ces nouvelles formes larvées plus ou moins occultes de guerres, c’est d’abord savoir ce que signifie examiner le réel, en apporter la preuve. Il ne relève pas en effet, du simple dire, de la déclaration, et ne s’inscrit dans aucun lien à la vérité.

Dès l’ouverture des camps, Sydney Bernstein, chef de la section film de la division action psychologique des armées alliées, accompagne l’armée. Il est chargé de réaliser un film documentaire. Le film « La mémoire meurtrie, sous-titre témoin à charge » sort en 1945 [6].

Bernstein prend conscience d’emblée que ce qui se présente à lui est tellement inimaginable que l’on pourrait ne pas le croire. Il anticipe en cela les thèses négationnistes : sans la preuve de ce réel, on pourrait réécrire l’histoire. Il note immédiatement que « [l]es images seront insuffisantes en elles-mêmes ». Il faut les insérer dans un discours irréfutable. Il décide, alors, de filmer tout ce qui pourrait prouver que cela sest passé, noms propres figurant sur les fours crématoires, – « Tous les noms qui peuplent le silence » dit-il –, et tous les autres signes qui font traces signifiantes, pour retrouver les industriels allemands. Interrogations des SS et autres responsables présents : ce qui comptait, c’était de les filmer en présence, les faire « assister à l’enterrement des victimes, voire leur demander de l’aide ». « J’ai demandé des plans séquences aussi larges et longs que possible, et des mouvements de caméra panoramiques ». Il y a associé des images d’autres camps : il ne fallait pas que l’on prenne celui de Belzec Belsen, où il filmait, comme une exception.

C’est à Hitchcock que Bernstein confiera le montage du film, et ce, afin de transmettre la réalité, là-présente à ses yeux où loge l’indicible et monstrueux réel.

Francesca Biagi-Chai

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[1] Sun Tzu, L’Art de la guerre, trad. Père Amiot, Paris, Fayard, coll. Mille et une nuits, 2022, p. 5.

[2] Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 131.

[3] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 101-120.

[4] Cf. ibid., p. 101.

[5] Cf. ibid., p. 105.

[6] Bernstein S., Hitchcock A., La mémoire meurtrie. Memory of the camps, documentaire, 1945.




CHRONIQUE DU MALAISE : De la civilisation et de la guerre – 4. Le corps à l’égout

 

Depuis l’Ukraine, les corps reviennent dans la guerre, mais les corps n’en reviennent pas toujours.

Il faut penser à la « mobilisation partielle » décrétée par Poutine, qui a envoyé plusieurs centaines de milliers de jeunes hommes inexpérimentés sur le front qui ne pouvaient servir que de « chair à canon ». Il y a aussi le rôle que joue la milice Wagner, des mercenaires payés et en partie recrutés dans les prisons, qui constituent désormais une part importante des forces russes engagées dans le Donbass. Les généraux de nos armées doutent fort de la capacité d’engagement de tels combattants. On a pu voir ce mois-ci, dans une séquence filmée, l’exécution barbare de Dmitry Yakushchenko, mercenaire du groupe Wagner, rattrapé et tué à coups de masse après avoir déserté les rangs pour rejoindre l’Ukraine. Est-ce avec de tels soldats que Poutine peut envisager de gagner la guerre ?

C’est là qu’une remarque de Lacan vient s’imposer. Soit, ce qu’il dit dans son Séminaire « Les non-dupes errent » : « Il est tout de même tout à fait clair que si la victoire d’une armée sur une autre est strictement imprévisible, c’est que du combattant on ne peut pas calculer la jouissance. Que tout est là, enfin : s’il y en a qui jouissent de se faire tuer, ils ont l’avantage. Voilà ! » [1]

Les guerres dont parle Lacan en 1973, ce ne sont pas les guerres modernes virtuelles, ce sont les guerres des corps.

Ainsi, la première chose qui vient faire sérieux os dans la guerre moderne, gouvernée par le chiffre, c’est donc que la victoire, elle, n’est pas calculable. Et si elle ne l’est pas, c’est qu’on ne peut pas calculer la jouissance du combattant. Comme l’écrivait Katty Langelez en 2014 « Plus fort que tout, que la technologie, que le nombre, que la stratégie et la tactique, c’est la jouissance qui fait la différence dans la rencontre entre deux armées, entre deux troupeaux d’humains menés par le signifiant-maître. Cette indication n’est pas pour nous rassurer dans des temps où la vie d’un humain a une valeur tellement différente selon la contrée dont il provient : de la précieuse vie d’un occidental aux troupeaux de djihadistes endiablés par un dieu qui leur promet le paradis et mille vierges s’ils tuent un mécréant. » [2]

Donc, au-delà des réflexions sur le rôle des Challengers 2, les chars lourds anglais, des Mohajer-6 et les Shahed 136, les drones iraniens qui font régner la terreur en Ukraine, ou sur l’efficacité des canons Caesar, les canons français de 155 mm, c’est à la remarque de Lacan de 1973 sur la jouissance, qui remet le corps en avant et la jouissance de mourir, qu’il faut repenser concernant l’Ukraine. Ce qui serait déterminant dans la guerre, ce ne sont pas les moyens techniques ou la stratégie, c’est la jouissance.

Du corps au cadavre

Retour du corps sur la scène, la guerre suppose que le corps en question, ce n’est pas un corps glorieux. Comme l’écrit Guy Briole : « La guerre transforme les corps en fragments épars que l’on ramasse après la bataille ; des morceaux détachés qui, un instant auparavant, étaient habités par une histoire. Ainsi se marque la différence entre la dépouille – que l’on emporte avec soi, qui est honorée dans les rituels – et le cadavre, le réel de ce qui reste et ce que l’on cherche à faire disparaître, à soustraire de l’histoire. » [3]

Cela oriente vers une autre définition de la civilisation que va donner Lacan.

Les civilisations dont parlait Paul Valéry, qui se voyaient risquer de disparaître au sortir de la Grande Guerre, c’étaient des « empires […] avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. » [4] On est assez loin de trouver chez Lacan une telle idée idéale, sublimée, de la civilisation. On est déjà bien mieux engagé quand on dit que la guerre, c’est la civilisation. Mais c’est encore un autre destin qui travaille la civilisation.

S’agissant de l’Ukraine dans la guerre, l’imprévisible guerre qui se déroule à nos portes, sous nos yeux, c’est en effet au retour des corps qu’on assiste, mais des corps de guerre, c’est-à-dire, selon ce que G. Briole dit de la « déshumanisation de la mort » [5] dans la guerre, traités comme des déchets.

