Adolescent dans les années soixante-dix, la critique du patriarcat fait partie de mon fond culturel. À cette époque déjà ce n’était pas une nouveauté. Depuis la Révolution française au moins, on a critiqué le privilège paternel comme résidu de l’Ancien Régime et de son appui sur la triade Dieu-Roi-Père. Aujourd’hui, « Nous n’en pouvons plus du père » [1], son régime bat considérablement de l’aile. Mais si nous pensons nous débarrasser des excès du monopole paternel, nous devons aussi nous poser la question de ce qui viendra à la place.
La clinique démontre qu’il n’y a pas d’insertion automatique du sujet dans le symbolique, qu’il y faut une médiation. Quelle médiation entre le sujet et le symbolique ? Comment peut s’exercer cette fonction ? On sait les conséquences cliniques de la carence de l’exercice de cette fonction pour un sujet.
C’est au père que la tradition a confié ce rôle pour exercer, incarner, cette fonction de médiation. Comme le dit Lacan, le père c’est celui qui unit le désir et la loi : « la vraie fonction du Père […] est d’unir (et non pas d’opposer) un désir à la Loi. » [2]
Le père est cet opérateur qui y met du sien pour introduire le sujet et dans le symbolique (la Loi) et dans le champ du désir (l’arrachant au champ de la jouissance). Dans le Séminaire L’Envers de la psychanalyse, Lacan critiquera la croyance à la libération sexuelle : la mort du père « nous libére[rait] de la loi. Il n’en est rien » [3]. À l’inverse du vieux Karamazov, il affirme au contraire qu’au Dieu est mort de Nietzsche, « répond plus rien n’est permis » [4]. Ce qui s’impose alors ce n’est pas la loi mais les normes. Aucun espoir de libération.
Or l’on sait qu’après un déclin commencé de longue date, le père est tous les jours moins à même d’exercer cette médiation. Cela ne veut pas dire qu’il a totalement disparu, il y a des restes [5], parfois suffisamment efficaces, mais le mouvement semble inéluctable.
Qu’est-ce qui se propose pour en prendre le relais ? La fraternité, avec sa variante féminine ou féministe, la sororité, ou pour être plus inclusif encore, l’adelphité. Dans la même veine, de toutes parts, on en appelle à la substitution de l’horizontalité à la place de la verticalité.
Pourtant dans son séminaire, Lacan nous avertit : « Je ne connais qu’une seule origine de la fraternité […], c’est la ségrégation » [6] et encore : « dans la société […], tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation, et, au premier temps, la fraternité. » [7] Pas de fraternité sans ségrégation, c’est une constante de l’histoire comme de la civilisation contemporaine.
Cela nous renvoie à une régression, dans la structure, du complexe d’Œdipe au complexe fraternel. Cela ne pourra pas ne pas avoir de conséquences cliniques et sociales, voire politiques.
Mais outre l’effet de ségrégation – dont la férocité commence à apparaître –, la solution fraternelle est en impasse, de méconnaître la nécessité d’une altérité pour que le lien social consiste et que le sujet y trouve sa place.
Quelle est la réponse du discours analytique ? Lacan l’a formulée ainsi : « le Nom-du-Père, on peut aussi bien […] s’en passer à condition de s’en servir » [8]. L’analyste propose une voie pour se passer du père, pour répondre à la condition du sujet contemporain, c’est la cure analytique. La cure fait promesse de cette alternative. Et, pas sans la contingence, la psychanalyse s’offre comme réponse. Mais par définition cette réponse n’est pas sociétale. Nulle ingénierie sociale ne peut s’en déduire. Ce résultat s’obtient ou pas… plus ou moins, mais toujours au un par un. Lacan se pose bien sûr la question d’un discours au-delà, d’un discours qui serait issu du discours analytique, qui irait plus loin dans le champ social. Mais sans y apporter de réponse. Il pose aussi la question dans Télévision [9] en indiquant que la cure peut donner occasion de sortir du discours capitaliste, dont il caractérise l’époque, mais en en indiquant la limite, si ce n’est que pour certains.
Nous n’avons pas plus la réponse aujourd’hui qu’à l’époque de Lacan, d’où l’importance de maintenir vivante et agalmatique l’offre de psychanalyse aujourd’hui – ce à quoi, gageons-le, contribuera sans doute le congrès de Pipol 11.
Jean-François Cottes
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[1] Miller J.-A., « Nous n’en pouvons plus du père ! », La Règle du jeu, 26 avril 2013, disponible sur internet : https://laregledujeu.org/2013/04/26/13161/nous-nen-pouvons-plus-du-pere/
[2] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 824.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 138.
[4] Ibid., p. 139.
[5] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 11 juin 2003, inédit : « la primauté patriarcale n’est plus qu’un souvenir – qui a de beaux restes ».
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, op. cit., p. 132.
[7] Ibid.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 136.
[9] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 520 : « ce qui ne constituera pas un progrès, si c’est seulement pour certains. »