CHRONIQUE DU MALAISE : Indifférence Violence Autorité

 

I – Indifférence

« À qui appartient le monde ? […] plus qu’à d’autres moments de l’histoire, à tous ceux qui veulent s’y tailler une place. » [1] Ce n’est plus seulement, comme l’avait noté Lacan, la difficulté des hommes à vivre dans un même espace qui est au cœur du Malaise qu’ils peuvent vivre au XXIe siècle, mais le fait qu’un autre peut vouloir s’approprier votre espace, celui d’un pays, d’un peuple. Il ne s’agit plus de s’adapter aux nécessités du collectif, mais de résister à un pur arbitraire que l’un décide. Le plus souvent, cela se passe dans la plus grande indifférence où les protestations, parfois viriles – d’un groupe, d’un état, d’une instance internationale, etc. – s’avèrent vaines à ne pas être motivées par une éthique qui soutiendrait encore quelque chose d’une civilisation. Le « provisoire est fragile » [2], cette froide constatation de Lacan nous avertit de ce que l’on doit rester éveillés et attentifs à ce qui se trame en permanence dans le monde. La moindre différence peut être l’étincelle qui expose à l’imprévisible, à des imprévus en cascade qui peuvent marquer l’Histoire des hommes du tragique.

L’indifférence, elle, marque que dans son rapport à l’autre ce dernier est hors champ. Il est même revendiqué une liberté d’indifférence, démarquée du libre arbitre. Une liberté de contingence qui suppose de choisir de ne pas être concerné par l’autre, par aucune de ses nécessités. Alors rien ne s’oppose à passer son chemin avec l’obtuse indifférence de celui qui ne voit pas « un enfant mourant de faim » [3] qui lui tend la main. Qui ne voit pas non plus l’Ukraine, le Haut-Karabagh, l’Iran, les pays d’Afrique où, tout naturellement, les démocraties tombent sous la « légitimité » des putschistes. Et aussi, les migrants, les voisins, les proches, etc. Plus la focale se resserre sur ce qui nous environne, plus l’indifférence s’accentue – n’être en rien concernés – et plus la violence s’exprime sans limite. Le détachement éloigne de cette part de l’autre que chacun a à sa charge [4]. La négation de l’autre appelle à la violence qui n’est plus contenue par ce qui pouvait y être pris de civilisation. L’altérité, ce face-à-face, est l’éveil à l’autre homme, à sa proximité. Elle inclut la non-in-différence qui fait chacun comptable de ce que cet autre devient, de cette « mort invisible à laquelle fait face le visage d’autrui » [5] et qui est aussi « mon affaire » [6]. Cette mise en cause fait de celui qui se laisserait gagner par l’indifférence, le complice de la mort de cet autre, à le laisser mourir seul.

À l’opposé de cette dévastation du rapport à l’autre, qui peut trouver son acmé dans la guerre, le camp, la famille aussi bien, on rencontre chez Vassili Grossman l’idée d’une bonté prise comme une attitude sublimée, un geste simple d’une humanité sans arrière-pensée idéologique, politique, religieuse ; une « bonté sans témoin » [7].

De ce que nous faisons, comme « de notre position de sujet, nous sommes toujours responsables » [8].

Guy Briole

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[1] Maalouf A., Les Identités meurtrières, Paris, Grasset / Le livre de poche, 1998 / 2001, p. 145.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 119.

[3] Grossman V., Vie et destin, Paris, Le livre de poche, 2005, p. 118.

[4] Cf. Levinas E., Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset / Le livre de poche, 1991 / 1993, p. 190.

[5] Ibid., p. 192

[6] Ibid.

[7] Grossman V., Vie et destin, op. cit., p. 393.

[8] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 858.




CHRONIQUE DU MALAISE : S.K.beau : une actualité en quatre temps – Quatrième partie : L’artiste et la trace

 

En 2022, Louise Deschamps, qui est artiste et n’ignore pas les enjeux de la psychanalyse, publie, chez Actes Sud, un livre qui ne fait pas dans la dentelle : L’Objet de mon viol. Elle n’est pas la seule autrice du livre. Elle sollicite des personnes qui ont été violées. Le risque se dévoile aussitôt : le livre, pour faire choc, expose-t-il les faits dans leur crudité ? Impose-t-il de voir et d’entendre les témoignages où le corps cède sous la violence ? C’est l’écueil qui est évité. S’agit-il alors de recouvrir le trauma de scénarios divers et variés ? Nullement. Le projet du livre est plus prometteur : il utilise les objets concrets, engagés lors du viol, pour construire un récit. Écoutons Louise : « L’objet que j’ai perdu le jour de mon viol est devenu mon obsession. Plus tard, le symbole de cette injustice. C’est une ceinture en cuir que ma mère m’avait offerte avant que je parte en voyage scolaire, dans un moment doux qui m’encourageait à grandir. Cette ceinture me sécurisait et me rendait cool en même temps. Pour parfaire ma panoplie d’adolescente, elle était parfaite. » [1] Or cette ceinture est l’objet que Louise a perdu lors de la scène de viol et, à ce titre, fait trace de ce qui a eu lieu. En un texte connu, Lacan insiste sur l’importance et les effets d’une trace toujours négative, car elle renvoie à l’absence : « le signe se sépare de son objet. La trace, dans ce qu’elle comporte de négatif, amène le signe naturel à une limite où il est évanescent. […] la trace est justement ce que laisse l’objet, parti ailleurs. […] le signifiant [quant à lui] est un signe qui ne renvoie pas à un objet, même à l’état de trace […]. Il est lui aussi le signe d’une absence » [2]. L’autrice ne dit pas autre chose : « Je me suis tue durant vingt-cinq ans mais je l’aurais gardée dans ma mémoire. Elle me manquait terriblement. Elle était comme un compagnon de route. Elle représente ce que j’ai laissé dans cette forêt : un morceau de mon âme qui était intacte, avant. J’ai préféré fermer les yeux pour ne presque pas y croire. J’ai préféré faire semblant. »

Voici un autre exemple tiré du témoignage de Geoffrey : la scène de viol est dans une voiture, la proie a seize ans. « Je ne sais plus comment c’est arrivé, il m’a dit “viens, on va derrière”, je lui ai dit “non, je n’ai pas envie, j’aimerais que tu me ramènes en ville”. Il m’a répondu non » – la scène de viol suit. Mais la voiture fera désormais trace : « Je me souviens encore de sa plaque d’immatriculation, ça doit être 2789RMC. C’était une voiture rouge. Quand je suis parti en courant, je me suis retourné pour photographier la plaque dans ma tête. »

On repère la différence entre le livre d’Anouk [3] et celui de Louise : le premier croit aux traces matérielles, le second fait entendre en quoi la trace est celle de ce qui a disparu. La trace neuro est positive, la trace signifiante est toujours « négative ».