L’organisation paramilitaire Wagner parle de Bakhmout comme d’une « boucherie ». Et avec son style ordurier ordinaire, dans cette langue qu’on appelle en russe le mat, (cet argot fait d’obscénités, mais bien plus violent, qui est aussi la langue de Poutine), Yevgeny Prigozhin a pu ajouter : « Bakhmout ne sera pas prise demain, parce qu’il y a une forte résistance, un pilonnage, le hachoir à viande est en action » [6]. Ce sont les Ukrainiens qui sont ainsi menacés par le « hachoir ». On ne peut cependant oublier l’usage des jeunes russes mobilisés délibérément comme « chair à canon », et du coup, pendant un moment, les pertes des soldats russes se sont élevées à 80%.

Aussi cela conduit à conjoindre à la définition « la civilisation, c’est la guerre » une autre définition inattendue de la civilisation, forgée par Lacan : « La civilisation, […] c’est l’égout. » [7] Bien sûr, il serait possible d’entendre la formule de Lacan d’une oreille ethnologique, la force, voire la grandeur d’une civilisation se mesurant à son pouvoir de traiter les déchets.

Mais loin de toute grandeur, réfléchissant au destin de l’objet dont Lacan en 1970 avait annoncé l’ascension au « zénith social », Rodolphe Adam le regarde dans nos sociétés retomber en « pluie de déchets » : « L’objet a monté en orbite, déchoit et retombe en détritus. » [8]

Ainsi, dans l’année 1970-1971, au moment même où Lacan élève l’objet au zénith, le fait-il aussitôt chuter en rebut. Implacable destin de l’objet. Un destin qui va jusqu’à assigner à la civilisation la fonction qui serait d’accueillir le déchet, au moins de le recueillir, vouée désormais à la tâche sisyphéenne de le traiter. Quand « [l]e monde fait désormais place à l’immonde » [9], la civilisation n’a plus comme destin que d’être un égout. La rigueur de Lacan laisse, une fois de plus, stupéfait. Si on rapporte maintenant l’égout à la guerre, c’est dans l’idée que si le capitalisme a su faire du sujet un objet jetable, voué à la poubelle, en traitant les corps comme des déchets, la guerre ne serait en somme que la continuation du capitalisme par d’autres moyens.

Les massacres et tous les crimes dont les Russes se sont rendus coupables témoignent du réel de la guerre selon Poutine, soit de faire des sujets des détritus à jeter à l’égout.

Gérard Wajcman

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 20 novembre 1973, inédit.

[2] Langelez K., « Duras et la guerre, encore », posté le13 octobre 2014 sur le blog Cripsa, disponible sur internet http://cripsa.over-blog.com/2014/10/duras-et-la-guerre-encore-katty-langelez.html

[3] Briole G., « L’encore à corps », L’Hebdo-Blog n° 267, 11 avril 2022, disponible sur internet https://www.hebdo-blog.fr/lencore-a-corps/

[4] Valery P., « La crise de l’esprit », La Nouvelle Revue Française, n° 71, 1er août 1919, p. 321, consultable sur internet https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Val%C3%A9ry_-_%C5%92uvres_de_Paul_Valery,_Vol_4,_1934.djvu/15

[5] Briole G., op. cit.

[6] Cité dans la presse. « À Bakhmout, “le hachoir à viande est en action” », Lematin.ch, 14 février 2023, disponible sur internet  https://www.lematin.ch/story/a-bakhmout-le-hachoir-a-viande-est-en-action-802110421002

[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 114. Et aussi Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11.

[8] Adam R., « Pluie de déchets », Lacan Quotidien, n° 817, 7 février 2019, publication en ligne https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2019/02/LQ-817.pdf

[9] Ibid.




CHRONIQUE DU MALAISE : De la civilisation et de la guerre – 3. Retour de la guerre, retour du corps

 

C’est en ce point que Jean-Claude Milner vient ouvrir une brèche en balançant au cœur du débat un élément explosif : le corps. De là un nouveau chemin de traverse se dessine. C’est que, si on en appelle à la définition qu’Hannah Arendt donne de la politique, soit le fait que les êtres humains peuvent se retrouver à plusieurs, dans le même temps et dans le même espace, sans s’entretuer, en doctrine, la guerre et la politique se disjoignent. La guerre met à mal la politique. Interrogé par Agnès Aflalo et Laurent Dumoulin sur Lacan Web Television [1] à propos de son dernier livre [2], Jean-Claude Milner soulève à partir de là un fort point d’interrogation. À savoir que dans notre époque, cette dimension de la politique comme technique de la co-présence des corps est elle-même mise à mal par la révolution technologique qui, à la co-présence des corps, substitue la co-présence du virtuel.

Avec le triomphe des techno-sciences s’est ouvert l’âge de la dématérialisation, dans tous les domaines. Avec les œuvres NFT [3], l’art immatériel vient même d’entrer au musée. Tout tend à se désubstantialiser, y compris les objets, y compris les corps – on court d’ailleurs les voir en ce moment quand ils se dématérialisent en Avatars. La puissance technique moderne s’anime de l’idée que, selon le mot de Jean-Claude Milner, le corps est « dispensable », quelque chose dont on pourrait se dispenser. Autant dire que dans le projet moderne, la politique cesse d’être une technique des corps. C’est là où la guerre soulève une lourde question, une question tragique, à savoir qu’elle ramène justement au centre de la scène moderne une dimension contraire, hostile : le corps revient comme une donnée essentielle. C’est ce qui fait spécialement événement avec la guerre d’Ukraine.

En déployant largement les armes nouvelles, en mettant en œuvre les technologies les plus sophistiquées (ce qui avait inspiré naguère au Pentagone la doctrine de la « guerre zéro mort »), la guerre en Ukraine est une nouvelle guerre qui fait en même temps revenir au-devant de la scène les formes anciennes de la guerre, en remettant au centre du conflit et des pensées, la dimension du corps. On est saisi ces derniers temps par le fait d’une guerre qui devient une guerre de position, où les tranchées et le rôle prépondérant de l’artillerie font même penser à la guerre de 14. Par leur action, par leur mort, par leurs souffrances, par leurs blessures, les corps sont au cœur de cette guerre, qu’il s’agisse des combattants, du corps des « ennemis », pour les Russes, qu’on cherche à tuer, à blesser, à faire souffrir, à avilir, à humilier, ou bien encore des populations civiles, habitants désarmés, victimes des bombardements, ou, comme à Boutcha, des simples passants qu’on va massacrer.

