Le 4 mars 1964, Jacques Lacan, dans son Séminaire XI [1], se pique de raconter une histoire, dont il précise qu’elle est vraie, pour en faire un petit apologue instructif. Elle s’est déroulée un été, en Bretagne, quarante ans auparavant. Lui, parisien, intellectuel, ayant à peine plus de vingt ans en quête « d’ailleurs » et rêvant de sortir de son milieu, embarque « dans une coquille de noix » avec une famille de pêcheurs, dans l’espoir de partager « les risques et périls » qu’ils prenaient quotidiennement. Avec une pointe d’ironie, Lacan note que ce jour-là, le soleil brille. Donc nul aléa du jour, point d’engagement vital, c’est le beau temps qui est de la partie. Au moment de relever les filets, le nommé Petit-Jean, lui montre une boîte à sardines qui flotte et miroite dans le soleil à la surface de l’eau. Petit-Jean lui dit : « Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! Ce petit épisode, il trouvait ça très drôle, moi, moins. J’ai cherché pourquoi moi, je le trouvais moins drôle. C’est fort instructif. » [2] En quoi est-ce fort instructif ? L’histoire, dont il fait apologue, comme la boîte à sardines, regarde Lacan, quarante ans après. Lacan signale que son affect de malaise – il ne trouve pas ça drôle –, tient à ce qu’il fait tache dans le tableau. Faire tache se dit de ce qui rompt une harmonie, c’est un contraste choquant. Pareillement à une tache sur un tissu, ça produit une honte. Être une tache, cela peut être une souillure, jusqu’au déshonneur parfois, voire la marque que l’on n’est pas désiré, ni désirable. La petite boîte qui scintille au soleil fait tache dans le tableau de la mer bretonne comme lui, Lacan, fait tache sur ce bateau. Un vacancier privilégié de la ville est aux côtés d’une famille dont les conditions d’existence sont dures et rudes. Inégalité de la condition humaine, Lacan note que Petit-Jean va mourir, comme toute sa famille, de la tuberculose qui ravage alors les classes sociales soumises à l’épreuve de la contamination. Dans le tableau se dessinent les sardines qui nagent frétillantes et vivantes – elles sont pêchées au filet –, et une boîte de conserve vide dans laquelle se rangent serrées les sardines. Cette boîte est telle que l’industrie naissante des années soixante en fournit le commerce. Ainsi, il y a ce que les pécheurs prélèvent dans la nature, dans une coquille de noix, et la pêche industrielle avec ses chalutiers. Aujourd’hui, en 2023, les conséquences de la société de consommation et de la pêche intensive, sont rendues perceptibles par la pollution et la destruction des fonds marins qui en résultent. En 1964, c’est une boîte qui flotte à la surface de l’eau, aujourd’hui c’est « un septième continent » de déchets plastiques, lesquels envahissent les eaux marines. Cette boîte est déchet et rebut, témoignage de l’industrialisation de la pêche que d’ailleurs la famille de Petit-Jean alimentait. Cette boîte, objet déchu, dérisoire, est signe de la tragédie de la pollution. Devenu ustensile inutile mais ostensible, selon l’image de Francis Ponge, cette boîte est l’index de l’objet a en tant que réel que Lacan invente dans ce Séminaire. La situation montre l’objet boîte comme reste, objet palea, l’objet cause, en lien avec une honte de vivre. Il s’oppose à l’objet-visée, objet désirable, agalma, les sardines frétillantes. L’un provoque un affect d’angoisse, l’autre de désir. D’un côté, il y a le jeune homme de vingt ans promis à un bel avenir, de l’autre un jeune homme qui fait tache, malaise d’une honte de vivre : entre ces deux mondes, celui de l’industrie de la modernité qui s’avance contre la nature et finalement contre ces hommes. Lacan est dans le tableau de la scène dont se moque ironiquement Petit-Jean. Il n’est pas seulement reflet de la scène, reflet dans le fond même de son œil, en captant la lumière de la boîte. En effet, Lacan atteste : « Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau. » [3] Ce qui est lumière me regarde. Le point regard est extérieur. L’apologue donne à voir l’objet qui nous regarde. Je rajoute cette note de Lacan, en conclusion : « je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout » [4]. Notre mode de vie, envahi de caméras et d’écrans, en tout temps et en tout lieu, ne nous rend-il pas plus sensible aujourd’hui à cette donnée qu’en 1964 ? « Nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde. » [5]
Catherine Lacaze-Paule
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 88-89.
[2] Ibid., p. 89.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 69.
[5] Ibid., p. 71.