Jacques Lacan, dans sa « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », en 1976, témoigne, à propos de sa lecture de James Joyce qui, ô combien, l’accapare, de son « embarras quant à l’art » [1]. Il ajoute que Freud ne se débrouillait pas mieux, lui, qui baignait dans les créations artistiques « non sans malheur » [2]. Pareille terminologie : embarras, malheur, nous sort des balivernes fleur bleue où l’on confine souvent l’art. La sublimation y serait repos, beauté et s’opposerait à la violence de la pulsion (Trieb) dont elle est un des destins. Le psychanalyste parfois se laisse entraîner sur cette pente et devant l’art baisse les armes en y voyant une solution pratique face à un réel sans loi prêt à se déchaîner. À rebours, l’art porte celui qui s’y affronte à l’épreuve d’une « jouissance opaque d’exclure le sens » [3]. Le savoir, soit y consentir, est miser sur le réveil – « Il n’y a d’éveil que par cette jouissance-là » [4], écrit Lacan. Le résultat ? « Être post-joycien » [5].
La thèse neuro, on le sait désormais, prétend expliquer tout ce que les parlêtres pensent, disent ou font, seuls ou en société, par la seule causalité de l’architecture matérielle des neurones et des connexions synaptiques [6]. Cette thèse envahit la clinique et, chaque jour, journaux ou émissions dans les médias l’affirment haut et fort : les sciences du cerveau sont l’alpha et l’oméga de toute explication. Le contester serait sortir de la science et opter pour le mythe et l’idéalisme. Pourquoi citer cette thèse qui se veut désormais dominante dans la clinique et dans la thérapeutique à propos de l’art ? Parce que les neuroscientifiques, sûrs de leurs démonstrations en laboratoire, ne veulent rien laisser en dehors de leur champ. L’art n’échappe pas à la thèse neuro. Vraiment ? Oui, vraiment ! Les références sont nombreuses, publiées et parfaitement accessibles à la lecture. Dans son dernier livre d’entretiens, publié cette année 2023, Jean-Pierre Changeux, que les lecteurs du Champ freudien connaissent pour son long entretien donné à la revue Ornicar ? en 1978, à l’initiative de Jacques-Alain Miller [7], ne se prive pas de solliciter l’art et… le beau présent dans le titre [8]. Quarante-cinq ans après l’entretien d’Ornicar ?, Changeux n’a pas bougé : le traitement des maladies mentales doit toujours avoir pour modèle celui du diabète en médecine. Et l’art ? Il l’explique par le seul cerveau. « Les hypothèses actuelles sur les bases neurales de l’affect esthétique et de la contemplation s’accordent sur l’importance d’un lien entre le cortex préfrontal et les fonctions émotionnelles du système limbique. » [9] Le cerveau explique donc et la création artistique du côté de l’artiste, et l’expérience esthétique du côté du « connaisseur ». Le goût pour l’art a sa racine neurale. Changeux est même prêt à lui donner le nom d’addiction : « Il y a une base neuronale de la surprise, de la détection de la nouveauté, qui fait intervenir des territoires du cortex frontal et du système limbique. Cette propriété intrinsèque du cerveau permet de comprendre à la fois le renouvellement de la production de l’artiste et l’existence d’une histoire de l’art. » [10] Tout au long de sa vie de chercheur, Changeux n’a jamais cessé, à titre privé, de collectionner (principalement la peinture d’histoire du XVIIe siècle français) et de chercher les « bases neurales de la contemplation du tableau » [11] ou « de la création du tableau » [12]. C’est dans son livre de 2016, La Beauté dans le cerveau, qu’il emploie les formules les plus radicales – formules que son dernier livre utilise avec parcimonie. Une thèse les résume : « Une discipline nouvelle émerge : la neuro-esthétique » [13]. Bref, « l’œuvre d’art sera toujours engendrée par la machinerie physico-chimique du cerveau » [14]. L’art n’est pas hors l’histoire, la société ou la culture. Dans l’hégémonie de la thèse neuro, l’histoire, les relations sociales et la culture sont rendues possibles par le fonctionnement neuronal et notamment l’épigenèse. Autrement dit, société et culture sont dans le cerveau avec leurs architectures de traces neurales : « Le développement du cerveau de l’artiste doit autant à l’évolution génétique qu’aux influences épigénétiques de l’environnement social et culturel de l’organisation cérébrale. » [15] La boucle est bouclée : le raisonnement fait du cerveau ce à partir de quoi toute explication touchant au vivant trouve son lieu causal. Ce paradigme conceptuel a sa nomination : « Le réel est devenu le neuro-réel ; c’est le neuro-réel qui est appelé à dominer les années qui viennent. À nous de savoir faire avec ce neuro-réel » [16], remarque J.-A. Miller.