La guerre en Ukraine nous confronte au réel de la guerre, c’est-à-dire au réel du corps. Elle vient mettre à bas ce qui, depuis l’Irak, avec le développement des technologies qui ouvrait le chapitre des guerres sur écran, semblait l’évolution quasi inéluctable des guerres (en dehors du fait qu’il y a tout de même encore de par le monde le terrorisme et ce qu’on nomme les guerres irrégulières).

Avec l’Ukraine, la civilisation de la guerre est revenue dans la civilisation technologique et dans la civilisation de la paix que nous pensions être la civilisation.

Gérard Wajcman

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[1] Afflalo A. & Dumoulin L., « Entretien avec Jean-Claude Milner : La destitution du peuple », Lacan Web Télévision, 26 juin 2022, disponible sur internet.

[2] Cf. Milner J.-C., La Destitution du peuple, Lagrasse, Éditions Verdier, 2022.

[3] NFT : Non-fungible token – jeton non fongible – qui représente un exemplaire unique d’une œuvre d’art numérique, donnant à l’acquéreur une licence d’utilisation vendue sous forme de jeton d’une cryptomonnaie.




CHRONIQUE DU MALAISE : De la civilisation et de la guerre – 2. Civilisation contre guerre, guerre contre civilisation

 

En 1933, Einstein écrit à Freud et lui pose cette question inquiète : « existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ? » [1] Freud lui répond et conclut : « nous pouvons nous dire : tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre » [2]. C’est son dernier mot. Vision passablement progressiste d’une civilisation élevée en remède contre les pulsions de haine et de destruction. Heureux optimisme – optimisme étrange en 1932, un an avant la prise de pouvoir d’Hitler – quand on en vient à penser que la pulsion de mort peut se résorber dans la culture. Il a dans l’idée que le développement de la science et de la technique, qui font partie de la culture, irait contre la guerre – la guerre de 1914 marquait pourtant une rupture remarquable dans l’histoire à cet égard, le grand développement des techniques faisant de cette guerre le premier conflit où la mort violente aura été la principale cause de mort. Pourtant, à peine trois ans auparavant, en 1929, dans Malaise dans la civilisation, Freud ne manifestait pas un esprit aussi serein, sa croyance dans les vertus pacifiantes de la civilisation n’était pas autant assurée. Il semblait nourrir un sérieux doute quant au fait que la pulsion de mort soit éducable [3].

Et voilà qu’aujourd’hui les Russes se sont justement lancés dans une campagne d’éducation. À coups de canons. Ils défendent avec force l’idée qu’ils mènent une guerre civilisatrice. Elle suppose une nouvelle Sainte Alliance du sabre et du goupillon. Le patriarche de l’Église orthodoxe russe, Kirill, au bras du président Vladimir Poutine, dont il est le fervent soutien, semblent avoir pris la tête d’une véritable croisade rédemptrice. Comme Éric Laurent le soulignait il y a peu, en parlant de Cioran, « la conviction chez [celui-ci] de la puissance de l’absolu fait qu’il annonce qu’à mesure de sa montée en puissance politique, la Russie se détournera du marxisme pour revenir à la religion » [4]. Il y a mille ans, les habitants de Kiev, qui n’étaient pas chrétiens, descendaient dans le Dniepr pour y recevoir le baptême. Mais le temps des ablutions salvatrices est fini, quand, ruisselant des eaux baptismales, les baptisés étaient supposés recevoir la voix du Père. La voix du Père est devenue rauque, inaudible dans toute une partie du monde ; aussi, après la danse macabre des sabres de l’État islamique qui décapitaient les infidèles à tour de bras pour la gloire d’Allah, la Sainte Russie a-t-elle décidé de se dresser pour redresser un Occident perverti, infecté de jouissances funestes. Poutine n’a-t-il pas déclaré récemment, le 21 février 2023, dans son grand discours devant l’Assemblée fédérale russe : « Ils ne cessent d’attaquer notre culture, l’Église orthodoxe russe et les autres organisations religieuses de notre pays. […] Regardez ce qu’ils font avec leurs propres peuples : la destruction des familles, des identités culturelles et nationales, la perversion et la maltraitance des enfants jusqu’à la pédophilie, sont déclarées comme étant la norme ». Accusant les Occidentaux de mener une « guerre de civilisation contre la Russie », il y déclare en retour une guerre civilisatrice, de rédemption, contre la décadence d’une civilisation gravement corrompue et corruptrice.

La guerre, avec ses armées de soldats marchant au pas, a été depuis longtemps, depuis toujours sans doute, la circonstance démonstrative d’un ordre viril, de l’ordre du Père. Evgueni Prigozhin dirigeant Wagner à coups de masse est le chef attendu de cet orchestre. Quand Freud, dans Psychologie collective et analyse du moi [5], parle des « foules conventionnelles », il parle de l’Église et de l’Armée, des foules d’hommes, des foules d’ordre. Entre la démonstration de force et la hiérarchie militaire, la guerre conventionnelle était la manifestation d’un ordre patriarcal.

Aux premiers jours de l’invasion, le président Poutine ne cessait de répéter que l’objectif de Moscou était de « dénazifier l’État ukrainien ». Aujourd’hui, un chanteur populaire russe prend la parole et appelle à désintoxiquer, non seulement l’Ukraine, mais l’Europe et l’Occident tout entier des effets de la drogue du « Reich LGBT ». À la télévision russe, le traitement des questions de l’homosexualité, du wokisme ou du transgenre occupe une place obsessive, démesurée, totalement disproportionnée par rapport à l’importance effective de ces sujets dans nos propres débats. Comme un journaliste de LCI l’autre soir venait à le conclure : La Russie, ça c’est du viril ! Sabre russe et goupillon orthodoxe au clair contre une funeste transition morale dévirilisante de l’Occident où, disait Poutine dans son grand discours du 21 février dernier, « les prêtres sont obligés de bénir les mariages entre homosexuels ». Opération militaire spéciale contre les jouissances qui ravagent notre civilisation. Opération militaire spéciale contre le déclin des figures d’autorité. La Russie est partie en guerre pour se protéger et nous protéger contre la dégénérescence, la déchéance, la décadence occidentale.

Mais si la guerre n’était ni contre ni pour la civilisation ? Et si la guerre était, simplement, la « face obscure de la civilisation » [6], comme Marie-Hélène Brousse la qualifiait en 2015, quand, il n’y a pas loin de dix ans, elle mettait La psychanalyse à l’épreuve de la guerre [7] ? La guerre a tourné vers nous son sombre visage. Et cette guerre qui nous regarde, il importe de la regarder. Avec quelques penseurs avisés, les psychanalystes, cliniciens du malaise, ne peuvent se détourner de l’exigence qui leur est ainsi faite de remettre en route une réflexion sur le réel de ce temps, un réel qui défigure et reconfigure l’époque.