Le livre de L. Deschamps intègre des photos montées, arrangées, disloquées, qui donnent au viol un poids visuel d’une rare justesse.

Quand les artistes ne rabattent plus la subtilité de leurs témoignages vers la science du cerveau mais qu’ils déplient la vérité menteuse, là, ils nous précèdent et nous enseignent.

Hervé Castanet

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[1] Deschamps L., L’Objet de mon viol, Paris, Actes sud, 2022. Les pages ne sont pas numérotées.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Paris, 1981, p. 188.

[3] Grinberg A., Dans le cerveau des comédiens – Rencontres avec des acteurs et des scientifiques, Paris, Odile Jacob, 2021. Voir Castanet H., « L’appel de l’artiste au neuro », Hebdo-Blog, n° 311, 17 septembre 2023, https://www.hebdo-blog.fr/troisieme-partie-lappel-de-lartiste-au-neuro/




CHRONIQUE DU MALAISE : S.K.beau : une actualité en quatre temps – Troisième partie : L’appel de l’artiste au “neuro”

 

Il est précieux de lire les artistes lorsqu’ils parlent de leur création. C’est ce que fait une comédienne connue, Anouk Grinberg, dans un livre récent [1] : Dans le cerveau des comédiens. Le titre donne le La de sa démarche : pour savoir l’énigme du théâtre lorsque l’acteur·rice déploie sa présence, Anouk interroge des neuroscientifiques. Le questionnement d’Anouk, qui a eu la bonne idée de dialoguer avec d’autres comédien·ne·s, porte une touche d’invention. Écoutons-la : « Je joue depuis quarante ans, me suis appelée de beaucoup de noms, me suis retrouvée dans la peau d’une vieille femme, d’une tortue, d’un tyran ; j’ai fait mourir mon père des centaines de fois, j’ai été analphabète, avocate, putain ; j’ai senti le corset du XVIIIe siècle me faire changer de pas. Un mois plus tard, je jouais une SDF et les gens de la rue s’écartaient de moi pour de vrai. » [2] Après le constat, l’interrogation : « L’ennemi pour un acteur, c’est le faux, et pourtant il nage dedans, et il en fait son allié pour être de plus en plus vrai humainement et artistiquement. Il y a dans cette pratique quelque chose de si paradoxal : on joue à ne plus jouer, on joue pour laver la vie de son théâtre permanent. » [3] C’est le binôme vrai/faux qui pousse Anouk à écrire. Quand est-elle vraie ? L’est-elle en disant la vérité ? L’est-elle ou ne l’est-elle plus lorsqu’elle joue et fait donc faux ? Notre comédienne trouve le mot juste pour dire ce qui la trouble voire l’angoisse : les acteur·rice·s « sont dans les fictions comme des poissons dans l’eau, parce que la vie touche trop et pas assez ; la vie ne suffit pas. Ils ont préféré vivre d’autres vies que la leur. […] même si c’est pour de faux, c’est quand même pour de vrai » [4]. Comment ne pas souscrire à de telles remarques ? Cette promotion de la fiction découvre la vérité menteuse, irréductible à l’exactitude. Le paradoxe y règne.

Mais pourquoi faire appel aux neuroscientifiques ? « Aujourd’hui, la neuroscience nous offre une connaissance fantastique sur ce qui se passe à l’intérieur de nous » [5]. Aller du côté du cerveau découvre le secret du jeu : « Ce que j’ai découvert de nos fonctionnements cérébraux était si libérateur de vie que j’ai eu envie de partager ce trésor, qui nous rassemble. » [6]

Mais Anouk, – son témoignage est alors passionnant –, livre à plusieurs occasions ses tourments d’être parlant. En voici un : enfant, je « mentais tout le temps, je ne pouvais pas faire autrement, sinon je ne respirais pas. Je mentais tellement que j’étais obligée de tenir des cahiers pour ne pas me tromper de version selon qui je voyais » [7].

Les neuroscientifiques y répondent de la façon la plus simple avec des phrases générales. Ainsi l’un deux : « si on fait lire à des gens un texte où le mot “vieillesse” revient souvent, on voit qu’après, ces gens marcheront plus lentement » [8]. Les explications de ce type pullulent. Les neuros se caricaturent eux-mêmes en simplifiant à l’extrême. Le piège tendu par Anouk, je suis une menteuse, qu’en pensez-vous docteur ?, fonctionne à merveille. Le tour de passe-passe réussit : le neuroscientifique n’a pas le concept de vérité, alors il conserve ce mot, mais toutes ses affirmations concernent l’exactitude qui, elle, se mesure par un protocole dont les bonnes réponses sont déjà listées.

Le malentendu est total. Anouk est joyeuse. Elle croit avoir ses réponses puisque des neuros dialoguent avec elle. La voilà rassurée : elle, la menteuse, a dans son cerveau les mécanismes explicatifs. Sa question intime est recouverte d’un savoir digne des médecins de Molière. Chère Anouk, puis-je me permettre : reliriez-vous, pour un avoir autre angle, Genet et son Journal du voleur [9] ?

à suivre

Hervé Castanet

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[1] Grinberg A., Dans le cerveau des comédiens – Rencontres avec des acteurs et des scientifiques, Paris, Odile Jacob, 2021.

[2] Ibid., p. 9.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 15-16.

[5] Ibid., p. 10.

[6] Ibid., p. 13.

[7] Ibid., p. 21.

[8] Ibid., p. 44.

[9] Genet J., Journal du voleur, Paris, Gallimard, 1982.




CHRONIQUE DU MALAISE : S.K.beau : une actualité en quatre temps – Deuxième partie : Le cauchemar du neurobiologiste

 

Précédemment, nous avons parlé du rêve du neurobiologiste qui veut expliquer toute la création artistique par l’architecture neuronale. Insistons aujourd’hui sur ce à quoi aboutit ce rêve : au cauchemar, pour la science elle-même.

Notre angle d’attaque touche à ces faits que le neurobiologiste croit lire grâce à l’imagerie cérébrale sur son écran d’ordinateur. Les faits relèvent non de la réalité, mais de récits qui les assemblent, puis les linéarisent : « Il n’y a de fait que du fait que le parlêtre le dise. […] Il n’y a de fait que d’artifice » [1], dira Lacan.

