Depuis l’Ukraine, les corps reviennent dans la guerre, mais les corps n’en reviennent pas toujours.
Il faut penser à la « mobilisation partielle » décrétée par Poutine, qui a envoyé plusieurs centaines de milliers de jeunes hommes inexpérimentés sur le front qui ne pouvaient servir que de « chair à canon ». Il y a aussi le rôle que joue la milice Wagner, des mercenaires payés et en partie recrutés dans les prisons, qui constituent désormais une part importante des forces russes engagées dans le Donbass. Les généraux de nos armées doutent fort de la capacité d’engagement de tels combattants. On a pu voir ce mois-ci, dans une séquence filmée, l’exécution barbare de Dmitry Yakushchenko, mercenaire du groupe Wagner, rattrapé et tué à coups de masse après avoir déserté les rangs pour rejoindre l’Ukraine. Est-ce avec de tels soldats que Poutine peut envisager de gagner la guerre ?
C’est là qu’une remarque de Lacan vient s’imposer. Soit, ce qu’il dit dans son Séminaire « Les non-dupes errent » : « Il est tout de même tout à fait clair que si la victoire d’une armée sur une autre est strictement imprévisible, c’est que du combattant on ne peut pas calculer la jouissance. Que tout est là, enfin : s’il y en a qui jouissent de se faire tuer, ils ont l’avantage. Voilà ! » [1]
Les guerres dont parle Lacan en 1973, ce ne sont pas les guerres modernes virtuelles, ce sont les guerres des corps.
Ainsi, la première chose qui vient faire sérieux os dans la guerre moderne, gouvernée par le chiffre, c’est donc que la victoire, elle, n’est pas calculable. Et si elle ne l’est pas, c’est qu’on ne peut pas calculer la jouissance du combattant. Comme l’écrivait Katty Langelez en 2014 « Plus fort que tout, que la technologie, que le nombre, que la stratégie et la tactique, c’est la jouissance qui fait la différence dans la rencontre entre deux armées, entre deux troupeaux d’humains menés par le signifiant-maître. Cette indication n’est pas pour nous rassurer dans des temps où la vie d’un humain a une valeur tellement différente selon la contrée dont il provient : de la précieuse vie d’un occidental aux troupeaux de djihadistes endiablés par un dieu qui leur promet le paradis et mille vierges s’ils tuent un mécréant. » [2]
Donc, au-delà des réflexions sur le rôle des Challengers 2, les chars lourds anglais, des Mohajer-6 et les Shahed 136, les drones iraniens qui font régner la terreur en Ukraine, ou sur l’efficacité des canons Caesar, les canons français de 155 mm, c’est à la remarque de Lacan de 1973 sur la jouissance, qui remet le corps en avant et la jouissance de mourir, qu’il faut repenser concernant l’Ukraine. Ce qui serait déterminant dans la guerre, ce ne sont pas les moyens techniques ou la stratégie, c’est la jouissance.
Du corps au cadavre
Retour du corps sur la scène, la guerre suppose que le corps en question, ce n’est pas un corps glorieux. Comme l’écrit Guy Briole : « La guerre transforme les corps en fragments épars que l’on ramasse après la bataille ; des morceaux détachés qui, un instant auparavant, étaient habités par une histoire. Ainsi se marque la différence entre la dépouille – que l’on emporte avec soi, qui est honorée dans les rituels – et le cadavre, le réel de ce qui reste et ce que l’on cherche à faire disparaître, à soustraire de l’histoire. » [3]
Cela oriente vers une autre définition de la civilisation que va donner Lacan.
Les civilisations dont parlait Paul Valéry, qui se voyaient risquer de disparaître au sortir de la Grande Guerre, c’étaient des « empires […] avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. » [4] On est assez loin de trouver chez Lacan une telle idée idéale, sublimée, de la civilisation. On est déjà bien mieux engagé quand on dit que la guerre, c’est la civilisation. Mais c’est encore un autre destin qui travaille la civilisation.
