CHRONIQUE DU MALAISE : Idéologies

 

Le discours de la psychanalyse serait-il exempt de toute idéologie ? Devrait-il l’être ? Rien de plus incertain si l’on entend par idéologie l’ensemble des idées que chacun se fait d’un système de liens – économiques, sociaux et finalement toujours politiques – afin de les conserver, de les transformer, de les restaurer ou bien de les subvertir.

En fait, c’est Lacan lui-même qui avait mis en lumière, dans les années soixante, « l’idéologie œdipienne » [1] que les psychanalystes de son temps avaient transmise, sciemment ou pas, à l’imaginaire social en confondant la structure œdipienne avec la famille nucléaire. Ce n’était pas un fait évident pour les analystes de ce moment, et peut-être ne l’est-ce pas encore aujourd’hui. Par exemple, le projet de recherche entamé par Jacques-Alain Miller sous l’épigraphe de « psychoses ordinaires » – qui n’est pas une nouvelle classification gnoséologique –, pourrait se comprendre comme un essai de dépasser certaines conséquences de cette idéologie dans l’expérience.

L’attribution d’une idéologie à l’analyste est donc à l’ordre du jour et il n’est pas sûr qu’il puisse s’en débarrasser dans le silence d’une neutralité bienveillante.

Il faudrait dès lors approfondir la question : quelle est la place de l’idéologie dans le discours de la psychanalyse ? Rien qu’en parcourant l’« Index raisonné des concepts majeurs » des Écrits de Lacan, on trouve à la page 902 une section entière consacrée à la « Théorie de l’idéologie ». On y voit le fil qui traverse le premier enseignement de Lacan, qui part de l’idéologie de la liberté dans la théorie du moi autonome, qui se poursuit avec l’humanisme et la défense des droits de l’homme, l’anthropomorphisme, les idéaux de maturation des instincts, et qui arrive à l’idéologie de l’évolutionnisme et du scientisme contemporain. Un autre fil suit les conséquences de l’idéologie américaine, avec des idéaux de bonheur et des valeurs individuelles de la personne autonome qui ont également été promues par une fraction de psychanalystes. Cette idéologie fait partie aujourd’hui des préjudices non reconnus du moi dont le psychanalyste devrait être toujours averti.

Cependant, il serait trop réductionniste de s’en tenir seulement à une critique de l’idéologie d’autonomie du moi avec ses identifications imaginaires. La question devient plus épineuse si l’on suit une autre référence de Lacan dans son texte de 1972, « L’étourdit », lorsqu’il définit le point de départ de son enseignement : « C’est pourquoi je pars d’un fil, idéologique je n’ai pas le choix, celui dont se tisse l’expérience instituée par Freud. Au nom de quoi, si ce fil provient de la trame la mieux mise à l’épreuve de faire tenir ensemble les idéologies d’un temps qui est le mien, le rejetterais-je ? Au nom de la jouissance ? Mais justement, c’est le propre de mon fil de s’en tirer : c’est même le principe du discours psychanalytique, tel que, lui-même, il s’articule. » [2]

On part donc d’un fil qui est toujours idéologique, sans choix possible. Il ne pourrait être rejeté qu’à partir d’une position de jouissance qui se voudrait extraterritoriale, position dont le psychanalyste doit, justement, « s’en tirer ». En ce point, la position du discours du psychanalyste est nécessairement séparée des positions de jouissance prises par les autres discours. Cependant, elle ne serait pas moins une position idéologique.

Miquel Bassols

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[1] Lacan, J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 256.

[2] Lacan, J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 476-477.




CHRONIQUE DU MALAISE : Soigner les institutions

 

Les institutions peuvent tomber malades, de la même façon qu’un sujet peut devenir malade. Chaque institution a aussi ses événements traumatiques, ses refoulements, ses oublis, ses retours du refoulé, ses malaises, ses symptômes, ses ségrégations, voire ses délires. Entendre une institution comme un sujet n’est pas du tout évident, mais c’est la conséquence de l’hypothèse freudienne selon laquelle la « psychologie sociale » est une extension de la « psychologie individuelle » [1]. Jacques Lacan avait reformulé cette extension du registre individuel au registre social avec une définition du collectif dont les conséquences sont toujours à développer. Cette définition reste au fondement de l’expérience même de « l’École-sujet » [2], telle que Jacques-Alain Miller l’a orientée. « Le collectif – écrivait Lacan – n’est rien, que le sujet de l’individuel. » [3] Il n’y a pas d’inconscient collectif, fantaisie jungienne que l’œuvre de Freud contredit point par point et que Lacan avait réfuté d’emblée. Cependant, il y a le collectif qui n’existe que comme un sujet, un effet de signifié qui traverse l’individualité de chaque membre du groupe social et ses institutions. Et cela dans la mesure où ce membre, avec chacun des autres, se fait cause du désir qui institue un sujet dans le collectif.

