La psychiatrie actuelle, guidée par une conception unique et neurologique de l’humain, tend à une neuropsychiatrie [1] ; elle prend des allures de service de médecine classique, où le cerveau est l’organe à prendre en charge. Dans cette optique, de nombreuses méthodes, dites thérapeutiques, ont vu le jour. L’une d’elles, dont l’hégémonie n’est plus à démontrer, est l’EMDR [2], reconnue et préconisée par l’OMS, l’INSERM, et l’HAS. Le succès de sa technique est indissociable de la thèse sur laquelle elle repose : le vécu d’un traumatisme comme causalité des troubles psychiques, thèse qui fait flores, contamine un grand nombre d’institutions, et participe à la dépathologisation : « Personne n’est fou » [3], mais quelques-uns – de plus en plus – sont traumatisés. L’EMDR, qui traite le trauma non-digéré [4] par un processus de mouvements oculaires, est l’invention de Francine Shapiro en 1987. Dans ses deux ouvrages Des yeux pour guérir et Dépasser le passé, elle nous livre l’évènement à l’origine de sa découverte.
L’EMDR est « une découverte due au hasard » [5]. Frappée par « l’étrangeté » [6] d’une phrase prononcée par son médecin au sujet de son cancer : « C’est fini pour l’instant, mais ça peut revenir. On ne sait pas pourquoi » [7], F. Shapiro écrit : « on savait envoyer des hommes sur la Lune, mais on ne savait pas s’occuper de ce qui se passe dans l’esprit et le corps des humains. » [8] Confrontée à un trou dans le savoir, elle tente d’y suppléer en cherchant « la façon dont le corps et l’esprit étaient connectés. » [9] En juillet 1987, alors qu’elle se balade dans le parc d’une clinique où elle séjourne dans le cadre du traitement de sa maladie, des pensées « agaçantes, tenaces, […] et qui vous obligent en général à faire quelque chose pour vous en débarrasser » [10] s’évaporent soudainement. Surprise de cet allégement, et se rendant particulièrement attentive à ses faits et gestes, elle note : « quand ce genre de pensée me venait à l’esprit, mes yeux se mettaient à aller et venir très vite, en diagonale, toujours de la même manière ; et la pensée disparaissait de ma conscience. » [11] Pour vérifier son hypothèse, F. Shapiro réitère l’expérience qui s’avère à chaque fois efficiente. Elle en fait le sujet de sa thèse de psychologie et élabore une armature théorique pour rendre compte de ce vécu. L’expérience de F. Shapiro, prise dans les rets du savoir universitaire, a alors été élevée au rang d’un savoir universel, applicable à tous.
F. Shapiro affirme que « le cerveau peut guérir aussi vite que le corps », tout en précisant : « si nous nous coupons, notre corps va commencer à guérir, sauf s’il y a un obstacle, une écharde par exemple » [12]; vingt ans auparavant, c’est comme « écharde dans la chair » [13] que Lacan évoquait justement le réel. L’EMDR a « ouvert une fenêtre sur le cerveau » [14], et rabat le parlêtre à son fonctionnement cérébral. La psychanalyse s’oriente de la logique du fantasme, de la fenêtre sur le réel [15] et vise la différence absolue. Jacques-Alain Miller écrit : « Le traumatisme au sens de Lacan, le noyau de l’événement traumatique n’est pas rapportable à un accident, ou ça l’est toujours, mais la possibilité même de l’accident qui laisse des traces d’affect au sens étendu que j’ai donné […] ouvre l’incidence de la langue sur l’être parlant, et précisément l’incidence de la langue sur son corps. » [16] Le réel du trauma, trace irrésorbable du non-rapport sexuel, n’est pas digérable par le symbolique. Pour « amener le client à la pleine santé » [17], les praticiens de l’EMDR promettent de résorber le vécu traumatique et son réel de jouissance. Ce traitement du trauma ne forclot-il pas plutôt le réel du troumatisme ? Barrant alors la route à la possibilité d’un dire.
Camille Gérard
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[1] Cf. Castanet H., Neurologie versus psychanalyse, Paris, Navarin, 2022.
[2] Eye Movement Desensitization and Reprocessing – Intégration neuro-musculaire par mouvement oculaire.
[3] Remarque de A. Lebovits-Quenehen in Gorini L., « La dépathologisation : quelques remarques », Quarto, n° 131, juin 2022, p. 24-25.
[4] Cf. Shapiro F., Silk Forrest M., Des yeux pour guérir, Paris, Seuil, 2005, p. 18.
[5] Shapiro F., Dépasser le passé, Paris, Seuil, 2014, p. 37.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 38.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Shapiro F., Des yeux pour guérir, op. cit. p. 20.
[13] Hellebois P., « L’écharde dans la chair », 52e Journées de l’École de la Cause freudienne, 20 septembre 2022, publication en ligne https://journees.causefreudienne.org/lecharde-dans-la-chair/
[14] Shapiro F., Dépasser le passé, op. cit., p. 42.
[15] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 89.
[16] Miller J.-A., « Biologie lacanienne et évènement de corps », La Cause freudienne, n° 44, février 2000, p. 36.
[17] Shapiro F., Des yeux pour guérir, op. cit., p. 20.