S’agissant de l’Ukraine dans la guerre, l’imprévisible guerre qui se déroule à nos portes, sous nos yeux, c’est en effet au retour des corps qu’on assiste, mais des corps de guerre, c’est-à-dire, selon ce que G. Briole dit de la « déshumanisation de la mort » [5] dans la guerre, traités comme des déchets.
L’organisation paramilitaire Wagner parle de Bakhmout comme d’une « boucherie ». Et avec son style ordurier ordinaire, dans cette langue qu’on appelle en russe le mat, (cet argot fait d’obscénités, mais bien plus violent, qui est aussi la langue de Poutine), Yevgeny Prigozhin a pu ajouter : « Bakhmout ne sera pas prise demain, parce qu’il y a une forte résistance, un pilonnage, le hachoir à viande est en action » [6]. Ce sont les Ukrainiens qui sont ainsi menacés par le « hachoir ». On ne peut cependant oublier l’usage des jeunes russes mobilisés délibérément comme « chair à canon », et du coup, pendant un moment, les pertes des soldats russes se sont élevées à 80%.
Aussi cela conduit à conjoindre à la définition « la civilisation, c’est la guerre » une autre définition inattendue de la civilisation, forgée par Lacan : « La civilisation, […] c’est l’égout. » [7] Bien sûr, il serait possible d’entendre la formule de Lacan d’une oreille ethnologique, la force, voire la grandeur d’une civilisation se mesurant à son pouvoir de traiter les déchets.
Mais loin de toute grandeur, réfléchissant au destin de l’objet dont Lacan en 1970 avait annoncé l’ascension au « zénith social », Rodolphe Adam le regarde dans nos sociétés retomber en « pluie de déchets » : « L’objet a monté en orbite, déchoit et retombe en détritus. » [8]
Ainsi, dans l’année 1970-1971, au moment même où Lacan élève l’objet au zénith, le fait-il aussitôt chuter en rebut. Implacable destin de l’objet. Un destin qui va jusqu’à assigner à la civilisation la fonction qui serait d’accueillir le déchet, au moins de le recueillir, vouée désormais à la tâche sisyphéenne de le traiter. Quand « [l]e monde fait désormais place à l’immonde » [9], la civilisation n’a plus comme destin que d’être un égout. La rigueur de Lacan laisse, une fois de plus, stupéfait. Si on rapporte maintenant l’égout à la guerre, c’est dans l’idée que si le capitalisme a su faire du sujet un objet jetable, voué à la poubelle, en traitant les corps comme des déchets, la guerre ne serait en somme que la continuation du capitalisme par d’autres moyens.
Les massacres et tous les crimes dont les Russes se sont rendus coupables témoignent du réel de la guerre selon Poutine, soit de faire des sujets des détritus à jeter à l’égout.
Gérard Wajcman
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 20 novembre 1973, inédit.
[2] Langelez K., « Duras et la guerre, encore », posté le13 octobre 2014 sur le blog Cripsa, disponible sur internet http://cripsa.over-blog.com/2014/10/duras-et-la-guerre-encore-katty-langelez.html
[3] Briole G., « L’encore à corps », L’Hebdo-Blog n° 267, 11 avril 2022, disponible sur internet https://www.hebdo-blog.fr/lencore-a-corps/
[4] Valery P., « La crise de l’esprit », La Nouvelle Revue Française, n° 71, 1er août 1919, p. 321, consultable sur internet https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Val%C3%A9ry_-_%C5%92uvres_de_Paul_Valery,_Vol_4,_1934.djvu/15
[5] Briole G., op. cit.
[6] Cité dans la presse. « À Bakhmout, “le hachoir à viande est en action” », Lematin.ch, 14 février 2023, disponible sur internet https://www.lematin.ch/story/a-bakhmout-le-hachoir-a-viande-est-en-action-802110421002
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 114. Et aussi Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11.
[8] Adam R., « Pluie de déchets », Lacan Quotidien, n° 817, 7 février 2019, publication en ligne https://lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2019/02/LQ-817.pdf
[9] Ibid.