Dans « Le portrait du père » [1] de Robert Walser, chacun des sept enfants, au moment de la mise en terre de leur vieux père, évoque à mi-voix l’homme qu’il a été, ce qu’il a signifié pour chacun d’eux. Ce texte puissant illustre la carence d’un père précisant plus tard dans une lettre fictive à son fils que ce n’est pas lui, mais la nature qui se chargera de l’éduquer [2]. Faute d’une voie à offrir, le fils trouvera la voi(e)x de sa vie dans la promenade et l’errance. Sur les chemins, il parle à voix haute, afin de ne faire qu’Un avec la sonorité de sa voix et atteindre ainsi une forme paradoxale de silence, soit une manière de ne plus avoir à écouter la voix de l’Autre, celui qui parle en lui, son automatisme mental, qu’il nomme Lui, le féerique. Son invention sera ainsi de bavarder à voix haute tout en se promenant puis de s’arrêter et d’écrire le détail, surgi comme chose incongrue, rencontré ainsi dans la sonorité du verbe [3].
« Le portrait du père » est une leçon de rhétorique ironique. Le point de vue sur le père s’entend ici à l’envers, – n’ayant point de vue sur le père –, l’équivoque fait apparaître comment c’est le trait de chacun qui fait portrait de père. Mais ce qui est ainsi brossé n’est que le rapport du sujet Walser à la vérité de l’absence de ce qu’aurait été le désir d’un/du père. Aucun de ses frères et sœurs n’a eu d’enfant.
Cette forme d’éloge du père, modèle de modestie, qui, comme lui, ne fut jamais un gagnant, tire le trait vers un père tellement « carent » [4] qu’il devient impossible de lui adresser le moindre reproche. Celui qui « n’a jamais été pour lui un père » [5] semble ne rien lui avoir appris. R. Walser dans ce portrait écrit sa version d’un père défaillant dont il se trouve chargé [6].
Dans la « Lettre d’un père à son fils », R. Walser poursuit l’enjeu d’une clinique ironique du patriarcat, en ce qu’elle est fiction/fixion de la solution ironique de Walser [7]. Il y explique que le fait de se faire humilier par son père constitue le seul élément éducatif « car tu apprends alors à t’humilier et tu reçois une précieuse formation par la jouissance de l’humiliation » [8]. Faute d’avoir consenti à inscrire son destin symbolique dans le lien de la transmission du père, il se réalise comme l’homme libre, comme « ravissant zéro tout rond », fils de la Nature et du Monde. Si la véritable fonction du père est d’enseigner, R. Walser montre comment le père échouant à sa mission, c’est le fils qui, par la voie de l’ironie qu’il prête au père, s’en charge, en écrivant à sa place une lettre. Cette « Lettre » témoigne aussi de la mission que le fils s’est donnée de sauver le père [9], en le prenant en charge, comme Joyce le fit avec son père, par la voie de l’écriture, là où celui-ci avait échoué à sa transmission en ne lui ayant « absolument rien laissé d’utile et de secourable » [10].
Dans son Séminaire Le Sinthome, Lacan propose une lecture éclairante de l’œuvre de Joyce. Il propose que ce soit le sinthome, voire le père lui-même en tant que symptôme, qui vienne nouer entre eux les trois autres ronds pour obtenir un corps parlant qui tienne [11]. « L’Autre dont il s’agit se manifeste chez Joyce par ceci qu’en somme, il est chargé de père. C’est dans la mesure où ce père […] il doit le soutenir pour qu’il subsiste, que Joyce, par son art – cet art qui est ce qui, du fond des âges, nous vient toujours comme issu de l’artisan – fait non seulement subsister sa famille mais l’illustre, si l’on peut dire. » [12] Comme Joyce, R. Walser a construit son symptôme sur un père carent. Son art d’écrivain, là où lui-même se disait être plutôt artisan qu’écrivain, est ce qui vient suppléer à cette carence du père. Son écriture miniaturisée [13] est son sinthome. Elle lui a permis de traiter un temps ce qui s’imposait à lui, ce qui le persécutait de cette voix hors sens de Lui, le féerique qui ne cessait de se faire entendre. C’est dans la voix qu’il faisait surgir du détail sonore de la voi(e)x de la nature lors de ses promenades à laquelle il se soumettait, qu’il trouva une certaine jouissance du corps parlant qui le tenait mais en marchant.
Philippe Lacadée
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[1] Walser R., « Le portrait du père », Seeland, Carouge-Genève, Zoé, 2005, p. 161-181. Les citations suivantes de R. Walser sont tirées de ce texte.
[2] Cf. Walser R., « Lettre d’un père à son fils », Rêveries et autres petites proses, trad. de Julien Hervier, Nantes, Le Passeur, 1996, p. 44-47.
[3] Cf. Lacadée Ph., Robert Walser, Le promeneur ironique, Enseignements psychanalytiques de l’écriture d’un roman du réel, Prix Œdipe 2011, Nantes, Cécile Defaut, 2010, rééd. Robert Walser, Le promeneur ironique, Paris, Éditions Michèle, 2022.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 94.
[5] Ibid., p. 88.
[6] Cf. ibid., p. 22.
[7] Cf. Walser R., « Lettre d’un père à son fils », op. cit., p. 46.
[8] Pour cette citation et la suivante : Walser R., « Lettre d’un père à son fils », op. cit., p. 45.
[9] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 22.
[10] Walser R., « Le portrait du père », op. cit., p. 170.
[11] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 22.
[12] Ibid.
[13] Ce que Walser nommera ses microgrammes ou son Territoire du crayon : cf. Walser R., Le Territoire du crayon, Microgrammes, Carouge-Genève, Zoé, 2003.