« Sommes-nous ce que nous disons ? » [1] s’interroge, en 1946, George Orwell qui fustige la langue anglaise qui se porte mal, notre langue « devient laide et imprécise parce que notre pensée est abrutie » [2]. Il attribue les causes de ce déclin à la politique et à l’économie. Il nous enjoint alors de résister à la vacuité du langage préfabriqué [3], à « ces métaphores rances » [4], ces « béquilles verbales » [5], ce « vocabulaire prétentieux » [6], ces « mots vides de sens » [7]. Malaise dans la civilisation et dans la langue, « la prose moderne tend à s’éloigner du concret » [8] et devient « charabia » [9]. Que dirait G. Orwell aujourd’hui du style bureaucratique qui sature amplement notre langue et notre pensée à l’aire de la post-vérité ?
À ce langage au « style imitatif et dénué de vie » [10], à ces « métaphores agonisantes » [11], Lacan tout au long de son enseignement s’attache au bien-dire qui s’engendre du style et à l’occasion de l’usage inventif et riche de l’apologue.
Lacan choisit, dans des moments particuliers, de s’appuyer sur des apologues. L’apologue quand il survient, concrétise une irruption de vie, un bout de réel, pris dans une fiction.
Nous savons combien Lacan a changé de style, de ton, selon les années, les lieux, entre écrits et séminaires parlés, selon « l’homme à qui l’on s’adresse » [12]. La boite à sardines, la mante religieuse, le pot de moutarde, homme/dame, le menu chinois, les planètes, l’art du vendeur : chacun ouvre à un passage, un frayage à un concept essentiel, l’objet a, l’angoisse, la Chose, le désir de l’Autre, le réel, la cause du désir, etc. Lacan trouve ses sources dans sa propre vie, sa première lecture infantile de La Moitié de Poulet [13] de Jean Macé, la boite à sardines à partir d’une aventure marine à vingt ans, ou chez des auteurs tel Roger Caillois pour La Mante religieuse [14], ou le pot de moutarde inspiré par la conférence de Martin Heidegger « La Chose » [15] etc.
S’il prend à la tradition d’Ésope et de La Fontaine l’art de l’apologue, la conclusion n’est jamais morale mais interprétation. Illumination et ombre, révélation et mystère. Avec l’apologue, il ne s’agit pas de s’illusionner dans les mirages de la compréhension, mais de « reconnaitre à la bonne place ce qui se présente dans votre expérience. » [16] La portée d’enseignement dépasse toujours l’anecdotique du récit.
Le récit de l’apologue est brièveté égayée, excellemment tourné, plus long qu’un haïku, moins qu’une fable, il produit en un tour de main, de plume, un effet d’élégante vivacité.
D’une concision ornée, il prend une tournure volontiers singulière et bizarre, va à l’encontre du bon sens et marque par la richesse des éléments qu’il charrie. Image porteuse de vérité, c’est la restitution de la puissance fécondante et fascinante de ce qui ne se conçoit pas au premier abord. L’apologue fait trou et lumière dans le sens, pousse l’entendeur/lecteur, à la « conséquence où il lui faille mettre du sien » [17]. Car dira Lacan à propos de son style, « quelque chose qui répond à l’objet même dont il s’agit. » [18] L’apologue est une figure de style dont il fait un usage riche, aussi sérieux qu’amusant. Il lui permet de manier les fonctions créatrices du signifiant et de « parler dans le fil de la parole. » [19] Entre charme agréable de ce qui est sérieux et agrément de la métaphore exposée aux yeux comme une figure qui donne le change, l’apologue chez Lacan est volontiers coloré de maniérisme et de baroque. Les nécessités logiques du style sont la « concision », « l’allusion », et « la pointe » [20]. La pointe, c’est le génie, l’éclat, l’acuité. Réduire pour séduire est la devise de cet art.
Selon Baltasar Gracián [21], si la pointe exige une « qualité d’ange », pour être composée, il faut une « qualité d’aigle » pour la percevoir.
À suivre la boite à sardines, l’apologue instructif.
Catherine Lacaze-Paule
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[1] Orwell G., Sommes-nous ce que nous disons ?, Paris, Mille et une nuits, 2023.
[2] Ibid., p. 10.
[3] Cf. ibid., p. 14, p. 33.
[4] Ibid., p. 31.
[5] Ibid., p. 16.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Ibid., p. 19.
[8] Ibid., p. 22.
[9] Ibid., p. 23.
[10] Ibid., p. 26.
[11] Ibid., p. 14.
[12] Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 9.
[13] Macé J., La Moitié de Poulet : un conte, Paris, Flammarion, 1953.
[14] Caillois R., La Mante religieuse : recherche sur la nature et la signification du mythe, Paris, Aux amis des livres, 1937.
[15] Heidegger M., « La chose », Essais et conférences, Paris, Gallimard, Tel, 1958, p. 194-218.
[16] Lacan J,. Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 85.
[17] Lacan J., « Ouverture de ce recueil », op. cit., p. 9.
[18] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 30.
[19] Ibid.
[20] Ibid.
[21] Gracián B., Art et figures de l’esprit, Agudeza y Arte de Ingenio, 1647, disc. II, Paris, Seuil, 1983.