Voici, donc, une différence à noter entre le groupe ou la masse, dans le sens freudien, et un collectif tel que Lacan l’a défini : un collectif peut faire du désir qui l’institue un sujet pour chacun de ses membres individuels, un sujet qui les traverse, qui est transindividuel. Se faire cause de ce sujet transindividuel, le traiter avec chacun des autres membres, cela demande un travail permanent d’élaboration provoquée, cela demande à chaque membre de se faire agent provocateur de ce travail pour chacun des autres, un agent étranger au sentiment identitaire du groupe, pour le faire devenir un collectif Autre – Autre pour soi-même, tel que Lacan le disait de la position féminine. C’est ainsi qu’un collectif peut prendre soin de lui-même dans les inerties et les malaises de toute institution.

Cette brève digression sur l’institution comme un collectif, sujet de l’individuel, me sert pour évoquer un livre récemment publié – d’abord en langue catalane, ensuite en langue espagnole, et maintenant en langue française – par Joana Masó, sous le titre « Soigner les institutions » [4]. Cet ouvrage est dédié à la figure et au travail de François Tosquelles, le psychiatre et psychanalyste catalan qui, exilé en France après la guerre civile en Espagne, a été le promoteur de ladite « psychothérapie institutionnelle », un courant inspiré des premiers enseignements de Lacan. Notre collègue Jean-Robert Rabanel, qui a connu F. Tosquelles au moment de rencontrer la psychanalyse, a fait un très bon repérage de son importance et aussi des dérives de ce mouvement [5].

Soigner les institutions n’est pas thérapeutiser l’inguérissable du sujet, mais savoir interpréter ses symptômes de façon telle que le collectif, comme sujet de l’individuel, s’y reconnaisse.

Miquel Bassols

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[1] Cf. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi » [1921], Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 123-217.

[2] Cf. Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’école (2000) », La Cause freudienne, n°74, p. 132-142. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-1-page-132.htm

[3] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 213, note 2.

[4] Masó J., François Tosquelles. Soigner les institutions, Paris, L’Arachnéen & Arcàdia, 2021.

[5] Dans une intervention à la bibliothèque de l’École de la Cause freudienne, le 10 mars 2003, sur François Tosquelles et la thèse de Jacques Lacan « De la psychose paranoïaque dans ses relations avec la personnalité » [1932].




CHRONIQUE DU MALAISE : Notre discours du maître

 

Parfois, nous, analystes lacaniens, avons tendance à désigner le discours du maître comme l’un des maux de notre temps, un mal dont il faudrait guérir, ou du moins être prévenu. Et il y a sûrement de bonnes raisons à cela, surtout si l’on tient compte de l’alliance actuelle du discours du maître avec le discours de la science et du néo-capitalisme le plus féroce. Cependant, si l’on suit l’enseignement de Lacan, il faut conclure que l’inconscient lui-même est le discours du maître, que l’inconscient a sa structure même, son ordre déployé comme le discours de l’Autre. Vouloir guérir du discours du maître, ce serait alors vouloir guérir de l’inconscient, s’en débarrasser définitivement. Et il y a sûrement aussi de bonnes raisons de le vouloir. Ce ne serait pas le premier ni le dernier des paradoxes de la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité de la civilisation.

Lacan a abordé ce paradoxe en affirmant, vers la fin des années soixante et peu après la fondation de son École, que le discours du maître est l’envers du discours de l’analyste [1]. Et tout le problème est de savoir comment nous comprenons aujourd’hui cet « envers », comment nous opérons avec lui, tant dans l’expérience analytique, avec chaque sujet analysant, que dans l’expérience de ce collectif qui est le sujet du discours contemporain, et même dans l’expérience de ce collectif que nous appelons, avec Jacques-Alain Miller, « l’École-sujet » [2]. Comment se servir du discours du maître, l’envers du discours de l’analyste, sans finir par le servir ?

Disons que cela dépendra toujours, dans un lieu comme dans l’autre, de l’usage qu’on y fait de ce que l’expérience analytique nous apprend à manier comme le transfert. Ce n’est pas pour rien que la formule que Lacan donnera de la structure du transfert [3] suit aussi l’ordonnément du discours du maître. Le transfert est notre discours du maître, celui qui est à l’envers de l’expérience analytique comme sa force motrice et libidinale, mais aussi dans les liens et les institutions sociales, et aussi dans l’expérience de l’École-sujet.

Comment opérer donc avec cet envers qui est notre discours du maître ? Il y a un problème de principe, que Lacan considérait précisément au moment de sa « Proposition du 9 octobre… » et qu’il énonce de façons diverses : il n’y a pas d’intersubjectivité dans le transfert, le transfert n’est pas un phénomène entre deux sujets tel qu’il l’avait envisagé au début de son enseignement, croyant qu’une communauté d’expériences fondée sur cette intersubjectivité serait possible. Que des conflits politiques, institutionnels et sociaux puissent être traités sinon résolus, dans la reconnaissance réciproque de cette intersubjectivité qui, quand même, n’existe pas dans le transfert ! Il n’y a pas d’intersubjectivité possible du transfert ou, dit avec une autre formule lacanienne, il n’y a pas de transfert du transfert, comme il n’y a pas d’Autre de l’Autre.

Et, pourrait-on tout de même parler d’un transfert de travail dans un collectif qui soit fondé, non dans une intersubjectivité qui n’existe pas, mais dans une critique réciproque ? Peut-on fonder un lien collectif sous l’égide d’une réciprocité du transfert, qui n’existe pas comme tel dans l’expérience analytique, où il n’y a qu’un seul sujet ? C’est le problème auquel nous sommes confrontés chaque fois dans l’expérience de l’École-sujet, mais aussi chaque fois que nous intervenons, au nom du discours analytique, dans le discours social de notre temps.