Alors, la question actuelle aurait pu être en effet celle de Paul Valéry quant à la mortalité des civilisations [8]. Elle ne l’est pas. Parce que la vérité – que Walter Benjamin voit se révéler dans les malaises de l’histoire –, c’est que, comme le défendait finalement M.-H. Brousse, radicalement, la guerre n’est pas simplement une face désastreuse de la civilisation qui viendrait aujourd’hui jeter son ombre féroce, mais que la guerre, c’est la civilisation. Il faut se faire à cette idée – « Sa “barbarie” est la civilisation même » [9]. Autant dire que la guerre n’annoncerait en rien la mortalité des civilisations. Elle préviendrait plutôt des aléas de la politique.

« L’inconscient, c’est la politique » : cette formule de Lacan, que Jaques-Alain Miller et Christiane Alberti ont si fortement commenté, défend que l’inconscient est non seulement « transindividuel », qu’il sort de la sphère intime étroite de nos petites histoires, déborde largement du divan et sort même des murs du cabinet analytique, mais qu’il résonne avec l’Histoire qui se déroule ici ou là dans le monde et le secoue, ce qui justifie qu’on se concentre ici, en notre nom, sur la guerre d’Ukraine. C’est au nom de cela qu’il faut penser que la psychanalyse a quelque chose à dire de ce qui est Autre et qui a priori ne la regarderait pas. Il y a cette dimension que Lacan a nommée l’extime, qui est celle de l’étranger de l’intérieur, en même temps que cela amène à sortir l’inconscient de l’intime pour l’injecter dans la cité. C’est bien en quoi la guerre nous regarde.

C’est en cela que, concernant la guerre et son pourquoi, É. Laurent est conduit à situer Cioran et Lacan du même côté [10]. C’est que la guerre et le pouvoir sont inséparablement liés. Le discours du maître ne fait pas que cartographier le territoire du capitalisme moderne, il est potentiellement lourd de violences mortelles. De quoi rejoindre Carl von Clausewitz dans sa formule souveraine : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens. » [11] Stéphane Audoin-Rouzeau pointe au départ Machiavel, qui établit un lien insécable entre guerre et politique [12]. La guerre comme arme politique au service du prince. Ce qui pourrait amener à dresser la liste d’un sacré aréopage de penseurs clausewitziens : de Lénine à Eisenhower, de Mao à Kissinger. Et puis Cioran avec Lacan. La guerre peut paraître irrationnelle, elle n’est pas un accident. La guerre est inéliminable du pouvoir moderne. Tant qu’il y aura du politique, il y aura de la guerre.

Gérard Wajcman

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[1] Einstein A., Freud S., Pourquoi la guerre ?, Paris, Payot & Rivages poche, 2005, p. 33.

[2] Ibid., p. 65.

[3] Cf. Freud S., Le Malaise dans la civilisation, trad. B. Lortholary, présentation et notes par C. Leguil, Paris, Points Essais, 2010.

[4] Laurent É., « Messianisme et réel de la guerre », L’Hebdo-Blog, n° 295, 12 février 2023, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr).

[5] Cf. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », chapitre V, Œuvres complètes, vol. XVI, Paris, PUF, 1991.

[6] Brousse M.-H., « La guerre, face obscure de la civilisation », Séminaire d’Études et de Recherches prononcé dans le cadre de l’Université Populaire Jacques-Lacan, 2011-2013.

[7] Cf. Brousse M.-H. (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015.

[8] Cf. Valéry P., La Crise de l’esprit, Paris, Édition Manucius, 2016 : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ».

[9] Brousse M.-H. (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, op. cit., quatrième de couverture.

[10] Laurent É., « Messianisme et réel de la guerre », op. cit.

[11] Clausewitz C. von, De la guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 67.

[12] Cf. « Retour de la guerre en Europe, avec Stéphane Audoin-Rouzeau », Studio Lacan, édition spéciale du mercredi 30 mars 2022, disponible en ligne https://www.youtube.com/watch?v=3R4h2bHXox0




CHRONIQUE DU MALAISE : De la civilisation et de la guerre 1. La guerre nous regarde

 

On ne saurait trouver titre plus juste pour ouvrir aujourd’hui cette « Chronique du malaise » que celui donné par Katty Langelez-Stevens à son éditorial de L’Hebdo-Blog du 11 avril 2022 [1].

Oui, la guerre nous regarde, de très près, surtout quand le 24 février dernier on décompte une année de guerre depuis l’invasion russe en Ukraine, et qu’en même temps, au bout de cette année de guerre, la perspective d’une fin prochaine semble encore s’éloigner.

La guerre fait notre événement, aujourd’hui et sans doute demain. Il faut en prendre la mesure.

Caprice météorologique inattendu sous nos cieux impassibles, jusqu’au soir du 23 février 2022, la guerre en Europe tenait de l’impossible. Et le 24 au matin, l’impossible nous est tombé dessus – en vrai sur les Ukrainiens. Un bloc de réel. Ça nous a tirés brutalement du sommeil de la paix. Sortie soudaine d’une brume d’aveuglement et de déni – hors les USA. Ce réel, comme Jacques-Alain Miller l’avait parfaitement imagé, on s’y est cogné. La civilisation en tout cas en a pris un coup. Malaise.

Malaise et lumière. Je veux dire que c’est là où Walter Benjamin aurait vu un surgissement du sens de l’histoire, qui, pour lui, comme le dit Stéphane Mosès, ne se révèle pas dans le processus de son évolution, mais dans les ruptures de sa continuité apparente, dans ses failles et ses accidents, là où la soudaine irruption de l’imprévisible vient en interrompre le cours et découvre en un éclair un fragment de vérité [2].

Cette vérité aurait pu être celle révélée par Paul Valéry en 1919, alors que les sociétés occidentales se relèvent à peine de l’horreur de la Grande Guerre : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » [3] Et Valéry conclut à la vanité de la civilisation : « Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » [4] Mais de quelle civilisation s’agit-il ?

La civilisation, la guerre, la vie, c’est ce dont il est question. Ça se noue. Comment ?