Mais de quels faits parlent les neurobiologistes ? Par exemple, l’important article de J.-P. Changeux, publié en 1973 [2], est illisible par un non-spécialiste. Dans ces cinq pages, les écritures mathématisées illustrent cette illisibilité pour le lecteur lambda. Les résultats sont limités et les explications causales modestes. Rien de tel au sein des livres de vulgarisation rédigés dans le langage des sciences humaines. Ils expliquent les découvertes expérimentales et leurs conséquences pour penser un monde (enfin) nouveau. Là, glissements, extrapolations et autres approximations pullulent. Un exemple : La Beauté dans le cerveau, où J.-P. Changeux, faisant le grand écart entre biologie et art, écrit : « Ce sentiment de sidération que provoque l’œuvre d’art a ses origines bien entendu dans notre cerveau. La puissance de l’œuvre mobilise les émotions avec une telle force que l’on imagine une mise en éveil cérébral – une ignition “explosive” – de notre espace de travail neuronal conscient, unissant système visuel, cortex préfrontal et système limbique. » [3] Décomposons les artifices du raisonnement (une épistémologie rudimentaire y suffit) : « dans le cerveau » ne relève pas de la preuve matérielle puisque « dans » n’est pas « où » – au sens strict, il n’y a pas « le » cerveau, mais des « aires cérébrales » et des mécanismes neuronaux hiérarchisés. La locution « bien entendu » fait appel à une évidence que le lecteur doit accepter a priori pour poursuivre la lecture. La formule « on imagine » traduit que nous ne sommes pas dans le champ des équations, mais dans celui des extensions construites sur les « comme si », « on dira », « on supposera ». Idem pour « sentiment », « sidération », « puissance », « émotions », « force », « ignition “explosive” » et même « éveil », « espace de travail », etc. Ces termes, issus du vocabulaire courant, désignent des états. Lorsqu’ils identifient des quantités (« puissance », « force »), ces dernières ne sont pas mesurées. Ce sont seulement des façons de dire

Là réside le tour de passe-passe chez ces auteurs, dont J.-P. Changeux, qui va de l’article scientifique à l’ouvrage de vulgarisation. L’affirmation : la cause de la beauté trouve son origine « dans » le cerveau s’avérera… indémontrable. Entre le cerveau et la beauté, il y a l’espace des hypothèses… Le scientisme, qui en découle, est le cauchemar interne de la science – son idéologie (voire sa philosophie spontanée, suivant l’expression d’Althusser [4]) ignorée.

à suivre

Hervé Castanet

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.

[2] Changeux J.-P., Courrège Ph., Danchin A., « A Theory of the Epigenesis of Neuronal Networks by Selective Stabilization of Synapses », Proceedings of the National Academy of Sciences USA, vol. 70, n° 10, 1973, p. 2974-2978.

[3] Changeux J.-P., La Beauté dans le cerveau, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 4.

[4] Cf. Althusser L., Philosophie et philosophie spontanée des savants, Paris, Maspero, 1974, p. 18 et suivantes.




CHRONIQUE DU MALAISE : S.K.beau : une actualité en quatre temps Première partie : Le rêve du neurobiologiste

 

Jacques Lacan, dans sa « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », en 1976, témoigne, à propos de sa lecture de James Joyce qui, ô combien, l’accapare, de son « embarras quant à l’art » [1]. Il ajoute que Freud ne se débrouillait pas mieux, lui, qui baignait dans les créations artistiques « non sans malheur » [2]. Pareille terminologie : embarras, malheur, nous sort des balivernes fleur bleue où l’on confine souvent l’art. La sublimation y serait repos, beauté et s’opposerait à la violence de la pulsion (Trieb) dont elle est un des destins. Le psychanalyste parfois se laisse entraîner sur cette pente et devant l’art baisse les armes en y voyant une solution pratique face à un réel sans loi prêt à se déchaîner. À rebours, l’art porte celui qui s’y affronte à l’épreuve d’une « jouissance opaque d’exclure le sens » [3]. Le savoir, soit y consentir, est miser sur le réveil – « Il n’y a d’éveil que par cette jouissance-là » [4], écrit Lacan. Le résultat ? « Être post-joycien » [5].

La thèse neuro, on le sait désormais, prétend expliquer tout ce que les parlêtres pensent, disent ou font, seuls ou en société, par la seule causalité de l’architecture matérielle des neurones et des connexions synaptiques [6]. Cette thèse envahit la clinique et, chaque jour, journaux ou émissions dans les médias l’affirment haut et fort : les sciences du cerveau sont l’alpha et l’oméga de toute explication. Le contester serait sortir de la science et opter pour le mythe et l’idéalisme. Pourquoi citer cette thèse qui se veut désormais dominante dans la clinique et dans la thérapeutique à propos de l’art ? Parce que les neuroscientifiques, sûrs de leurs démonstrations en laboratoire, ne veulent rien laisser en dehors de leur champ. L’art n’échappe pas à la thèse neuro. Vraiment ? Oui, vraiment ! Les références sont nombreuses, publiées et parfaitement accessibles à la lecture. Dans son dernier livre d’entretiens, publié cette année 2023, Jean-Pierre Changeux, que les lecteurs du Champ freudien connaissent pour son long entretien donné à la revue Ornicar ? en 1978, à l’initiative de Jacques-Alain Miller [7], ne se prive pas de solliciter l’art et… le beau présent dans le titre [8]. Quarante-cinq ans après l’entretien d’Ornicar ?, Changeux n’a pas bougé : le traitement des maladies mentales doit toujours avoir pour modèle celui du diabète en médecine. Et l’art ? Il l’explique par le seul cerveau. « Les hypothèses actuelles sur les bases neurales de l’affect esthétique et de la contemplation s’accordent sur l’importance d’un lien entre le cortex préfrontal et les fonctions émotionnelles du système limbique. » [9] Le cerveau explique donc et la création artistique du côté de l’artiste, et l’expérience esthétique du côté du « connaisseur ». Le goût pour l’art a sa racine neurale. Changeux est même prêt à lui donner le nom d’addiction : « Il y a une base neuronale de la surprise, de la détection de la nouveauté, qui fait intervenir des territoires du cortex frontal et du système limbique. Cette propriété intrinsèque du cerveau permet de comprendre à la fois le renouvellement de la production de l’artiste et l’existence d’une histoire de l’art. » [10] Tout au long de sa vie de chercheur, Changeux n’a jamais cessé, à titre privé, de collectionner (principalement la peinture d’histoire du XVIIe siècle français) et de chercher les « bases neurales de la contemplation du tableau » [11] ou « de la création du tableau » [12]. C’est dans son livre de 2016, La Beauté dans le cerveau, qu’il emploie les formules les plus radicales – formules que son dernier livre utilise avec parcimonie. Une thèse les résume : « Une discipline nouvelle émerge : la neuro-esthétique » [13]. Bref, « l’œuvre d’art sera toujours engendrée par la machinerie physico-chimique du cerveau » [14]. L’art n’est pas hors l’histoire, la société ou la culture. Dans l’hégémonie de la thèse neuro, l’histoire, les relations sociales et la culture sont rendues possibles par le fonctionnement neuronal et notamment l’épigenèse. Autrement dit, société et culture sont dans le cerveau avec leurs architectures de traces neurales : « Le développement du cerveau de l’artiste doit autant à l’évolution génétique qu’aux influences épigénétiques de l’environnement social et culturel de l’organisation cérébrale. » [15] La boucle est bouclée : le raisonnement fait du cerveau ce à partir de quoi toute explication touchant au vivant trouve son lieu causal. Ce paradigme conceptuel a sa nomination : « Le réel est devenu le neuro-réel ; c’est le neuro-réel qui est appelé à dominer les années qui viennent. À nous de savoir faire avec ce neuro-réel » [16], remarque J.-A. Miller.