Miquel Bassols

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[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 99 : « Il doit commencer à vous apparaître que l’envers de la psychanalyse, c’est cela même que j’avance cette année sous le titre du discours du maître ». Il faudra suivre les détours de ce paradoxe pour arriver l’année suivante à une nouvelle torsion : Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 9 : « Le discours du maître n’est pas l’envers de la psychanalyse, il est où se démontre la torsion propre, dirai-je, du discours de la psychanalyse ».

[2] Cf. Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’école (2000) », La Cause freudienne, n°74, p. 132-142. Consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-freudienne-2010-1-page-132.htm

[3] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248.




CHRONIQUE DU MALAISE : Surnature

 

L’expérience de la pandémie Covid-19, ainsi que ladite crise climatique, ont mis en évidence la nécessité radicale d’un calcul collectif des êtres humains pour faire face aux nouveaux défis de la civilisation. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas d’issues individuelles mais la nécessité d’un calcul qui introduit la dimension d’un sujet trans-individuel, un sujet qui n’existe et qui n’opère que dans un monde de langage. Ce sujet n’est pas réductible à un organisme vivant dans un environnement supposé « naturel » auquel il faudrait l’adapter. L’idée darwinienne que l’être humain – qu’il soit considéré individuellement ou en tant qu’espèce – vit en s’adaptant à la nature comme un « environnement » est une idéologie que Jacques Lacan avait critiquée à plusieurs reprises en indiquant qu’elle rencontrerait un symptôme irréductible :

« Cependant la science physique se trouve, va se trouver ramenée à la considération du symptôme dans les faits, par la pollution de ce que du terrestre on appelle, sans plus de critique de l’Umwelt, l’environnement : c’est l’idée d’Uexküll behaviourisée, c’est-à-dire crétinisée. » [1] 

On peut référer ce que Lacan disait en 1971 de la physique à ce qui est aujourd’hui une certaine écologie, dont la biologie de Jakob Johann von Uexküll a été justement l’un des pionniers et qui a mérité l’intérêt de Lacan dans la mesure où elle a brisé le paradigme évolutionniste de Darwin. Dans le calcul collectif du sujet contemporain, ce n’est pas d’une adaptation de l’être humain aux changements de son supposé environnement dont il s’agit. Il s’agit de prendre au sérieux ce symptôme de la pollution déjà indiqué à ce moment-là par Lacan, signe d’un réel qui est devenu aujourd’hui un réel traumatique et qui laisse hors jeu toute idéologie d’une « adaptation à l’environnement ».

Dans cette perspective, il peut être intéressant de reprendre une notion que l’on retrouve dans les écrits du poète cubain José Lezama Lima et qui se rapproche, à notre avis, de la notion psychanalytique de symptôme. Il s’agit de la notion de « surnature », terme qui n’a rien à voir avec une transcendance divine du surnaturel mais avec les effets du langage sur le réel. La surnature a, pour Lezama Lima, son précèdent dans l’idée de Blaise Pascal à l’orée de la révolution scientifique du XVIIe siècle : « la vraie nature étant perdue, tout devient sa nature » [2], c’est-à-dire, tout devient surnature, image, métaphore, ou encore symptôme, signe d’une perte qui doit être lue alors comme un plus qui fera fonction de boussole pour l’être parlant.

Seule une politique qui prendrait en compte cette dimension d’une perte nécessaire de jouissance dans la production de la surnature pourra répondre autrement aux impasses du réel auxquels nous confrontent les défis actuels de la crise climatique et ses conséquences. Ce serait une politique qui tiendrait compte de la dimension irréductible du symptôme, non pas comme un trouble, non pas comme une erreur qu’il faudrait effacer ou qu’il faudrait adapter à cette réalité ou « environnement », dans une course à l’infini du progrès ou d’une évolution constante, mais comme une réponse du sujet qui a toujours une valeur de vérité face au réel.

C’est pourquoi Jacques Lacan avait promu une politique orientée par le symptôme. Et c’est pourquoi aussi on aurait « bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique » [3].

Miquel Bassols

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[1] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 18.

[2] Pascal B., Les Pensées. Oeuvres complètes, t. 1, Paris, Hachette, 1871. Consultable sur internet : http://www.penseesdepascal.fr/I/I15-moderne.php

[3] Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 18.




CHRONIQUE DU MALAISE : Pegasus

 

On se souvient du Capitaine Renault au Rick’s Café dans le film Casablanca :

— Quel scandale ! J’apprends qu’on joue ici ! dit-il d’un ton indigné tandis qu’un employé, sortant de la salle de jeu clandestine, lui glisse discrètement dans la main l’enveloppe avec ses gains du jour.

Quel scandale ! On apprend que les états et les gouvernements espionnent leurs opposants politiques ! C’est ainsi que l’affaire Pegasus a fait irruption il y a un an au Parlement européen. Elle a pris le devant de la scène à partir de nouvelles découvertes sur ces pratiques d’espionnage venant de gouvernements non seulement extérieurs à l’Europe, mais en son sein même.