Il est clair que l’envahissement de l’Ukraine a produit cet effet d’angoisse que la guerre à nos portes nous menaçait et menaçait Europe et Occident comme civilisation, que cette guerre faisait traumatisme d’une civilisation d’après-guerre – la seconde –, c’est-à-dire une civilisation absolument idéale qui avait construit une « eschatologie d’un monde sans guerre », pour parler comme Stéphane Audouin-Rouzeau [5], d’où la guerre aurait été éradiquée, supposément, où il ne nous restait plus qu’à nous occuper gentiment de nos affaires, en gros, faire du commerce.

En 1914, la guerre était encore un imprévu. La fin du XIXe siècle était pourtant un défilé militaire ininterrompu, depuis la guerre franco-allemande de 1870, en passant par l’Expédition du Tonkin, la guerre du Dahomey, la conquête de la Tunisie en 1881, la guerre franco-siamoise de 1893 et jusqu’à la guerre des Boxers en Chine qui s’achève en 1900 avec les « 55 jours de Pékin ». Dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » en 1915, Freud défend que les hommes d’avant 1914 avaient voulu oublier la mort, l’éliminer de la vie, et que la guerre de 14 l’a ramenée brutalement et à une échelle proprement inimaginable. En 1914, personne n’est prêt pour l’hécatombe ; et quatre ans plus tard, on compte près de dix millions de morts [6].

Mais s’agissant de l’invasion russe en Ukraine, la guerre n’est plus un simple imprévu. Outre que nous n’avons peut-être pas prêté l’attention nécessaire à l’affirmation répétée de Poutine d’une « voie russe », exprimant, entre autres, sa volonté de réconcilier les héritages tsariste et soviétique et de recréer l’unité d’une nation opposée à la désagrégation supposée des états démocratiques occidentaux. Dans les calculs infinis de notre monde, depuis l’instauration d’une Communauté européenne dans les années cinquante, d’une Union supranationale, avec la création d’une Europe unie fondée sur « l’amitié franco-allemande », la guerre était un imprévisible dans les esprits. Et, surgie de l’est de l’Europe, l’irruption de l’imprévisible nous a découvert, en un éclair, un fragment de vérité moins paisible sur la paix. Une vérité à laquelle nous devons spécialement aujourd’hui nous éveiller, soit, comme l’écrivait Francis Ratier, que « la paix est un délire » [7].

La guerre de Bosnie des années quatre-vingt-dix, dans les Balkans pourtant proches, aurait pu entamer ces croyances délirantes dans une Europe éternellement pacifiste. Ce ne fut pas le cas. Est-ce que ça signifie qu’avec l’invasion russe de l’Ukraine nous nous sommes réveillés et que la guerre en Europe est devenue désormais notre affaire ?

Gérard Wajcman

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[1] Langelez-Stevens K., « Éditorial : la guerre nous regarde », L’Hebdo-Blog, n° 267, 11 avril 2022.

[2] Cf. Mosès S., L’Ange de l’histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, 1992.

[3] Valery P., « La crise de l’esprit », La Nouvelle Revue Française, n° 71, 1er août 1919, p. 321, disponible sur internet.

[4] Ibid., p. 322. 

[5] Cf Studio Lacan, « Édition spéciale : Le retour de la guerre en Europe, avec Stéphane Audoin-Rouzeau », émission du 30 mars 2022, disponible sur YouTube.

[6] Cf. Freud S., « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 7-40.

[7] Ratier F., « La paix est un délire », in Brousse M.-H. (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015, p. 125-141.




CHRONIQUE DU MALAISE : Le fantasme d’Anna Freud

 

Il y a cent ans, le 31 mai 1922, Anna Freud a présenté sa première contribution à la Société Psychanalytique de Vienne, afin d’en devenir membre. Elle vient de terminer son analyse avec son père [1]. Le texte s’intitule « Schlagephantasie und Tagtraum » [« Fantasme de battre et rêverie diurne »]. Il a été publié dans Imago [2] la même année et, bien plus tard, traduit en français [3]. Elle ne reçoit pas encore de patients, et pourtant elle présente un cas. Il est difficile de savoir qui précisément savait qu’elle parlait d’elle-même, ou qui l’avait deviné. Anna se réfère à la règle d’exposition préalable d’un travail, exigé de quiconque fait sa demande d’entrée. Elle utilise l’expression « etwas von Sich hören zu lassen » qui est délicieusement équivoque : difficile de savoir si c’est intentionnel, mais on peut le supposer car cela signifie littéralement « faire entendre quelque chose de soi » à la fois au sens de « faire connaître un travail personnel », mais aussi quelque chose de « son cas personnel » [4].

Elle dit que le texte est le « fruit d’une série d’entretiens » au sujet de la patiente, avec Lou Andreas-Salomé. La chose est donc un peu voilée. Cela peut aussi s’entendre comme si elle avait parlé d’elle-même avec L. Andreas-Salomé. L’apport du cas se centre sur le fantasme et se réfère au texte de S. Freud « On bat un enfant » [5] paru en 1919. Un des cas cités par S. Freud est très probablement celui de sa fille, qui apporte donc ici un complément à son texte. Cela ne manque pas de sel, puisque le fantasme du sujet exposé par Anna se présente sous la forme d’un chevalier qui se fait torturer par une figure paternelle, à qui il ne veut pas livrer son secret, et elle avouera peu après dans sa correspondance avec Max Eitingon que, dans son analyse avec son père, elle n’avait pas pu faire l’aveu de son secret : sa jouissance homosexuelle. Elle dira aussi que dans son analyse elle s’est sentie « maltraitée » par lui alors que son fantasme illustre bien cette jouissance à se faire maltraiter et humilier.

Le texte d’Anna est très intéressant à plus d’un titre. Si elle confirme la théorie paternelle en prêtant à son sujet un fantasme conforme à « Un enfant est battu », constitué vers ses cinq ou six ans, s’accompagnant d’une issue masturbatoire, elle montre comment la jouissance se transpose ensuite, vers dix ans, dans le signifiant par le fantasme. La patiente adore se raconter de « belles histoires » selon un schéma narratif répétitif, qui s’habille de la thématique médiévale à la suite de la lecture d’un roman de chevalerie. Le jeune chevalier a affaire à un méchant Burgrave, avatar paternel qui veut lui extorquer ses secrets par la prison et la torture. Mais c’est également une relation d’amour et de respect mutuel, où le Burgrave renonce au pire et finit par reconnaître la valeur du chevalier, très vaillant dans les épreuves. Anna Freud montre comment la jouissance obtenue se transpose dans le récit en sublimant l’activité masturbatoire : la tension croissante de l’excitation sexuelle se transpose dans le suspens, toujours prolongé par les péripéties de la narration, et le pardon, ou la réconciliation finale, qui correspondent au « Glück » et « Glücksgefühl » qui ici ne doit pas être traduit par « chance » mais par « félicité», une satisfaction de nature sexuelle, plus durable dit-elle que l’orgasme obtenu par masturbation.