La thèse neuro aseptise le monde : la folie, terme venu d’un monde ancien, n’y a plus cours. Quant à l’art, il se réduit à « la perception de l’organisation de l’ensemble du tableau, à la compréhension de ses divers niveaux de sens. » [17] Le combat trouve deux thèses en présence : la quête neurale de « l’harmonie » de la « régularité dans la composition » [18] d’un côté, et de l’autre la jouissance qui touche au hors-sens et se cristallise dans l’opacité. Ce combat est celui des Lumières. Sachons affirmer que la thèse neuro appliquée à l’art, outre sa médiocrité et sa pauvreté dans la description des œuvres elles-mêmes, s’avère récuser le réel subversif que l’art crée et promeut. Ainsi va l’escabeau (S.K.beau), nom nouveau de la sublimation (freudienne) pas sans le réel  : « Qu’il y ait eu un homme pour songer à faire le tour de cette réserve et à donner de l’escabeau la formule générale, c’est là ce que j’appelle Joyce le Symptôme. Car cette formule, il ne l’a pas trouvée faute d’en avoir le moindre soupçon. Elle traînait pourtant déjà partout sous la forme de cet ICS que j’épingle du parlêtre. » [19]

Pour paraphraser le titre d’un congrès PIPOL [20] : Le cerveau et le parlêtre, le neuronal et l’escabeau, rien de commun. Les scientistes en seront pour leurs frais… Un programme d’action : le combat sera mené dans chaque champ !

 

à suivre

Hervé Castanet

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[1]Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.

[2] Ibid.

[3] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 570.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Castanet H., Neurologie versus Psychanalyse, Paris, Navarin, 2022. La thèse neuro y est critiquée dans son empan idéologique.

[7] Changeux J.-P., « L’homme neuronal », in Foucault, Duby, Dumézil, Changeux, Thom. Cinq grands entretiens au Champ freudien, Paris, Navarin, 2021, p. 125-172.

[8] Changeux J.-P., Le Beau et la splendeur du vrai, Entretiens avec L’Yvonnet F., Paris, Albin Michel / Odile Jacob, 2023.

[9] Ibid., p. 275.

[10] Ibid., p. 273.

[11] Ibid., p. 267.

[12] Ibid., p. 271. J.-P. Changeux y parle « d’ignition esthétique » localisée aux « régions préfrontale, pariéto-temporale et cingulaire », p. 269.

[13] Changeux J.-P., La Beauté dans le cerveau, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 156.

[14] Ibid., p. 197.

[15] Ibid., p. 199.

[16] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n° 98, mars 2018, p. 117.

[17] Changeux J.-P., Le Beau et la splendeur du vrai, op. cit., p. 268.

[18] Ibid., p. 274.

[19] Lacan J., « Joyce le Symptôme », opcit., p. 568.

[20] Organisé par l’Euro-Fédération de Psychanalyse, le Congrès Pipol 9, « L’inconscient et le cerveau, rien en commun » a eu lieu à Bruxelles les 13 et 14 juillet 2019.




CHRONIQUE DU MALAISE : Apologue – L’art du vendeur, et le désir de l’Autre

 

Alors qu’il s’apprête à achever la dernière leçon du Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, on peut lire, dans l’édition parue cette année grâce au texte établi par Jacques-Alain Miller, comment Jacques Lacan construit un apologue de son cru, « l’art du vendeur » [1], pour introduire et marquer la place du désir dans son rapport à l’Autre. Il s’agit pour J. Lacan de situer le concept de désir afin de cerner comment créer de la demande et causer le désir dans et pour la cure, car c’est un enjeu éthique : celui de l’acte analytique, abordé l’année suivante.

Non sans ironie, J. Lacan décrit la condition du vendeur ainsi : « Il faut faire désirer à quelqu’un un objet dont il n’a aucun besoin, pour le pousser à le demander. » [2] Il repositionne donc le désir, le besoin et la demande, mais d’une façon inversée à celle commune de la cure, car il ne s’agit pas d’un sujet qui demande. En effet, dans cette situation, le sujet est conduit, « poussé à demander ». Pour cela, le vendeur, imaginé par Lacan, va user de la ruse. Il va mettre le sujet en confrontation à son semblable. Si l’autre possède ce que le sujet n’a pas, il en ressentira plus ou moins crûment le manque, et de plus, dit-il dans les termes de son usage psychanalytique, il « aura barre sur lui » [3]. Il fait donc vibrer la privation imaginaire propre à la mise en concurrence de la petite différence de celui qui a, face à celui qui, alors, manque de quelque chose. Enfin, une deuxième ruse de bon vendeur, consiste, poursuit J. Lacan à titiller le narcissisme de l’acheteur potentiel en lui faisant miroiter « le signe extérieur » à donner à sa vie. Complément de l’image de soi, le décor ou décorum de vie s’enrichit d’objets à acquérir, parce que manquant au tableau. La simple présentation, évocation de l’objet décomplète l’image qui devient marquée d’un manque. C’est par cette voie que le désir de l’Autre s’incarne, via l’objet présenté, ici par la représentation même du bon vendeur et de son offre. C’est le circuit du commerce et de l’achat.