Pegasus est un logiciel espion, conçu par la société israélienne NSO Group, destiné à pirater les smartphones pour accéder à toutes les informations enregistrées dans leur mémoire, mais aussi pour déclencher l’enregistrement audio, la caméra ou la géolocalisation. Officiellement, il ne peut être vendu qu’à des organisations étatiques pour la surveillance de personnes soupçonnées de terrorisme ou d’autres crimes graves. Dans la pratique, il se révèle être aussi utilisé par des régimes démocratiques pour surveiller des journalistes et des opposants politiques.

On a appris, par un consortium de médias internationaux, que le président de la République française, Emmanuel Macron, aurait fait partie de la liste de cibles potentielles de Pegasus de la part de gouvernements étrangers, parmi lesquels le Maroc est le principal suspect. Mais son « utilisation abusive » à l’intérieur même d’un pays a été découverte spécialement en Hongrie, en Pologne, et – mon Dieu ! – en Espagne aussi – contre les parlementaires indépendantistes catalans, jusqu’à atteindre l’intimité même du président du gouvernement de la Generalitat. Ces jours-ci l’affaire Pegasus vient d’atteindre une magnitude exceptionnelle avec le rapport connu sous le nom de Catalangate. On y découvre que cette opération a atteint, et de loin, le plus grand nombre de politiciens d’un même pays, – plus de la moitié des membres du Parlement catalan et tous les membres du gouvernement qui y représentent l’état espagnol.

La question s’est donc posée : qui aurait pu planifier un projet aussi vaste et coûteux, connu sans aucun doute des plus hautes autorités de l’état et du gouvernement espagnol, tout en estimant devoir le laisser dans l’ombre ? Comment, d’ailleurs, les appareils d’état peuvent-ils en arriver à s’espionner eux-mêmes ? Eh bien, la réponse est plus simple qu’il n’y paraît. On n’a pas à chercher trop loin dans les soi-disant égouts de l’état. L’idée est venue à quelqu’un qui savait, justement, que le Catalangate serait sans doute dévoilé au bon moment, cessant d’être un secret, pour montrer que cette pratique « abusive » peut être maintenue sans entraîner, pour le moment, aucune conséquence pour ceux qui la soutiennent. Et la plus grande force de cette pratique est, suivant la maxime de Michel Foucault, que les espionnés – députés et parlementaires – sachent publiquement qu’ils sont toujours sous le regard du pouvoir de l’état.

La politique est le semblant, disait Jacques Lacan. Mais le semblant n’est pas la tromperie, la simple dissimulation ou le mensonge. Avec l’affaire Pegasus, il s’agit de faire semblant que l’abus de pouvoir n’a rien de secret lorsque l’autre est toujours rendu suspect de cacher quelque chose.

Miquel Bassols




CHRONIQUE DU MALAISE : Les muses du nucléaire

 

20 janvier 1983, François Mitterrand prononce un discours au Bundestag relatif à la question de la dissuasion nucléaire. Écrit par morceaux avant de prendre l’avion puis dans un petit bureau mis à disposition à l’arrivée à Bonn, le texte, qui délaisse les éléments initiaux que le Quai d’Orsay avait préparés, fera date.

Il y a 40 ans, la partie pour Mitterrand est claire : l’Allemagne doit-elle accueillir des missiles d’armes nucléaires sur son sol pour contrer la volonté soviétique de déployer plusieurs batteries à l’Est ? Pour le président français, aucun doute, la réponse est oui alors que l’opinion allemande n’est pas enthousiaste. « L’arme nucléaire, instrument de cette dissuasion, qu’on le souhaite ou qu’on le déplore, demeure la garantie de la paix dès lors qu’il existe l’équilibre des forces. Le maintien de cet équilibre implique à mes yeux que des régions entières d’Europe occidentale ne soient pas dépourvues de parade, face à des armes nucléaires spécifiquement dirigées contre elle » [1], déclare-t-il. Le mot est lancé : la parade consonne avec une danse et des affaires amoureuses. Comme on s’aime, on se fait peur. Les codes sont posés. C’est l’époque d’une dissuasion nucléaire connue, chiffrée, établie, avec des lieux identifiés, listés, visibles ; la parade et le comptage s’accommodent l’une l’autre selon une doctrine phalliquement vôtre.

Ce que l’on dit de la doctrine du nucléaire n’a pas beaucoup varié depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale : il y a en magasin de quoi faire disparaître au moins l’équivalent de ce que mon ennemi peut détruire. C’est conséquemment une arme qui ne doit pas servir parce qu’elle ne peut servir autrement qu’en anéantissant ceux qui s’en servent. Une arme tellement sensationnelle qu’elle serait cette rareté par laquelle on se met à parler – et qui donc éloigne la guerre. Curieux engin dont il paraît alors évident que c’est une arme d’autant plus efficace qu’elle reste là, plantée, pour ne jamais servir comme arme. Pourtant, c’est bien une arme.