Un des aspects très intéressants du texte consiste en sa dimension performative. La patiente, du fait de sa cure, parvient à sortir de ses rêveries et à s’investir dans la vie sociale, le sujet dont elle parle trouve sa solution par l’écriture : une « activité sociale » dans la « vraie vie », ce qu’Anna fait justement en présentant son texte pour entrer dans la Société psychanalytique. On peut se demander dans quelle mesure le fait que son père fut son analyste n’a pas fait obstacle au travail de l’analysante.

Jérôme Lecaux

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[1] Première tranche de l’automne 1918 à mai 1922. Elle reprendra l’analyse avec lui du printemps 1924 à l’automne 1925.

[2] Imago, 1922, Heft 3, p. 317–332.

[3] Cf. Freud A., « Fantasme d’”être battu” et “rêverie” » trad. C. Christien, in Hamon M.-Ch. (éd.), Féminité mascarade, Paris, Le Seuil, 1989.

[4] Cette expression s’utilise aussi au sens de « donner de ses nouvelles ». Voici donc un sujet qui fait son entrée en démontrant son rapport à l’inconscient, qui n’est pas sans évoquer la passe à l’entrée, telle qu’elle a été pratiquée à l’ECF.

[5] Freud S., « Un enfant est battu. Contribution à la genèse des perversions sexuelles » (1919), in Œuvres complètes. Psychanalyse, Vol. XV, Paris, PUF, 2000, p. 97-108.




CHRONIQUE DU MALAISE : Nom propre et marque

 

Dans la leçon du 20 décembre 1961 du Séminaire « L’identification », Lacan aborde la question du nom propre. Il exprime son désaccord avec Russel pour lequel le nom propre n’est que le « word for particular », sorte d’étiquette pour ce qu’on désigne. Mais le nom n’est pas seulement un son (« Gardiner »), un signifiant sans signifié, puisque, comme il le rappelle, beaucoup de noms, à l’origine, signifient quelque chose, par exemple un métier (« Meunier »,…).

Dans cette leçon, Lacan insiste sur la façon dont se fait le passage au symbolique. Il reprend le petit Hans qui après avoir dessiné les girafes, froisse le dessin (zerwutzeln) et s’assoit dessus. Il donne ainsi un autre statut à sa production. Dans la langue allemande, le mot « besitzen » est équivoque, il signifie « posséder », mais aussi littéralement « s’asseoir dessus » (sitzen = être assis). Ce dont il est question c’est « l’apparition du symbolique comme tel » [1], nous dit Lacan. On y voit apparaître « les deux extrêmes du sujet, le sujet animal [et] quelque chose sur une surface de papier ». Quelque chose du signifiant vient « s’insérer radicalement » dans « l’individualité vitale » [2]. Ce dont il est question, c’est de « l’identification fondamentale » [3], symbolique, qui permet au petit Hans de se soustraire à l’emprise maternelle. Elle constitue ce « minimum d’ancrage, de centrage de son être » qui lui permet ensuite de constituer sa phobie, qui se réfère au signifiant cheval. Loin d’être une étiquette pour une chose, le nom propre est donc en rapport avec la fonction du signifiant, avec cette marque symbolique que le sujet reçoit du langage, et qui lui donne « un point d’amarre » [4]. Le signifiant « cheval » devient une sorte de signifiant « propre à tout faire » [5].

La marque est le traitement de la jouissance par le symbolique. Lacan donne le fameux exemple des entailles sur les côtes d’antilope préhistorique du Mas-d’Azil qui l’ont impressionné. La jouissance passe à la comptabilité, mais ensuite le trait devient le support de la sonorisation et de la voix.

James Février [6] montre le passage de la représentation par idéogrammes qui sont des réductions d’images (la plus connue est celle de la tête de taureau à l’origine de la lettre A) à l’usage des lettres pour noter un son. Ici aussi, il s’agit de l’interface de l’imaginaire avec le symbolique. À l’origine les traces écrites servent surtout à la comptabilité : par exemple, à représenter le nombre de têtes de bétail d’un propriétaire ou d’une transaction. L’écriture hiéroglyphique égyptienne est un mixte des deux qui permet de repérer ce passage : certains glyphes représentent encore l’image, là où d’autres viennent pour le son qu’elles représentent. Lacan explique que le trait de l’écriture précède le son qui vient s’y inscrire. L’écrit, loin d’avoir un simple statut de transposition du dit, a donc une fonction en rapport avec la marque du symbolique et le traitement de la jouissance. Cette marque qui se retrouve aussi dans les pratiques de scarification rituelle ou certains tatouages vient représenter cet effet du symbolique sur le corps.

Le nom propre ne constitue donc pas seulement une étiquette pour désigner (comme le « this » de Russel), mais a une relation étroite avec le symbolique et la mise en fonction du sujet. C’est un invariant. La question que soulèvent les avatars du nom propre, c’est de porter atteinte à cette identification fondamentale.

Jérôme Lecaux

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 20 décembre 1961, inédit.

[2] Ibid. : « C’est donc dans cet accolement structural de quelque chose d’inséré radicalement dans cette individualité vitale avec cette fonction signifiante ».

[3] Ibid. : « Ce dont il s’agit, si c’est bien de son identification fondamentale, de la défense de lui-même contre cette capture originelle dans le monde de la mère ».

[4] Ibid. : « La fonction du signifiant, en tant qu’elle est le point d’amarre de quelque chose d’où le sujet se continue ».

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 289.

[6] Février J.G., Histoire de l’écriture, Paris, Payot & Rivages, 1984.




CHRONIQUE DU MALAISE : Petite chronique de l’impérialisme V

 

Cette chronique coïncide avec la parution du Séminaire de Lacan La logique du fantasme [1]. Coïncidence heureuse puisque Lacan a eu l’excellente idée de parler de l’impérialisme dès les premières pages. Et comme de plus il corrèle ce phénomène à son fameux objet a, auquel il tente de familiariser ses élèves – que l’on devine rétifs –, notre bonheur pourra être dit complet !

