Comme toutes choses en ce bas monde, l’impérialisme doit s’entendre en plus d’un seul sens. Il ne doit donc pas être cantonné à la politique étrangère, mais étendu ailleurs, notamment à ce qui vaut comme politique en chacun, soit le mode de jouir. N’y-a-t-il pas finalement d’impérialisme que de la jouissance, laquelle n’excepte personne du ravage qu’elle cause ? C’était manifestement le cas de la princesse Marie Bonaparte dont la correspondance avec Freud – qui s’étend de 1925 à 1939, sur plus de mille pages – est parue fin 2022 [1].
Elle avait beau être la dernière des Bonaparte, descendre de Napoléon le Grand, avoir une fortune immense, compter rois, princes et ministres parmi ses familiers, la jouissance sexuelle ne cessa de lui manquer – ce fut la torture du manque-à-jouir. Si son drame était déjà bien connu avant la publication de cette correspondance, l’intérêt de celle-ci est notamment de montrer comment l’analyse le transforma en tragicomédie.
Il y avait deux rôles-titres tenus par le clitoris et le vagin, et d’autres secondaires remplis par ses nombreux amants. L’intrigue était la suivante : elle ne jouissait que du premier, mais voulait absolument que ce fût du second. Comme elle avait une théorie sur la distance maximale entre les deux pour que la jouissance se produise au bon endroit (pour la mesure exacte en centimètres, nous renvoyons au texte), elle se fit opérer plusieurs fois pour les rapprocher. Le résultat fut évidemment toujours le même… Ses amants avaient une fonction voisine de celle de ses médecins (ce furent parfois les mêmes), à savoir celle de l’amener là où elle voulait arriver. Parmi ceux-ci, une future star de l’egopsychology, Rudolph Löwenstein, dit Löwe, soit « le lion »… ! – lion qui sera aussi l’analyste de Lacan que la princesse supportait évidemment très mal !
En analyse avec Freud, elle lui envoyait entre chaque séance de longues épîtres sur la question de sa jouissance sexuelle. Le clou du livre est constitué évidemment des réponses de celui-ci qui valent comme autant d’interprétations, jamais identiques, parfois ironiques, toujours éclairantes et ajustées. L’année 1931 mérite le détour, Freud décochant quelques interprétations fameuses. Lassé sans doute de missives aussi longues qu’explicites, parfois même accompagnées de schémas, il lui répondit un jour tranquillement : « Votre lettre sur l’observation de coït était très intéressante, mais à la différence de vous, qui avez gardé la pleine juvénilité des réactions érotiques, je commence à trouver tout cet univers du coït monotone » [2]. Quelques semaines plus tard, Freud insiste, avec une drôlerie touchant au tragique : « Je suis avec recueillement, mais sans ingérence critique, les récits de votre vie amoureuse. Il s’agit quand même d’un cas où l’on a fait le plus extrême pour éliminer le facteur anatomique, et le résultat me rappelle ma prothèse » [3] – prothèse de la mâchoire toujours mal adaptée qui ne cessa de le tourmenter pendant toute la durée de son cancer apparu en 1922 ! Au passage, notons aussi les aperçus qu’il donne, sans qu’elle les entende, sur la jouissance féminine : « Vous m’avez aussi donné l’impression de jeter dans le même sac les deux faits que sont la sensibilité et la réaction orgastique » [4] – organe n’est pas orgasme.
Cette correspondance témoigne aussi d’une autre Marie Bonaparte, celle qui fut fidèle à Freud en tous points, jusqu’à la pulsion de mort, la nécessité de l’analyse profane, – et ceci contre le groupe français alors en cours de constitution –, celle qui le sauve des griffes du nazisme. Si elle était de la caste des rois, Freud dixit, elle ne fut assurément pas de celle des traîtres et des lâches nombreux qui ne voulaient pas voir Hitler pour ce qu’il était.
Philippe Hellebois
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[1] Marie Bonaparte-Sigmund Freud, Correspondance intégrale 1925-1939, Paris, Flammarion, 2022.
[2] Ibid., p. 585.
[3] Ibid., p. 603.
[4] Ibid., p. 227.