Or, Lacan en parle déjà en 1967, en des termes qui viennent toucher la consonance romance de telles prévenances : « Mais le bruit du monde et de la société nous apporte bien l’ombre d’une certaine arme incroyable, absolue, qui est maniée sous notre regard d’une façon vraiment digne des muses » [2]. Avec les muses, Lacan fait entrer un intercesseur. On susurre son cheptel d’ogives à l’oreille ; de ce seul fait, nous sommes bercés entre un ciel où il ne resterait plus qu’un nuage, depuis lequel même une riposte est impossible et la condition de pauvre mortel qui tente de s’en dépêtrer – d’être pauvre et d’être mortel. Une arme qui navigue quelque part entre Dieu et la plaine habitée d’anonymes menacés qui ne seront jamais autre chose.

Alors, l’arme atomique fonctionne comme un semblant, qui de fait est soumis à l’usure. Emmanuel Macron, le 12 octobre dernier, finira par reconnaître que de cette arme, « moins on en parle, plus on est crédible » [3], laissant ainsi entendre que la doctrine a changé. Il est sommé de ranger les muses car l’heure n’est plus à cela, peut-être même est-il déjà trop tard. La conjuration est terminée. E. Macron est, comme dirigeant d’une puissance nucléaire, soumis à cette usure du semblant qu’a imposée Vladimir Poutine, qui, depuis le 24 février dernier, n’a pas caché à de multiples et nombreuses reprises l’intérêt de ce que l’on appelle la frappe nucléaire tactique : il n’est pas nécessaire de raser la planète des dizaines de fois pour justifier de l’arme atomique. Il suffit de raser une ville une fois, une région simplement, une partie d’un pays comme on mutile un corps agonisant pour le laisser à ses plaies. On ne s’en parle plus, parce que les jeux semblent déjà faits.

La dissuasion n’existe plus. Retour à ce à quoi ça sert : tuer. La question du reste est donc désormais concernée. Impossible, depuis la menace en Ukraine, d’économiser pour de petits frais la refonte des usages supposés de l’arme nucléaire.

Luc Garcia

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[1] Mitterrand F., in Archives de la présidence de la République, disponible sur internet : https://www.elysee.fr/francois-mitterrand/1983/01/20/discours-de-m-francois-mitterrand-president-de-la-republique-devant-le-bundestag-a-loccasion-du-20eme-anniversaire-du-traite-de-lelysee-sur-la-cooperation-franco-allemande-la-securite-europeenne-et-la-cee-bonn-jeudi-20-janvier-1983

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 125.

[3] Macron E., disponible sur internet : https://fr.style.yahoo.com/moins-parle-crédible-menace-nucléaire-190835096.html?guccounter=1&guce_referrer=aHR0cHM6Ly93d3cuZ29vZ2xlLmNvbS8&guce_referrer_sig=AQAAAN0sTUfoxPUR7CGoMOzc_IU1_-_tNkdSthTFKIfaSzSnJjcSDcugpn-_vnkBsxnYkSuNKiT1f7MC0cgpVkxSwMAZEeejabb-owpLeHaQ_g04DtfblD3FnyhHg1DKafo3DrKv4BeDEL5UyrQ8m8kLwHBMxhMCSheQv4KocCGXTCqp




CHRONIQUE DU MALAISE : Des corps pour des images sucrées

 

Au départ, Instagram, l’application connue pour ne diffuser que des images, était un instrument pour hipster branché dans l’univers de la tech : une application simple pour exposer des photos. Façade utilisateur sobre, pas de fioriture, on s’abonne, point. L’intérêt de Kevin Systrom, un de ses fondateurs, pour la prise d’images – celle quand on tient l’appareil photo –, l’a conduit, durant ses études, à étudier les techniques de développement argentique en Italie. Plus exactement, l’enseignement qu’il a reçu en Europe va le faire basculer dans un monde nouveau : celui de la photo qui ne se veut pas forcément belle mais s’altère, produisant des défauts qui lui donnent sa signature : de la surexposition, du flou, des couleurs délavées ou criardes. Il devient notamment adepte du Holga 120, appareil photo sorti en 1982 à Hong Kong, qui va devenir le matériel branché de nombreux artistes. Focale et ouverture fixes, lentille en plastique, on peut jouer autant qu’on veut avec ce petit engin simple et pas très beau qui permet bien des facéties intéressantes.

Rapidement, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, en investisseur avisé, sent la menace et le bon coup à jouer. Il pose un milliard de dollars sur la table pour se faire le propriétaire d’Instagram.

Évidemment, dans l’écosystème hipster, la planche à billets Facebook fait grincer, en même temps que le rachat inéluctable. M. Zuckerberg sait parfaitement que Facebook est un instrument complexe qui a été créé pour ordinateur de bureau à la fin du XXe siècle. Il se dit à bas bruit que c’est un truc vieillissant pour ordinateur à colonne ou pour oisifs excentriques qui voudraient apprendre, en connaisseurs pointus, les millions de fonctionnalités. À la fin, seule ambition de l’entreprise : aspirer les données de chacun pour les revendre ailleurs.

Pour rentabiliser son achat, Facebook va imposer à Instagram son modèle économique en devenant un support publicitaire. Cela a commencé par une seule publicité par jour que l’on était libre de masquer. Puis deux, puis des milliers.