J. Lacan va alors faire entendre un witz aussi subtil qu’exquis, par la grâce de l’équivoque de l’acheter. En le faisant résonner trois fois, détachant ainsi l’écriture de l’acheter et de lâcheté, il fait entendre l’accointance de l’achat de consommation et de la lâcheté. Toute satisfaction du désir sur le versant de l’objet du besoin, de l’objet dit de consommation, des lathouses, écrira -t-il plus tardivement, à savoir ces objets issus de la science et du capitalisme, conduit à faire du sujet un consommateur qui se consume et s’efface dans l’achat. Ces acquis sont autant de renonciations à la confrontation avec son désir, et autant de tromperie, de « malversations », dit J. Lacan.

Ainsi, ce tour de passe-passe avec l’objet qu’offre la consommation à tout crin ne fait que ramener le sujet à sa culpabilité, sa lâcheté, celle d’avoir cédé sur son désir. J. Lacan l’indique dans une phrase qu’il met à la deuxième personne du singulier, interpelant, apostrophant même directement l’auditeur/lecteur. Je le cite à propos de cette malversation qui « aura pour résultat principal, tu le sais très bien, de te pousser toujours plus dans le sens de te racheter – de te racheter de ta lâcheté » [4].

J. Lacan une nouvelle fois, lie renoncement au désir et culpabilité. Il ne s’agit donc pas de céder au désir du vendeur qui offre toujours plus de gadgets et d’objets qui virent aux déchets, mais pas davantage de céder sur son désir qui tient à un autre objet cause de désir. L’apologue du vendeur met en évidence que quelque chose du désir de l’Autre, sous la figure du vendeur, y est attaché. En tient preuve cette « incidence du désir de l’Autre » [5] qui pousse le sujet à se conformer à l’offre.

Pour autant, le sujet de l’inconscient s’y perd, d’y perdre un désir singulier. La culpabilité, le sentiment de lâcheté témoignent de cet égarement. Faire comme les autres ou comme l’image pour l’autre, fait obstacle à son désir, soit à ce qu’il a été comme objet a dans le désir de l’Autre. L’analyste ne s’adresse pas au consommateur, mais au sujet de l’inconscient, via l’offre du dispositif analytique, l’analyste crée la demande. Dans ce dispositif, il occupe la place de semblant de l’objet a, cause de désir pour l’analysant. C’est en quoi l’on peut dire que l’analyste crée de l’objet a avec de l’objet a. Mais il serait faux de réduire l’analyse à une solution par l’objet, car le discours analytique met en évidence qu’il y a un non-rapport entre le sens et le réel qu’aucun objet ne comblera.

Catherine Lacaze-Paule

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, Paris, Seuil, 2023, p. 416.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] Ibid., p. 417.




CHRONIQUE DU MALAISE : L’apologue instructif, l’invention de l’objet “a”

 

Le 4 mars 1964, Jacques Lacan, dans son Séminaire XI [1], se pique de raconter une histoire, dont il précise qu’elle est vraie, pour en faire un petit apologue instructif. Elle s’est déroulée un été, en Bretagne, quarante ans auparavant. Lui, parisien, intellectuel, ayant à peine plus de vingt ans en quête « d’ailleurs » et rêvant de sortir de son milieu, embarque « dans une coquille de noix » avec une famille de pêcheurs, dans l’espoir de partager « les risques et périls » qu’ils prenaient quotidiennement. Avec une pointe d’ironie, Lacan note que ce jour-là, le soleil brille. Donc nul aléa du jour, point d’engagement vital, c’est le beau temps qui est de la partie. Au moment de relever les filets, le nommé Petit-Jean, lui montre une boîte à sardines qui flotte et miroite dans le soleil à la surface de l’eau. Petit-Jean lui dit : « Tu vois, cette boîte ? Tu la vois ? Eh bien, elle, elle te voit pas ! Ce petit épisode, il trouvait ça très drôle, moi, moins. J’ai cherché pourquoi moi, je le trouvais moins drôle. C’est fort instructif. » [2] En quoi est-ce fort instructif ? L’histoire, dont il fait apologue, comme la boîte à sardines, regarde Lacan, quarante ans après. Lacan signale que son affect de malaise – il ne trouve pas ça drôle –, tient à ce qu’il fait tache dans le tableau. Faire tache se dit de ce qui rompt une harmonie, c’est un contraste choquant. Pareillement à une tache sur un tissu, ça produit une honte. Être une tache, cela peut être une souillure, jusqu’au déshonneur parfois, voire la marque que l’on n’est pas désiré, ni désirable. La petite boîte qui scintille au soleil fait tache dans le tableau de la mer bretonne comme lui, Lacan, fait tache sur ce bateau. Un vacancier privilégié de la ville est aux côtés d’une famille dont les conditions d’existence sont dures et rudes. Inégalité de la condition humaine, Lacan note que Petit-Jean va mourir, comme toute sa famille, de la tuberculose qui ravage alors les classes sociales soumises à l’épreuve de la contamination. Dans le tableau se dessinent les sardines qui nagent frétillantes et vivantes – elles sont pêchées au filet –, et une boîte de conserve vide dans laquelle se rangent serrées les sardines. Cette boîte est telle que l’industrie naissante des années soixante en fournit le commerce. Ainsi, il y a ce que les pécheurs prélèvent dans la nature, dans une coquille de noix, et la pêche industrielle avec ses chalutiers. Aujourd’hui, en 2023, les conséquences de la société de consommation et de la pêche intensive, sont rendues perceptibles par la pollution et la destruction des fonds marins qui en résultent. En 1964, c’est une boîte qui flotte à la surface de l’eau, aujourd’hui c’est « un septième continent » de déchets plastiques, lesquels envahissent les eaux marines. Cette boîte est déchet et rebut, témoignage de l’industrialisation de la pêche que d’ailleurs la famille de Petit-Jean alimentait. Cette boîte, objet déchu, dérisoire, est signe de la tragédie de la pollution. Devenu ustensile inutile mais ostensible, selon l’image de Francis Ponge, cette boîte est l’index de l’objet a en tant que réel que Lacan invente dans ce Séminaire. La situation montre l’objet boîte comme reste, objet palea, l’objet cause, en lien avec une honte de vivre. Il s’oppose à l’objet-visée, objet désirable, agalma, les sardines frétillantes. L’un provoque un affect d’angoisse, l’autre de désir. D’un côté, il y a le jeune homme de vingt ans promis à un bel avenir, de l’autre un jeune homme qui fait tache, malaise d’une honte de vivre : entre ces deux mondes, celui de l’industrie de la modernité qui s’avance contre la nature et finalement contre ces hommes. Lacan est dans le tableau de la scène dont se moque ironiquement Petit-Jean. Il n’est pas seulement reflet de la scène, reflet dans le fond même de son œil, en captant la lumière de la boîte. En effet, Lacan atteste : « Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau. » [3] Ce qui est lumière me regarde. Le point regard est extérieur. L’apologue donne à voir l’objet qui nous regarde. Je rajoute cette note de Lacan, en conclusion : « je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout » [4]. Notre mode de vie, envahi de caméras et d’écrans, en tout temps et en tout lieu, ne nous rend-il pas plus sensible aujourd’hui à cette donnée qu’en 1964 ? « Nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde. » [5]