La thèse neuro aseptise le monde : la folie, terme venu d’un monde ancien, n’y a plus cours. Quant à l’art, il se réduit à « la perception de l’organisation de l’ensemble du tableau, à la compréhension de ses divers niveaux de sens. » [17] Le combat trouve deux thèses en présence : la quête neurale de « l’harmonie » de la « régularité dans la composition » [18] d’un côté, et de l’autre la jouissance qui touche au hors-sens et se cristallise dans l’opacité. Ce combat est celui des Lumières. Sachons affirmer que la thèse neuro appliquée à l’art, outre sa médiocrité et sa pauvreté dans la description des œuvres elles-mêmes, s’avère récuser le réel subversif que l’art crée et promeut. Ainsi va l’escabeau (S.K.beau), nom nouveau de la sublimation (freudienne) pas sans le réel : « Qu’il y ait eu un homme pour songer à faire le tour de cette réserve et à donner de l’escabeau la formule générale, c’est là ce que j’appelle Joyce le Symptôme. Car cette formule, il ne l’a pas trouvée faute d’en avoir le moindre soupçon. Elle traînait pourtant déjà partout sous la forme de cet ICS que j’épingle du parlêtre. » [19]
Pour paraphraser le titre d’un congrès PIPOL [20] : Le cerveau et le parlêtre, le neuronal et l’escabeau, rien de commun. Les scientistes en seront pour leurs frais… Un programme d’action : le combat sera mené dans chaque champ !
à suivre
Hervé Castanet
_______________________________
[1]Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.
[2] Ibid.
[3] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 570.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Castanet H., Neurologie versus Psychanalyse, Paris, Navarin, 2022. La thèse neuro y est critiquée dans son empan idéologique.
[7] Changeux J.-P., « L’homme neuronal », in Foucault, Duby, Dumézil, Changeux, Thom. Cinq grands entretiens au Champ freudien, Paris, Navarin, 2021, p. 125-172.
[8] Changeux J.-P., Le Beau et la splendeur du vrai, Entretiens avec L’Yvonnet F., Paris, Albin Michel / Odile Jacob, 2023.
[9] Ibid., p. 275.
[10] Ibid., p. 273.
[11] Ibid., p. 267.
[12] Ibid., p. 271. J.-P. Changeux y parle « d’ignition esthétique » localisée aux « régions préfrontale, pariéto-temporale et cingulaire », p. 269.
[13] Changeux J.-P., La Beauté dans le cerveau, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 156.
[14] Ibid., p. 197.
[15] Ibid., p. 199.
[16] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n° 98, mars 2018, p. 117.
[17] Changeux J.-P., Le Beau et la splendeur du vrai, op. cit., p. 268.
[18] Ibid., p. 274.
[19] Lacan J., « Joyce le Symptôme », op. cit., p. 568.
[20] Organisé par l’Euro-Fédération de Psychanalyse, le Congrès Pipol 9, « L’inconscient et le cerveau, rien en commun » a eu lieu à Bruxelles les 13 et 14 juillet 2019.