Cependant, il va s’agir pour Facebook d’opérer un traitement de l’image. Le cliché original, singulier, et la montre Vuitton vont mal ensemble. Si la photographie diffusée sur le réseau faisait la place à la création, K. Systrom, – conseillé par sa femme et quelques photographes qui connaissent bien la technique –, a fait entrer le loup dans la bergerie en créant des filtres, pour faire tendre la photographie made in smartphone vers quelque chose de plus léché. De la photo qui nécessitait d’entrer dans un univers, l’application va progressivement tendre vers ce contre quoi elle avait été créée : un catalogue propre, avec des teintes sucrées, une définition parfaite dans des conditions optimales d’exposition. Le palmier de la côte ouest devient vert pétard pour s’allier avec le teeshirt et la chaussure d’influenceurs botoxés à Dubaï. Crac. Les constructeurs de smartphones ont suivi le mouvement en proposant des appareils photo que l’on extrait de sa poche pour obtenir du propre et du vif, du net et du corrigé. Une sorte de mensonge visuel, donc.

Ce mensonge se voit décuplé par la technologie. D’emporter avec soi de quoi faire une photo proprette rend la vie simple comme un regard généralisé. Donc, conséquemment, cette généralisation a tué le regard pour lui faire dominer la géométrie perceptive et l’imposition de la lumière. Lacan souligne à ce propos : « La relation du sujet avec ce qu’il en est proprement de la lumière semble bien s’annoncer déjà comme ambiguë. » [1] Les évolutions industrielles d’Instagram se sont solidement appuyées sur cette ambiguïté. Désormais, ce sont les corps qu’il s’agit de modifier en masse pour les faire entrer dans l’application. Ce n’est pas tant le regard qui s’impose que le corps instagramé qui se vend.

Luc Garcia

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 88.




CHRONIQUE DU MALAISE : De quel réel parlons-nous ?

 

Le 14 septembre dernier, l’Agence France Presse rapportait les propos de Tedros Adhanom Ghebreyesus, selon qui on voyait désormais la fin de l’épidémie de Covid-19. Le directeur général de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), qui, dans un atermoiement délicieusement diplomatique, n’avait pas vraiment annoncé le début de l’épidémie, a aussi administré une parabole sportive : « Quelqu’un qui court un marathon ne s’arrête pas quand il aperçoit la ligne d’arrivée. Il court plus vite, avec toute l’énergie qui lui reste. Et nous aussi. Nous pouvons tous voir la ligne d’arrivée, nous sommes en passe de gagner mais ce serait vraiment le plus mauvais moment de s’arrêter de courir » [1].

Ces propos étonnent. Le virus ne veut rien, il se moque de la performance. Sans hôte, il est inerte. Si les conditions sont réunies (température, hydrométrie, pression, distance, charge virale ou d’autres encore que l’on ne connaît pas), le virus se réplique, certaines mutations sont favorisées, et ainsi de suite.

Or, selon les termes de M. Ghebreyesus, il faut comprendre que le virus court aussi, voire est susceptible de nous sauter au visage pendant que nous courons pour fuir. Cette idée essentialise le virus et, par le truchement de la ligne d’arrivée, fait consister une barrière. En clair, M. Ghebreyesus s’en tient à produire du symbolique à foison comme il fabriquerait une imploration divine pour venir à bout du virus. La ligne d’arrivée, c’est l’endroit où la butée logique du symbolique se disloquera comme le coureur arrache la petite ficelle lorsqu’il la franchit. Face à un tel arrangement et surtout une telle dislocation, Lacan prévient : « C’est de là que le réel surgit » [2]

M. Ghebreyesus ne fait sciemment pas référence à la science du virus, il en reste à l’étage de la personnification qui élude précisément le surgissement d’un réel. Il promeut une menace à laquelle il s’agit d’échapper comme on contournerait une tempête sur l’océan. Le virus présente un comportement de prédateur auquel doit répondre l’intention comportementale des populations sur lesquelles il s’abat. Attraper le virus, tomber malade devient une malédiction. Le symbolique ne vise pas la compréhension d’un mécanisme viral mais la description de ladite malédiction. Contrôler les désastres du virus revient à contrôler les usages sociaux des populations. Être touché par le Covid est la conséquence d’un trop grand relâchement. C’est le tour spectaculaire que le régime chinois a opéré : inculquer qu’un malade est une nuisance qui colporte le mal par faute d’une jouissance inadaptée au virus. Donc, on vous calfeutre ; cette finalité qui vise d’avoir le virus à l’usure justifie n’importe quel moyen.

Mais il y a pire. Soit on discute ARN messager, soit on discute scellés sur la porte, enfermement H24, et l’on collationne non plus un savoir sur le virus mais un savoir sur les conditions de sa transmission. Or, les conditions de sa transmission, c’est qu’il suffira toujours qu’un cœur batte quelque part sur terre pour qu’il y ait du virus. 

De l’animal à l’humain et retour.

La stratégie dite du « 0 Covid » qui n’est plus pratiquée qu’en Chine vise à faire d’une population l’obstacle de son régime politique, la veille du renouvellement du mandat de Xi Jinping. On n’échappe au virus qu’à la condition de ne pas échapper à Xi Jinping. La science de l’ARN ou la science du fichage statistique : la course est lancée. L’OMS s’est rangée en dehors de la biologie du virus pour privilégier la menace que fait peser l’humanité sur l’humanité. Le virus agit comme le ferment d’une gestion des populations. Le fichage contemporain, qui a débuté en Syrie, se poursuit à Pékin dont la population globale vieillit à force de compter toute la journée. Le Covid était le cadeau parfait pour accélérer le mouvement. Conséquence : de quel réel parlons-nous ?