Catherine Lacaze-Paule

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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 88-89.

[2] Ibid., p. 89.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 69.

[5] Ibid., p. 71.




CHRONIQUE DU MALAISE : Malaise et la pointe de la langue

 

« Sommes-nous ce que nous disons ? » [1] s’interroge, en 1946, George Orwell qui fustige la langue anglaise qui se porte mal, notre langue « devient laide et imprécise parce que notre pensée est abrutie » [2]. Il attribue les causes de ce déclin à la politique et à l’économie. Il nous enjoint alors de résister à la vacuité du langage préfabriqué [3], à « ces métaphores rances » [4], ces « béquilles verbales » [5], ce « vocabulaire prétentieux » [6], ces « mots vides de sens » [7]. Malaise dans la civilisation et dans la langue, « la prose moderne tend à s’éloigner du concret » [8] et devient « charabia » [9]. Que dirait G. Orwell aujourd’hui du style bureaucratique qui sature amplement notre langue et notre pensée à l’aire de la post-vérité ?

À ce langage au « style imitatif et dénué de vie » [10], à ces « métaphores agonisantes » [11], Lacan tout au long de son enseignement s’attache au bien-dire qui s’engendre du style et à l’occasion de l’usage inventif et riche de l’apologue.

Lacan choisit, dans des moments particuliers, de s’appuyer sur des apologues. L’apologue quand il survient, concrétise une irruption de vie, un bout de réel, pris dans une fiction.

Nous savons combien Lacan a changé de style, de ton, selon les années, les lieux, entre écrits et séminaires parlés, selon « l’homme à qui l’on s’adresse » [12]. La boite à sardines, la mante religieuse, le pot de moutarde, homme/dame, le menu chinois, les planètes, l’art du vendeur : chacun ouvre à un passage, un frayage à un concept essentiel, l’objet a, l’angoisse, la Chose, le désir de l’Autre, le réel, la cause du désir, etc. Lacan trouve ses sources dans sa propre vie, sa première lecture infantile de La Moitié de Poulet [13] de Jean Macé, la boite à sardines à partir d’une aventure marine à vingt ans, ou chez des auteurs tel Roger Caillois pour La Mante religieuse [14], ou le pot de moutarde inspiré par la conférence de Martin Heidegger « La Chose » [15] etc.

S’il prend à la tradition d’Ésope et de La Fontaine l’art de l’apologue, la conclusion n’est jamais morale mais interprétation. Illumination et ombre, révélation et mystère. Avec l’apologue, il ne s’agit pas de s’illusionner dans les mirages de la compréhension, mais de « reconnaitre à la bonne place ce qui se présente dans votre expérience. » [16] La portée d’enseignement dépasse toujours l’anecdotique du récit.

Le récit de l’apologue est brièveté égayée, excellemment tourné, plus long qu’un haïku, moins qu’une fable, il produit en un tour de main, de plume, un effet d’élégante vivacité.

D’une concision ornée, il prend une tournure volontiers singulière et bizarre, va à l’encontre du bon sens et marque par la richesse des éléments qu’il charrie. Image porteuse de vérité, c’est la restitution de la puissance fécondante et fascinante de ce qui ne se conçoit pas au premier abord. L’apologue fait trou et lumière dans le sens, pousse l’entendeur/lecteur, à la « conséquence où il lui faille mettre du sien » [17]. Car dira Lacan à propos de son style, « quelque chose qui répond à l’objet même dont il s’agit. » [18] L’apologue est une figure de style dont il fait un usage riche, aussi sérieux qu’amusant. Il lui permet de manier les fonctions créatrices du signifiant et de « parler dans le fil de la parole. » [19] Entre charme agréable de ce qui est sérieux et agrément de la métaphore exposée aux yeux comme une figure qui donne le change, l’apologue chez Lacan est volontiers coloré de maniérisme et de baroque. Les nécessités logiques du style sont la « concision », « l’allusion », et « la pointe » [20]. La pointe, c’est le génie, l’éclat, l’acuité. Réduire pour séduire est la devise de cet art.

Selon Baltasar Gracián [21], si la pointe exige une « qualité d’ange », pour être composée, il faut une « qualité d’aigle » pour la percevoir.

À suivre la boite à sardines, l’apologue instructif.

Catherine Lacaze-Paule

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[1] Orwell G., Sommes-nous ce que nous disons ?, Paris, Mille et une nuits, 2023.

[2] Ibid., p. 10.

[3] Cf. ibid., p. 14, p. 33.

[4] Ibid., p. 31.

[5] Ibid., p. 16.

[6] Ibid., p. 17.

[7] Ibid., p. 19.

[8] Ibid., p. 22.

[9] Ibid., p. 23.

[10] Ibid., p. 26.

[11] Ibid., p. 14.

[12]  Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 9.

[13] Macé J., La Moitié de Poulet : un conte, Paris, Flammarion, 1953.

[14] Caillois R., La Mante religieuse : recherche sur la nature et la signification du mythe, Paris, Aux amis des livres, 1937.

[15] Heidegger M., « La chose », Essais et conférences, Paris, Gallimard, Tel, 1958, p. 194-218.

[16] Lacan J,. Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 85.

[17] Lacan J., « Ouverture de ce recueil », op. cit., p. 9.

[18] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 30.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Gracián B., Art et figures de l’esprit, Agudeza y Arte de Ingenio, 1647, disc. II, Paris, Seuil, 1983.