Voici l’extrait : « Qu’avez-vous donc fait, me disait l’un d’eux, qu’aviez-vous besoin d’inventer cet objet petit a ? Je pense à la vérité que, à prendre les choses d’un horizon un peu plus ample, il était grand temps. Sans cet objet a […], beaucoup des analyses restent déficientes qui ont pu être faites – tant sur le plan de la subjectivité que sur celui de l’histoire et de son interprétation – de ce que nous avons vécu comme histoire contemporaine. C’est très précisément le cas des analyses de ce que nous avons baptisé du terme le plus impropre sous le nom de totalitarisme. » [2]

Lacan récuse ce terme de totalitarisme, pour préférer un peu plus tard celui d’impérialisme pour une raison qu’il va développer dans son Séminaire : l’objet a n’appartenant pas à l’ensemble des signifiants, « il n’y a pas d’univers du discours »  [3], et donc de totalité ! Autrement dit, rien n’étant tout, le totalitarisme n’est qu’un fantasme de conjoindre l’articulation signifiante et l’objet a. Lacan situe ces deux dimensions du sujet et de l’objet en posant le premier comme un effet – le signifiant engendre le sujet [4] –, et le second comme un reste – le premier signifiant dont le discours prend son départ devient l’objet a au fur et à mesure de son déroulement [5]. Le sujet est comme devant le discours, l’objet derrière, le premier est effet, le second cause …

Si le discours sépare irréductiblement le sujet et l’objet, le fantasme les réunit en des tableaux toujours toxiques, quelle que soit leur couleur. Le sombre pourrait être représenté par le totalitarisme, terme à la mode à l’époque de ce Séminaire (1966), mais qui, l’informatique aidant, chemine toujours dans les profondeurs du goût. Son impropriété peut se saisir à seulement se rappeler certains faits d’histoire. Pensons par exemple au stalinisme qui en paraissait l’incarnation parfaite : nombre de témoins de l’époque remarquent ainsi que s’écarter du centre névralgique, situé dans les cercles du parti à Moscou ou Léningrad, permettait bien souvent d’y échapper [6]. La raison ne tenait pas seulement au fait avéré que les régimes dits totalitaires étaient toujours très désorganisés hormis certains secteurs comme la police ou l’armée, mais plus rigoureusement à un fait de structure : le monde du signifiant, qui est celui du maître, ne contient heureusement pas tout – n’est-ce pas déjà l’une des leçons de la lecture lacanienne de « La lettre volée » [7] ? Cela n’adoucit évidemment pas la férocité desdits régimes totalitaires, mais insiste plutôt sur leur bêtise constitutionnelle.

Pour un certain nombre, le tableau totalitaire peut être riant lorsqu’il s’agit du capitalisme. Celui-ci, dira Lacan un peu plus tard, en 1972 [8], consiste en une conjonction problématique, un véritable court-circuit, de S barré et de petit a. Le discours du maître constituait à cet égard un véritable garde-fou de séparer le sujet, soit l’esclave, des bénéfices de son travail. C’était injuste, monstrueux, tout ce que l’on voudra, mais évitait l’emballement contemporain, lequel installe un autre enfer. Aujourd’hui, remarque J.-A. Miller, l’objet a ne soutient plus seulement le fantasme, mais la réalité même. Il est partout, soit entré dans le réel qu’il sature, chose dont les écolos font profession de s’apercevoir sans doute plus que d’autres [9]. Éloi Laurent, économiste célèbre interviewé dans le dernier numéro de la revue Mental, constatait ainsi combien nous sommes victimes d’un signifiant funeste, celui de croissance, lequel impose un mouvement sans limites [10]. L’impérialisme est décidément notre dernier monde nouveau, et son mot d’ordre Greed is good, (l’avidité c’est bien) comme le dit Michael Douglas dans Wall Street d’Oliver Stone … !

Philippe Hellebois

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[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil / Le Champ freudien, 2023.

[2] Ibid., p. 13-14.

[3] Ibid., p. 28.

[4] Cf. ibid., p. 23.

[5] Cf. ibid., p. 24.

[6] Cf. Guinsbourg E.S., Le Vertige, t. 1, Paris Seuil, 1967 ; Guinsbourg E.S., Le Ciel de la Kolyma, t. 2, Paris, Seuil, 1987. Plus énorme encore, le récit inouï de Monique Lévi-Strauss qui vécut toute son enfance avec sa famille juive en pleine Allemagne hitlérienne, cf. Lévi-Strauss M., Une enfance dans la gueule du loup, Paris, Seuil, 2014.

[7] Cf. Lacan J., « Le séminaire sur “La Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11-61.

[8] Cf. Lacan J., « Du discours psychanalytique » (1972), discours de Jacques Lacan à l’Université de Milan, in Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra, 1978, p. 32-55.

[9] Cf. Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 4 avril 1990, inédit.

[10] Cf. Laurent é., « Ce que nous devons absolument préserver, c’est l’hospitalité de notre planète », Mental, n°46, novembre 2022, p. 225.




CHRONIQUE DU MALAISE : Petite chronique de l’impérialisme IV

 

Comme toutes choses en ce bas monde, l’impérialisme doit s’entendre en plus d’un seul sens. Il ne doit donc pas être cantonné à la politique étrangère, mais étendu ailleurs, notamment à ce qui vaut comme politique en chacun, soit le mode de jouir. N’y-a-t-il pas finalement d’impérialisme que de la jouissance, laquelle n’excepte personne du ravage qu’elle cause ? C’était manifestement le cas de la princesse Marie Bonaparte dont la correspondance avec Freud – qui s’étend de 1925 à 1939, sur plus de mille pages – est parue fin 2022 [1].

Elle avait beau être la dernière des Bonaparte, descendre de Napoléon le Grand, avoir une fortune immense, compter rois, princes et ministres parmi ses familiers, la jouissance sexuelle ne cessa de lui manquer – ce fut la torture du manque-à-jouir. Si son drame était déjà bien connu avant la publication de cette correspondance, l’intérêt de celle-ci est notamment de montrer comment l’analyse le transforma en tragicomédie.

Il y avait deux rôles-titres tenus par le clitoris et le vagin, et d’autres secondaires remplis par ses nombreux amants. L’intrigue était la suivante : elle ne jouissait que du premier, mais voulait absolument que ce fût du second. Comme elle avait une théorie sur la distance maximale entre les deux pour que la jouissance se produise au bon endroit (pour la mesure exacte en centimètres, nous renvoyons au texte), elle se fit opérer plusieurs fois pour les rapprocher. Le résultat fut évidemment toujours le même… Ses amants avaient une fonction voisine de celle de ses médecins (ce furent parfois les mêmes), à savoir celle de l’amener là où elle voulait arriver. Parmi ceux-ci, une future star de l’egopsychology, Rudolph Löwenstein, dit Löwe, soit « le lion »… ! – lion qui sera aussi l’analyste de Lacan que la princesse supportait évidemment très mal !