Luc Garcia

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[1] Le Monde, 14 septembre 2022, https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/09/14/covid-19-la-fin-de-la-pandemie-est-a-portee-de-main-pour-le-chef-de-l-oms_6141625_3244.html

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 143.




CHRONIQUE DU MALAISE : Toujours plus loin

 

Il y a quinze jours, j’évoquais dans Hebdo-Blog la phrase de Lacan « Tout le monde est fou » et j’en montrais deux guises [1]. Il y a aussi une folie qui consiste à aller toujours plus loin dans la mise en œuvre de la pulsion de mort.

C’est un autre film qui me vient à ce propos, Decision to leave [2], un très beau drame romantique policier du réalisateur coréen Park Chan-Wook. Un inspecteur chevronné, dont l’idéal est de démêler les crimes, y tombe amoureux d’une suspecte. Cet amour apparait après-coup lui avoir fait perdre le fil de l’enquête et aussi sa propre valeur à l’égard de ses idéaux. Il y perd le fondement de son narcissisme et sombre dans la mélancolie. Cette femme va chercher à lui rendre le plaisir de vivre et son sentiment d’honneur perdu, en lui apportant l’objet de sa satisfaction sous la forme de deux crimes.

C’est la mise en jeu de la pulsion de mort au service de l’amour. Après tout, nous savons que l’amour et la haine sont liés de structure. C’est ce que Freud souligne dans sa réponse à Einstein [3]. Après avoir distingué pulsions érotiques et d’agression, il les conjoint : « une pulsion d’une de ces deux sortes ne peut pour ainsi dire jamais s’exercer isolément ; elle est toujours liée ou […] alliée à une certaine quantité de l’autre partie » [4]. C’est de structure, comme l’est le lien amour-haine et le couple attraction-répulsion en physique, répond le psychanalyste au physicien.

Il est amusant de noter que, dans ce texte, Freud interpelle aussi Einstein sur le caractère scientifique de leurs recherches : « Peut-être avez-vous l’impression que nos théories sont une sorte de mythologie, pas même réjouissante dans ce cas. […] En est-il autrement pour vous dans la physique contemporaine ? » [5]

Que l’amour inclue la haine, c’est ce que Lacan exprime en raccourci dans son néologisme « l’hainamoration » [6]. L’amour désirant au moins être réciproque inclut en effet toujours le vœu que l’aimant manque à l’aimé. Ce vœu du manque n’est-ce pas déjà de la haine ? [7]

Park Chan-Wook réussit à nous montrer le paradoxe d’une figure où la pulsion destructrice est mise au service du soutien de la vie et de l’amour. Cette femme va toujours plus loin pour permettre à l’homme qu’elle aime de retrouver son sentiment de l’idéal et son goût de vivre. Ici Thanatos est le soutien d’Éros.

Dans un tout autre contexte, l’actualité la plus récente nous montre la mise en jeu toujours plus loin de la pulsion de destruction, dans les menaces que porte le plus récent discours de Poutine. « L’enthousiasme guerrier » [8], comme s’exprime Freud dans sa lettre à Einstein, ne semble pas partagé par beaucoup de Russes, mais il est bien présent pour un certain nombre, et au moins dans l’entourage du président.

L’annonce d’une mobilisation populaire, fût-elle encore partielle, et la menace non voilée d’user de l’arme nucléaire, même tactique, sont incontestablement une mise en jeu de la pulsion de mort, pour à la fois mobiliser la masse et faire peur aux foules ennemies. L’envoi de jeunes, et moins jeunes, Russes au combat est une mise en jeu très réelle d’un pousse à la mort, alors que les menaces se limitent, pour le moment, à un effet de discours. Ici aussi la pulsion de mort est mise en jeu comme outil au service d’un idéal, celui d’une Russie impériale. Mais n’est-elle pas aussi une sorte de partenaire amoureux insatiable à satisfaire ?

« Lorsque l’intégrité territoriale de notre pays est menacée – dit Poutine – nous utilisons certainement tous les moyens à notre disposition pour protéger la Russie et notre peuple. Ce n’est pas du bluff. » [9] Nous pourrions en déduire : donc c’est du bluff. Dénégation. Sauf si c’est un discours qui porte l’inconscient à ciel ouvert. À quelle folie a-t-on exactement à faire ?

Alexandre Stevens

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[1] Stevens A., « À chacun sa folie », Hebdo-Blog n°278, 12 septembre 2022, https://www.hebdo-blog.fr/a-chacun-sa-folie/

[2] Decision to leave, film du réalisateur sud-coréen Park Chan-Wook, 2022.

[3] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985.

[4] Ibid., p. 210.

[5] Ibid., p. 211-212.

[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 84.

[7] Jacques-Alain Miller développe cela dans « Sobre fenómenos de amor y odio en psicoanálisis », Introducción a la Clínica Lacaniana, Colección ELP, Barcelona, RBA, 2006.

[8] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », op. cit., p. 209.

[9] Vitkine B., « La fuite en avant de Vladimir Poutine : mobilisation de 300 000 réservistes et chantage nucléaire », Le Monde, 21 septembre 2022, consultable sur internet.