CHRONIQUE DU MALAISE : « Dramatiser cet Autre »

 

Frères de jouir

« J’écrirai pour venger ma race. » [1] C’est ainsi qu’Annie Ernaux a témoigné de sa vocation d’écrivain, dans son discours de réception du Nobel de Littérature. Qu’une femme française, blanche, évoque sa race témoigne de l’extrême actualité de ce signifiant et de sa percée en dehors des États-Unis.

L’émergence de la catégorie de race date des impérialismes et de l’expansion mondialisée du capitalisme. Elle était alors fondée sur l’imaginaire du corps. La science rêva de dissoudre les préjugés en démontrant l’inexistence biologique desdites races. Chassée du corps, la race fit retour dans la chaîne signifiante.

En effet, la race dont parle A. Ernaux est discursive. Construite socialement, elle est le nom donné à un vécu : celui d’une expérience de discrimination. La « fraternité de corps » [2] que Lacan isole comme racine du racisme se lit ici : la race est la communauté, non des frères de sang, mais des frères d’éprouvé, c’est-à-dire des frères de jouir.

Talion et système

Les discriminations appartiennent au discours du droit. Consulter l’article du Code pénal les définissant [3] en fait saisir le caractère illimité : à toute différence, il est possible de donner consistance imaginaire de discrimination. Cet embrasement qui pointe se lit très clairement chez Ibrahim X. Kendi, universitaire et militant antiraciste américain, dont les ouvrages radicaux rencontrent un succès phénoménal : « Le seul remède contre la discrimination raciste est la discrimination antiraciste. Le seul remède contre la discrimination passée est la discrimination présente. Le seul remède contre la discrimination présente est la discrimination future. » [4] L’antiracisme woke lutte contre les discriminations, par les discriminations. On n’en a jamais fini avec la loi du Talion !

Les modes d’action du néo-antiracisme découlent d’une hypothèse précise quant aux causes du racisme. La subjectivité et la contingence en sont exclues, le racisme d’aujourd’hui est dit systémique : il serait enraciné dans le nécessaire de l’organisation sociale. Le racisme systémique est le racisme de plus personne. Ce « c’est pas moi, c’est l’Autre » généralisé, rejette à la fois responsabilité individuelle et réponse subjective.

Dramatiser vs réduire

Lacan, dans Télévision, propose de considérer le racisme à partir de la jouissance, et en donne sa fonction logique : « c’est une façon de dramatiser cet Autre qui est là de toute façon » [5]. Jouant sur l’équivoque de drame, à la fois tragédie et récit, Lacan fait entendre que dans le racisme, un Autre se dessine, via une fiction. Là où il y avait l’altérité radicale de la jouissance hors sens, le drame du racisme, lui, condense un trop-de-sens. L’être de ladite race vient répondre à l’existence de l’Un. L’expérience d’une analyse ouvre une autre voie, l’enjeu y est de « réduire l’Autre à son réel » [6].

Dans Télévision, Lacan ajoute : « Si y’a pas de rapport sexuel, c’est que l’Autre est d’une autre race. » [7] Lier ainsi race et sexe fait surgir une question, à suivre dans la prochaine chronique : les racismes sont-ils toujours des sexismes ?

Laurent Dumoulin

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[1] Ernaux A., « “J’écrirai pour venger ma race”, le discours de la Prix Nobel de littérature », Le Monde, 7 décembre 2022, disponible sur internet : https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/12/07/annie-ernaux-j-ecrirai-pour-venger-ma-race-le-discours-de-la-prix-nobel-de-litterature_6153401_3232.html

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 236.

[3] Code pénal, article 225-1, disponible sur internet : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000045391831

[4] Kendi I. X., Comment devenir antiraciste ?, Paris, Alisio, 2020, p. 32.

[5] Jacquot B., Jacques Lacan : psychanalyse 1, France, INA, 1974. Entretien télévisé de Jacques Lacan. Questions posées par Jacques Alain Miller. Samedi 9 mars 1974 – Question 12, 42e minute. Disponible sur internet : https://www.youtube.com/watch?v=N_Stqh7q6-Y NB : Cette citation n’apparait pas dans le texte « Télévision », publié dans les Autres écrits (Paris, Seuil, 2001).

[6] Miller J.-A., « Le réel au XXIe siècle. Présentation du thème du IXe Congrès de l’AMP », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 94.

[7] Jacquot B., Jacques Lacan : psychanalyse 1, op. cit., Question 12, 42e minute.




CHRONIQUE DU MALAISE : La guerre entre réel et réalité -2

 

L’exemple du groupe Wagner – exactions de terrain et manipulation des masses invisibles : le réel est sans loi

Depuis, le 1er juillet 2002, la cour pénale internationale (CPI) a été créée pour traiter les crimes de guerres, génocides, et crimes contre l’humanité. Un article du journal Le Monde du 15 mars 2022, par Stéphanie Maupas, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée » [1] fait état des mêmes exigences pour juger, dans la réalité de la guerre, l’ex-sistence, en abîme du réel hors-humanité. Les inquiétudes avancées quant à la crédibilité des actes de barbarie, rejoignent celles de Berstein [2], mais sont élargies. La CPI donne les conseils suivants : « les vidéos et les photos […] sont certes une partie du puzzle mais c’est une toute petite partie. […] Les preuves-clés sont celles générées par les forces armées. Je pense que les Ukrainiens peuvent récolter beaucoup d’éléments sur les soldats et les officiers faits prisonniers, des cartes, des papiers, des téléphones portables, des tablettes, des ordinateurs… » [3] La CPI donne des consignes fort intéressantes, voire lacaniennes aux ONG sur la parole et son usage dans ces cas, si l’on veut approcher le réel et ne pas le banaliser. « Il peut arriver que nous ayons une vingtaine d’ONG posant les mêmes questions au même témoin. Après ça, la crédibilité du témoin sera proche de zéro. Si vous êtes une organisation caritative, donnez de la nourriture, des couvertures et des câlins, mais ne posez pas les questions qu’un enquêteur devrait poser. Le mieux est de conduire le témoin aux autorités, et d’autant plus si l’on parle de réfugiés en Pologne et dans les pays limitrophes, où il y a des autorités légales pour prendre des dépositions. » [4] Cela fait en effet réfléchir, on ne peut juger qu’à partir du réel, pas de l’imaginaire et la répétition crée de plus en plus d’erreurs : il y a, au contraire, à en délimiter la zone, la zone du réel, le lieu du réel. Le tout-jugement auquel l’on tend aujourd’hui nuit à la réalité qu’il veut faire entendre.

