Il est précieux de lire les artistes lorsqu’ils parlent de leur création. C’est ce que fait une comédienne connue, Anouk Grinberg, dans un livre récent [1] : Dans le cerveau des comédiens. Le titre donne le La de sa démarche : pour savoir l’énigme du théâtre lorsque l’acteur·rice déploie sa présence, Anouk interroge des neuroscientifiques. Le questionnement d’Anouk, qui a eu la bonne idée de dialoguer avec d’autres comédien·ne·s, porte une touche d’invention. Écoutons-la : « Je joue depuis quarante ans, me suis appelée de beaucoup de noms, me suis retrouvée dans la peau d’une vieille femme, d’une tortue, d’un tyran ; j’ai fait mourir mon père des centaines de fois, j’ai été analphabète, avocate, putain ; j’ai senti le corset du XVIIIe siècle me faire changer de pas. Un mois plus tard, je jouais une SDF et les gens de la rue s’écartaient de moi pour de vrai. » [2] Après le constat, l’interrogation : « L’ennemi pour un acteur, c’est le faux, et pourtant il nage dedans, et il en fait son allié pour être de plus en plus vrai humainement et artistiquement. Il y a dans cette pratique quelque chose de si paradoxal : on joue à ne plus jouer, on joue pour laver la vie de son théâtre permanent. » [3] C’est le binôme vrai/faux qui pousse Anouk à écrire. Quand est-elle vraie ? L’est-elle en disant la vérité ? L’est-elle ou ne l’est-elle plus lorsqu’elle joue et fait donc faux ? Notre comédienne trouve le mot juste pour dire ce qui la trouble voire l’angoisse : les acteur·rice·s « sont dans les fictions comme des poissons dans l’eau, parce que la vie touche trop et pas assez ; la vie ne suffit pas. Ils ont préféré vivre d’autres vies que la leur. […] même si c’est pour de faux, c’est quand même pour de vrai » [4]. Comment ne pas souscrire à de telles remarques ? Cette promotion de la fiction découvre la vérité menteuse, irréductible à l’exactitude. Le paradoxe y règne.
Mais pourquoi faire appel aux neuroscientifiques ? « Aujourd’hui, la neuroscience nous offre une connaissance fantastique sur ce qui se passe à l’intérieur de nous » [5]. Aller du côté du cerveau découvre le secret du jeu : « Ce que j’ai découvert de nos fonctionnements cérébraux était si libérateur de vie que j’ai eu envie de partager ce trésor, qui nous rassemble. » [6]
Mais Anouk, – son témoignage est alors passionnant –, livre à plusieurs occasions ses tourments d’être parlant. En voici un : enfant, je « mentais tout le temps, je ne pouvais pas faire autrement, sinon je ne respirais pas. Je mentais tellement que j’étais obligée de tenir des cahiers pour ne pas me tromper de version selon qui je voyais » [7].
Les neuroscientifiques y répondent de la façon la plus simple avec des phrases générales. Ainsi l’un deux : « si on fait lire à des gens un texte où le mot “vieillesse” revient souvent, on voit qu’après, ces gens marcheront plus lentement » [8]. Les explications de ce type pullulent. Les neuros se caricaturent eux-mêmes en simplifiant à l’extrême. Le piège tendu par Anouk, je suis une menteuse, qu’en pensez-vous docteur ?, fonctionne à merveille. Le tour de passe-passe réussit : le neuroscientifique n’a pas le concept de vérité, alors il conserve ce mot, mais toutes ses affirmations concernent l’exactitude qui, elle, se mesure par un protocole dont les bonnes réponses sont déjà listées.
Le malentendu est total. Anouk est joyeuse. Elle croit avoir ses réponses puisque des neuros dialoguent avec elle. La voilà rassurée : elle, la menteuse, a dans son cerveau les mécanismes explicatifs. Sa question intime est recouverte d’un savoir digne des médecins de Molière. Chère Anouk, puis-je me permettre : reliriez-vous, pour un avoir autre angle, Genet et son Journal du voleur [9] ?
à suivre
Hervé Castanet
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[1] Grinberg A., Dans le cerveau des comédiens – Rencontres avec des acteurs et des scientifiques, Paris, Odile Jacob, 2021.
[2] Ibid., p. 9.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 15-16.
[5] Ibid., p. 10.
[6] Ibid., p. 13.
[7] Ibid., p. 21.
[8] Ibid., p. 44.
[9] Genet J., Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1982.