En analyse avec Freud, elle lui envoyait entre chaque séance de longues épîtres sur la question de sa jouissance sexuelle. Le clou du livre est constitué évidemment des réponses de celui-ci qui valent comme autant d’interprétations, jamais identiques, parfois ironiques, toujours éclairantes et ajustées. L’année 1931 mérite le détour, Freud décochant quelques interprétations fameuses. Lassé sans doute de missives aussi longues qu’explicites, parfois même accompagnées de schémas, il lui répondit un jour tranquillement : « Votre lettre sur l’observation de coït était très intéressante, mais à la différence de vous, qui avez gardé la pleine juvénilité des réactions érotiques, je commence à trouver tout cet univers du coït monotone » [2]. Quelques semaines plus tard, Freud insiste, avec une drôlerie touchant au tragique : « Je suis avec recueillement, mais sans ingérence critique, les récits de votre vie amoureuse. Il s’agit quand même d’un cas où l’on a fait le plus extrême pour éliminer le facteur anatomique, et le résultat me rappelle ma prothèse » [3] – prothèse de la mâchoire toujours mal adaptée qui ne cessa de le tourmenter pendant toute la durée de son cancer apparu en 1922 ! Au passage, notons aussi les aperçus qu’il donne, sans qu’elle les entende, sur la jouissance féminine : « Vous m’avez aussi donné l’impression de jeter dans le même sac les deux faits que sont la sensibilité et la réaction orgastique » [4] – organe n’est pas orgasme.

Cette correspondance témoigne aussi d’une autre Marie Bonaparte, celle qui fut fidèle à Freud en tous points, jusqu’à la pulsion de mort, la nécessité de l’analyse profane, – et ceci contre le groupe français alors en cours de constitution –, celle qui le sauve des griffes du nazisme. Si elle était de la caste des rois, Freud dixit, elle ne fut assurément pas de celle des traîtres et des lâches nombreux qui ne voulaient pas voir Hitler pour ce qu’il était.

Philippe Hellebois

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[1] Marie Bonaparte-Sigmund Freud, Correspondance intégrale 1925-1939, Paris, Flammarion, 2022.

[2] Ibid., p. 585.

[3] Ibid., p. 603.

[4] Ibid., p. 227.




CHRONIQUE DU MALAISE : Petite chronique de l’impérialisme III

 

« Ce peuple dont la vocation fut de coloniser des espaces immenses … »
Léon Tolstoï, Anna Karénine

2022 a vu la Russie renouer avec sa funeste tradition de menace et de conquête de ses voisins. Et ceci dans deux directions, aussi bien l’est que l’ouest. La mémoire des plus âgés se rappelle la guerre froide, l’écrasement sanglant de la révolution hongroise de 1956, le mur de Berlin en 1961, le Printemps de Prague en 1968, tandis que l’histoire contemporaine remonte plus loin pour retenir Pierre le Grand, Catherine II, Staline, et l’histoire plus ancienne le bien nommé Ivan le Terrible ! Si l’Europe s’est réveillée en sursaut, elle aspire à pouvoir se rendormir au plus vite. Des voix de la droite classique, d’autres de droite plus ou moins extrême, d’autres encore de gauche égarée, trépignent même d’impatience mues sans doute par une trouble fascination de l’autocrate en colère.

Cioran a consacré, peu après la révolution hongroise, un texte incandescent à l’impérialisme russe qu’il décrit fondé sur l’autocratie, soit sur un maître, un tyran qui ne connaît ni dialectique ni compromis, sans vacillation – texte signalé par Kundera dans son texte retentissant Un occident kidnappé [1]. L’autocrate n’est donc pas un père, fût-il Petit père des peuples, comme on nommait improprement les tsars et Staline ensuite, mais un Un absolu [2]. Cioran ne fait d’ailleurs aucune différence sur ce plan entre les tsars classiques et les tsars rouges, entre Pierre le Grand et Staline – il considère même que la Russie aura slavisé le marxisme [3]. Le pouvoir absolu serait pour la Russie le fondement même de son être, et la liberté un virus dangereux [4].

Cet impérialisme dont l’auteur situe les fondements dans un mélange de religion orthodoxe (Moscou serait la troisième Rome, héritière du vrai Christianisme après la chute de Constantinople en 1453) et de slavophilisme (le génie de la Russie sauveur de l’humanité, la Russie ayant arrêté et résorbé l’invasion mongole au XVe siècle) apparaît néanmoins, telle la rose d’Angelus Silesius, sans pourquoi. Il ne s’agit pas selon lui de conquête au sens classique du terme, ni du colonialisme capitaliste ordinaire, mais de s’étendre pour s’étendre : « Elle n’a, en outre, nulle honte de son empire ; bien au contraire, elle ne songe qu’à l’étendre » [5]. Et la question de la folie, parfois indubitable, de tel ou tel de ces autocrates est secondaire sinon futile puisqu’ils trouvent tous un discours dans lequel se loger. Autrement dit pulsion et volonté de jouissance semblent être passées à l’état de tradition historique toujours vivace. L’auteur ne voit d’ailleurs ce qu’il appelle des zones de vitalité – fussent-elles marquées par ce qu’il appelle le goût de la dévastation et de la pagaille intérieure, voire par un reste de sauvagerie –, qu’à l’est de l’Europe, l’ouest ressemblant de plus en plus selon lui à la Suisse, pays de l’hygiène et de la fadeur.

Cioran considère que la question de savoir quelle est la mission de la Russie, du colosse russe, en ce bas monde est tranchée : « Le colosse a bel et bien un sens, et quel sens ! Une carte idéologique révélerait qu’il s’étend au-delà de ses limites, qu’il établit ses frontières où il veut …, et que sa présence évoque partout, moins l’idée d’une crise, que d’une épidémie, salutaire parfois, souvent nuisible, toujours fulgurante. » [6]

(À suivre)

Philippe Hellebois

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[1] Cioran E., « La Russie et le virus de la liberté », Histoire et utopie, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2011, p. 446-458 ; Kundera M., Un occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, Paris, Gallimard, Le débat, 2021, p. 52.

[2] Sur ce point voir Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant. Travaux récents de l’Institut psychanalytique de l’Enfant, n°3, Paris, Navarin, 2015, p. 200-202.

[3] Cf. Cioran E., op. cit. p. 450.

[4] Cf. ibid., p. 454.

[5] Ibid., p. 452.

[6] Ibid., p. 457.