Les groupes de Dullards [5] de l’armée anglaise, et leur pragmatisme efficace, ont aujourd’hui dépassé les limites de l’armée, conformément à l’évolution du déclin de l’Un et de l’Idéal uniformisant. Ils sont autonomisés et atomisés dans le monde. Ce sont entre autres, depuis un certain temps, issus de Russie, les groupes Wagner, bien connus.

Groupe fondé en 2014, au moment de la guerre du Donbass par Dimitri Outkine, ancien lieutenant-colonel de l’armée russe et des forces spéciales du GRU, qui figure au journal officiel de l’UE comme « responsable d’activités du groupe Wagner qui menace la stabilité et la sécurité en Lybie » avec Alexander Kuznetsov, « commandant de la première compagnie d’assaut et de reconnaissance du groupe Wagner » : « Une entité militaire privée, dépourvue de personnalité juridique, basée en Russie ». Ils apparaissent dans la catégorie « Actes non législatifs », « Compagnie non officielle qui fonctionne sans grades et dont l’existence est toujours niée par Vladimir Poutine ». Wagner doit son nom à Dimitri Outkine [6], grand admirateur du IIIe Reich et d’Adolf Hitler. Adepte de la Rodnovérie (foi originelle), il prône le « retour à l’ancienne foi préchrétienne et à l’adoration des forces de la nature ». Ceci rejoint l’idéologie nazie Blut and Boden (sang et sol) pour laquelle la race germanique était consubstantielle à la pureté de la naissance c’est-à-dire à la nature (le mot étant à prendre ici comme un néo-sémantème), tandis qu’Hitler et les nazis exhortaient au rejet des religions, essentiellement la religion chrétienne. Ces groupes sont financés par Evgueni Prigojine, oligarque russe. Puissant, « il serait à la tête de l’Internet Research Agency », « usine à trolls » [7] qui serait impliquée dans le cyberespace. Il y a peu, vient de sortir un livre écrit par un ex-commandant du groupe Wagner : Marat Gabidullin. Celui-ci a quitté le groupe par désir de rentrer dans une armée plus régulière. Le témoignage est peu approfondi, cependant il donne une idée du recrutement et du fonctionnement des groupes Wagner. En 1993, Marat Gabidullin, déçu par l’armée, forte tête, violent, avait démissionné sur un coup de tête. Il est recruté, via un ami, pour entrer dans les groupes des « soldats de fortune » [8], des mercenaires qui comme lui « avaient séjourné derrière les barreaux…, ceux qui étaient là pour l’adrénaline…, le pactole… parce que la guerre était leur drogue… ou des vauriens alcoolos qui ne tenaient que par la discipline. » [9] Quand ces soldats disparaissent, souvent ils restent sans sépulture.

On leur demande d’intervenir pour intimider l’armée ordinaire et la population dont ils occupent les maisons soi-disant vidées de leurs habitants [10] mais tout le livre est fait pour montrer qu’ils chassaient les habitants, entraînaient des milices locales – « Brigade des Faucons » en Syrie. Punissant – « Il faut savoir punir les gens quand ils le méritent » [11] –, ceux qui subissent l’influence américaine et sont « obsédés par l’idée de détruire la grande Russie » [12], les groupes Wagner, bien qu’avançant parfois en « foule désorganisée » [13] occupent la place de l’Autre, de l’Autre de l’armée, du pays, Autre de l’Autre qu’il n’y a pas. « Quant aux combattants de l’armée de la République de Loubansk, nous n’avons eu aucun problème avec eux. Ils ont tout de suite compris qu’ils étaient désormais surveillés par des mercenaires et se sont tenus à carreau. » [14] Leur action s’y révèle à cette place comme réel. Sont multiples les exactions, viols, assassinats, pillages, mais aussi déstabilisations, business et désinformations via les trolls. Le réel est sans loi.

Leur lien à la Russie est patent, déclaré mais non relié au Kremlin et à Poutine qui rappelle qu’il s’agit de milices privées. Cependant ne sont-ils pas l’envers de son discours ? Lors de la déclaration de sa décision de mener contre l’Ukraine son « opération militaire », il a eu recours à un discours propagandiste, fake dirions-nous, un pur dire déclaratif en s’adressant aux soldats de l’armée ukrainienne et en les exhortant à rejoindre les Russes : « Vos grands-pères se sont battus contre les nazis défendant notre patrie commune, pas pour que les nazis d’aujourd’hui prennent le pouvoir à Kiev ». Tout est dit. On ne peut pas ne pas entendre le signifiant nazi, le même que celui qui a présidé à la création du groupe Wagner. Le réel de ce signifiant y fait retour, le couplage de ces deux dimensions, officielle et privée ne font qu’Un. Une forme moderne de l’Un, clivé dans la modalité du multiple, réglé sur la jouissance et le cynisme, là où se produisent les crimes de guerre sous de multiples formes.

Nous n’oublierons ni la cyber-guerre qui dirige des opérations indépendamment de présences humaines sur les lieux, ni la guerre d’influence, les deux procédant par l’élimination ou la manipulation des masses devenues, plus qu’anonymes, invisibles. L’invisibilité des masses ne serait-ce pas le nom d’une nouvelle forme de déshumanisation, déplacement de masses, crimes de masses dont le réel est à retrouver ?

Francesca Biagi-Chai

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[1] Maupas, S, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée », Le Monde, 15 mars 2022, disponible sur internet, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/15/crimes-de-guerre-en-ukraine-la-traque-des-preuves_6117599_3210.html

[2] Cf. Bernstein S., Hitchcock A., La mémoire meurtrie. Memory of the camps, documentaire, 1945, cité dans la Chronique du Malaise, L’Hebdo-Blog, n° 300, disponible à https://www.hebdo-blog.fr/la-guerre-entre-reel-et-realite-1/

[3] Maupas, S, « Crimes de guerre en Ukraine : la traque des preuves est lancée », op. cit.

[4] Ibid.

[5] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 105.

[6] Cf. Gabidullin M., Moi, Marat, ex-commandant de l’armée Wagner, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon, 2022, p. 48.

[7] Ibid., p. 39.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 48.

[10] Ibid., p. 77.

[11] Ibid., p. 94.

[12] Ibid., p. 33.

[13] Ibid., p. 58.

[14] Ibid., p. 56.