CHRONIQUE DU MALAISE : Comment la loi peut-elle aménager la fin de vie ?

 

« Je ne suis pas anxieux de poursuivre à toute force. Si je suis trop malade,
je n’ai aucune envie d’être traîné dans une brouette. » [1]
Jean-Luc Godard

Emmanuel Macron a confirmé la semaine dernière le lancement en octobre d’une convention citoyenne sur la fin de vie. La même semaine le CCNE [2] a rendu public un avis sur cette question [3]. La coïncidence avec la mort de Jean-Luc Godard par suicide assisté en Suisse, annoncée le même jour, jette une lumière d’actualité supplémentaire sur le débat français.

La loi Claeys-Leonetti en vigueur à ce jour offre une possibilité de sédation profonde et continue jusqu’au décès, aux conditions d’une souffrance qui résiste au traitement, d’une affection chronique grave et d’un pronostic vital à très court terme. Cela apparaît aujourd’hui insuffisant pour soutenir la dignité de la personne face à la mort, au moins au regard de ce qui se passe dans certains pays voisins.

L’Allemagne certes n’a pas encore de loi définitive à ce propos, mais le débat y est également rouvert suite à un jugement de la Cour constitutionnelle fédérale allemande qui a conclu que « la liberté de disposer de soi-même entachait d’inconstitutionnalité la disposition du code pénal allemand qui fait de l’assistance au suicide une infraction pénale. » [4] Cet avis rejette une loi précédente qui interdisait le suicide assisté, mais pour autant il ne l’autorise pas.

La Suisse et la Belgique proposent deux situations différentes, puisque dans la première seul le suicide assisté est autorisé, alors que dans l’autre, seule l’euthanasie l’est. Dans les deux cas, cela ne peut se faire qu’à la demande d’un patient capable de discernement. La différence tient à la main qui tient le produit létal : le patient lui-même pour le suicide assisté, le médecin pour l’euthanasie.

C’est un débat de société qui doit avoir lieu et se développera dans les prochains mois. Une question, dans ce débat, nous concerne directement, celui de la souffrance psychique et de la prise en compte de l’inconscient du sujet.

Le président français « a précisé, lundi soir, qu’il regardait “le modèle belge, mais pas du coup comme un modèle qui serait à calquer” – une nuance, alors qu’il avait dit, lors de la campagne présidentielle, être favorable à une évolution de la France dans cette direction. Le chef de l’État a ajouté ne pas être “à laise avec le modèle suisse, qui est vraiment un suicide assisté » [5]. Or il y a dans le modèle belge un problème majeur.

Le CCNE résume bien la législation belge en cette matière : « Le patient qui souhaite être euthanasié doit se trouver dans une situation médicale sans issue et faire état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable. » [6] Ajoutons que la loi n’implique pas que le pronostic vital soit engagé à court terme.

Le comité d’éthique français est par ailleurs prudent en ce qui concerne le cas de la douleur psychique et des troubles mentaux puisqu’il nuance son avis en précisant que l’aide active à mourir doit pour ces cas-là faire encore l’objet de réflexions ultérieures [7]. C’est en effet sur ce point qu’un problème éthique majeur apparaît dans la loi belge.

Comme l’écrit notre collègue du Kring voor psychoanalyse, Geert Hoornaert : « Le discours sur l’euthanasie fonctionne comme une sorte d’“accommodation discursive” au délire psychotique, comme une sorte de prêt-à-porter dans lequel ce délire est guidé en douceur vers le passage-à-l’acte. » [8] Un procès célèbre en Belgique a mis cette question sur le terrain judiciaire sans que la conclusion ne puisse en être complètement tirée [9].

Comment préciser en effet ce qu’est une souffrance « psychique » sans inclure, au-delà de la notion d’autonomie de l’individu capable de discernement, celle de souffrance subjective en lien avec l’inconscient ? Sur ce point la loi soutient l’affirmation produite par l’individu comme une volonté décidée, comme un « je suis » sans faille, hors division du sujet. Et puis l’existence même de ce discours sur l’euthanasie pour douleur psychique ne fait-elle pas un appel à ce que des sujets y trouvent une solution qu’eux-mêmes n’auraient pas construite ainsi, sans l’appel du signifiant auquel ils peuvent être prêts à répondre par un acte ?

Alexandre Stevens

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[1] Godard J.-L., interview accordée à la Radio-Télévision suisse (RTS), mai 2014.

[2] Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé.

[3] « Avis 139, Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité », Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, rendu public le 13 septembre 2022, consultable sur internet.

[4] Ibid., p. 29-30.

[5] Morel S., Wieder T., Bonnel O., Stroobants J.-P., « Fin de vie : dans les pays européens, des évolutions récentes », Le Monde, 13 septembre 2022, consultable sur internet.

[6] « Avis 139 », op. cit., p. 45.

[7] Cf. ibid., p. 33.

[8] G. Hoornaert, « “Van nee” zeggen », Atelier lacaniaanse kliniek, 3 mei 2021. Traduction libre par l’auteur du présent texte.

[9] « L’affaire Tine Nys » ; diagnostiquée autiste Asperger, Tine Nys avait été euthanasiée en 2010.