Nous voyons arriver, dans les écoles, des méthodes éducatives de « gestion » des relations humaines. Des formations d’éducation à la relation sont proposées aux enseignants pour apprendre à mieux communiquer c’est-à-dire de façon acceptable et assertive, à gérer les conflits positivement et à développer les compétences relationnelles [1]. Ces termes, issus du discours managérial, ont pénétré le champ de l’enseignement avec des intentions louables telles que « savoir nommer ses émotions, mieux se connaître, augmenter sa confiance en soi… » Mais en quoi consistent vraiment ces méthodes ? Comment s’incarnent-elles sur le terrain ? Quelle vision de l’être humain véhiculent-elles ?
Parmi ces techniques, arrêtons-nous sur l’une d’entre elles, promue au Québec par Danielle Jasmin et utilisée aujourd’hui dans de nombreuses écoles en France : le message clair. Il est défini comme « un échange verbal entre deux élèves […] en conflit : [une] “victime” qui se reconnaît explicitement comme telle […], [et un] agresseur identifié par la victime comme source de ce malaise » [2]. Cette technique s’appuie sur « une triple formulation » : « énoncé des faits qui permet de situer et clarifier le moment du différend ; […] expression des émotions et des sentiments induits par la situation » ; demande de feed-back [3]. Sur internet, vous trouverez de nombreuses fiches techniques « préremplies » sur la démarche à suivre si vous voulez vous servir de cet outil, ainsi que des vidéos de mises en situation. Il n’y est question que de communication.
Parler n’est pas communiquer
La technique du message clair n’est pas une invitation à parler, elle est une tentative de réduire le langage humain à un simple outil de communication. Le linguiste Émile Benveniste a distingué communication animale et langage humain. Le statut du message dans le règne animal, bien que parfois très élaboré, « n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse. Cela signifie que les [animaux] ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d’autres qui parlent, telle est la réalité humaine » [4]. Pour saisir la fonction de la parole, Lacan s’est d’abord intéressé aux apports de la linguistique, qui introduit une distinction entre langage, langue et parole. Ferdinand de Saussure décrit le langage comme la capacité universelle à communiquer, la langue en est l’outil et la parole son utilisation concrète et individuelle. É. Benveniste s’intéressera particulièrement à ce dernier point, en forgeant le concept d’énonciation, qu’il définit comme la « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » [5]. Nous avons donc chacun une façon d’utiliser les mots, qui nous est propre. Nous parlons et accueillons la parole de l’autre avec sa subjectivité. Les équivoques et les malentendus sont ainsi le lot commun des relations entre les êtres humains.
L’inconscient contre la méthode
C’est en écoutant la parole de ses patients que Freud a découvert que les formations inconscientes révélaient le malentendu foncier au cœur du sujet parlant. L’être humain parle, mais il est avant tout parlé et affecté par le langage. Pour la psychanalyse, les signifiants que nous utilisons pour dire notre monde sont d’abord les signifiants de l’Autre, équivoques de surcroît. Cette dimension de la parole introduit un écart entre ce que l’on dit et ce que l’on voudrait dire, hiatus propre à ce que se loge l’inconscient. Dès lors, l’homme ne peut plus être considéré comme maître de l’habitat langagier, il y a un autre qui parle en moi et qui me rend énigmatique à moi-même.
Ces méthodes communicationnelles, qui objectivent la parole, nient le sujet de l’inconscient en visant à le faire taire. Avec elles, nous pouvons craindre une perte du goût à parler, car à quoi peut bien servir une parole vidée de toute subjectivité ?
Clémentine Cottin-Guilbert
__________________________
[1] Cf. Formation « Éducation à la relation », Institut Catholique de Toulouse : https://www.ict-toulouse.fr/formation/education-a-la-relation/
[2] Cf. « Les messages clairs. Une technique de prévention et de résolution des petits conflits à l’école », éduscol, site du Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la recherche, disponible sur internet : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/EMC/03/2/Ress_emc_conflits_messages_clairs_509032.pdf
[3] Ibid.
[4] Benveniste É., Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, p. 60.
[5] Benveniste É., Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard, 1974, p. 80.