Les travaux des années trente, ceux du jeune Lacan psychiatre, avaient été publiés à l’époque dans des revues médicales pour la plupart, parfois dans des revues prestigieuses, et plus tard épars dans différentes publications. Jacques-Alain Miller a pris la décision de rassembler un certain nombre de ces textes, publiés entre 1928 et 1935, dans un seul volume paru au Seuil en janvier dernier [1].
Ce petit volume est fait de huit textes courts qui portent sur la psychose, plus une traduction d’un texte de Freud par Lacan, qui était germaniste et lisait Freud, et la psychiatrie allemande aussi bien, directement dans le texte. Il passe sa thèse et il commence son analyse en 1932. Réunir ces textes éclaire un parcours de sept ans qui permet déjà d’apercevoir un point de bascule, une pensée qui, ayant absorbé tout ce qui l’a précédé, s’en sépare en quelque sorte. La séparation sera un concept très opérant par la suite chez Lacan. On peut le voir aussi comme une Aufhebung : Lacan écoute les cours de Kojève sur Hegel aussi en 1932. Il s’agit de dépasser en conservant.
J.-A. Miller, dans son « Avertissement », souligne d’abord ce qui est déjà la caractéristique de Lacan : une clinique « enracinée dans l’unicité du cas » [2]. Déjà la majeure partie de la thèse de Lacan est consacrée à un cas, Aimée. Cette thèse est quasiment une monographie, exercice consacré de la psychiatrie. Mais il renvoie aussi bien aux cas cliniques publiés par les psychanalystes, Freud en premier avec Cinq psychanalyses [3] qui regroupe cinq monographies extraordinaires.
En second lieu, J.-A. Miller remarque que les cas choisis par Lacan ne le sont pas en tant qu’ils seraient exemplaires, mais plutôt en ce qu’ils mettent en contradiction ce savoir établi. Ils sont atypiques [4]. Lacan part de quelque chose qui ne va pas de soi, qui oblige à repenser des catégories et en créer de nouvelles.
Enfin, J.-A. Miller souligne l’usage, déjà dans les années trente, du terme de structure qui permet à Lacan de parler de structure paranoïaque [5]. On y voit l’effort du jeune psychiatre pour dépasser les contradictions théoriques de ceux qui l’ont formé et qui ont fondé chacun leur théorie explicative de la paranoïa.
La théorie qui prévaut à l’époque est celle qui est fondée sur la constitution paranoïaque [6]. Sont paranoïaques ceux qui ont une constitution paranoïaque faite de méfiance, de fausseté du jugement, d’inadaptabilité sociale. La seconde théorie porte sur le délire d’interprétation [7]. Le sujet donne des interprétations fausses, le plus souvent péjoratives, des événements de la vie quotidienne. Il y a une très jolie phrase de Lacan dans ce texte qui dit : « Le délire d’interprétation est un délire du palier, de la rue, du forum. » [8], c’est-à-dire que le délire d’interprétation concerne toujours quelqu’un que vous côtoyez et d’une certaine façon, qui partage, sur un certain plan, votre mode de vie. La troisième conception est celle de la paranoïa comme délire passionnel [9] décrit par Gaëtan Gatian de Clérambault dont Lacan dit qu’il a été son « seul maître en psychiatrie » [10].
Dans ce petit volume des Premiers écrits, l’article sur le crime des sœurs Papin [11] porte sur l’importance du diagnostic. Un jour, sans que rien ne l’annonce, dans une maison tranquille d’une petite ville de province, deux domestiques exemplaires, employées de longue date, assassinent sauvagement leurs patronnes, la mère et la fille, leur arrachent les yeux et les mutilent. Après cette scène qu’elles décrivent elles-mêmes d’une soudaineté et d’une violence extraordinaires, elles lavent les instruments qu’elles ont utilisés, elles se couchent dans le même lit en disant : « En voilà du propre ! » C’est leur sang-froid, si je puis dire, qui les fait condamner. La sœur aînée est condamnée à mort.
Les experts évoqueront les conceptions de la paranoïa comme constitution morbide, délire d’interprétation ou délire passionnel, lors de la tenue du procès. Ce qui aboutira à la condamnation des sœurs. Le procès a lieu un an après la thèse de Lacan où il avait mis au point une théorie de la paranoïa qui tient compte de l’apport de Freud, avec la seconde topique et la pulsion de mort comme cause des psychoses. Il va donc mesurer en quelque sorte la solidité de sa thèse à l’aune d’un fait divers. Le procès a eu lieu deux mois auparavant et il est remarquable que Lacan y réponde et publie aussi vite. C’est sans doute aussi grâce aux articles formidables des frères Tharaud qui couvrent le procès et donnent quasiment toute l’anamnèse. L’article de Lacan montre que les experts font appel aux conceptions du moment et passent à côté de l’affaire. Il résume ces thèses en deux courants : celui qui voit dans une constitution morbide le vice congénital du caractère, qui est le fond de la pathologie, et l’autre qui désigne dans les phénomènes élémentaires les éléments de base d’un délire ultérieur ; l’acte criminel est conçu comme une réaction passionnelle dont la raison est contenue dans le délire. Or, ces éléments sont absents et sont d’ailleurs récusés par l’observation et les propos des accusées elles-mêmes qui disent que, non, elles n’en voulaient absolument pas à leurs victimes, qu’elles n’étaient pas mal traitées, qu’elles ne ressentaient aucune haine à leur égard. Bref, rien ne permet de dire qu’elles sont paranoïaques. Mais, dit Lacan, il y a une troisième voie explicative. Cette voie reconnaît comme primordiale, à côté des phénomènes élémentaires, du délire et des réactions passionnelles, « l’influence des relations sociales incidentes à chacun de ces trois ordres de phénomènes ». Lacan fait de « la notion dynamique des tensions sociales » [12] l’élément essentiel de la personnalité et des faits de psychose. À ce moment-là, c’est l’isolement de Christine et Léa Papin qui apparaît, leur mode de vie singulier, enfermées dans leur chambre, sans relations sociales, sans échanges de parole avec leurs patronnes – « on ne se parlait pas » [13] – qui sont à considérer. On se souvient alors qu’un commissaire de police les avait trouvées persécutées, etc. Ce que montre Lacan, c’est que c’est le passage à l’acte qui a fait disparaître le délire en diminuant les exigences de la pulsion [14] a trompé les experts.
Carole Dewambrechies-La Sagna
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[1] Lacan J., Premiers écrits, Paris, Seuil, 2023.
[2] Miller J.-A., « Avertissement », in Lacan J., Premiers écrits, op. cit., p. 9.
[3] Freud S., Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954.
[4] Miller J.-A., « Avertissement », op. cit., p. 9.
[5] Ibid., p. 10.
[6] Lacan J., « Structure des psychoses paranoïaques », Premiers écrits, op. cit., p. 39.
[7] Ibid., p. 44.
[8] Ibid., p. 45.
[9] Ibid., p. 47.
[10] Lacan J., « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 65.
[11] Lacan J., « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », Premiers écrits, op. cit., p. 93-105.
[12] Ibid., p. 97.
[13] Ibid., p. 93.
[14] Cf. ibid., p. 98.