En 1933, Einstein écrit à Freud et lui pose cette question inquiète : « existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ? » [1] Freud lui répond et conclut : « nous pouvons nous dire : tout ce qui travaille au développement de la culture travaille aussi contre la guerre » [2]. C’est son dernier mot. Vision passablement progressiste d’une civilisation élevée en remède contre les pulsions de haine et de destruction. Heureux optimisme – optimisme étrange en 1932, un an avant la prise de pouvoir d’Hitler – quand on en vient à penser que la pulsion de mort peut se résorber dans la culture. Il a dans l’idée que le développement de la science et de la technique, qui font partie de la culture, irait contre la guerre – la guerre de 1914 marquait pourtant une rupture remarquable dans l’histoire à cet égard, le grand développement des techniques faisant de cette guerre le premier conflit où la mort violente aura été la principale cause de mort. Pourtant, à peine trois ans auparavant, en 1929, dans Malaise dans la civilisation, Freud ne manifestait pas un esprit aussi serein, sa croyance dans les vertus pacifiantes de la civilisation n’était pas autant assurée. Il semblait nourrir un sérieux doute quant au fait que la pulsion de mort soit éducable [3].
Et voilà qu’aujourd’hui les Russes se sont justement lancés dans une campagne d’éducation. À coups de canons. Ils défendent avec force l’idée qu’ils mènent une guerre civilisatrice. Elle suppose une nouvelle Sainte Alliance du sabre et du goupillon. Le patriarche de l’Église orthodoxe russe, Kirill, au bras du président Vladimir Poutine, dont il est le fervent soutien, semblent avoir pris la tête d’une véritable croisade rédemptrice. Comme Éric Laurent le soulignait il y a peu, en parlant de Cioran, « la conviction chez [celui-ci] de la puissance de l’absolu fait qu’il annonce qu’à mesure de sa montée en puissance politique, la Russie se détournera du marxisme pour revenir à la religion » [4]. Il y a mille ans, les habitants de Kiev, qui n’étaient pas chrétiens, descendaient dans le Dniepr pour y recevoir le baptême. Mais le temps des ablutions salvatrices est fini, quand, ruisselant des eaux baptismales, les baptisés étaient supposés recevoir la voix du Père. La voix du Père est devenue rauque, inaudible dans toute une partie du monde ; aussi, après la danse macabre des sabres de l’État islamique qui décapitaient les infidèles à tour de bras pour la gloire d’Allah, la Sainte Russie a-t-elle décidé de se dresser pour redresser un Occident perverti, infecté de jouissances funestes. Poutine n’a-t-il pas déclaré récemment, le 21 février 2023, dans son grand discours devant l’Assemblée fédérale russe : « Ils ne cessent d’attaquer notre culture, l’Église orthodoxe russe et les autres organisations religieuses de notre pays. […] Regardez ce qu’ils font avec leurs propres peuples : la destruction des familles, des identités culturelles et nationales, la perversion et la maltraitance des enfants jusqu’à la pédophilie, sont déclarées comme étant la norme ». Accusant les Occidentaux de mener une « guerre de civilisation contre la Russie », il y déclare en retour une guerre civilisatrice, de rédemption, contre la décadence d’une civilisation gravement corrompue et corruptrice.
La guerre, avec ses armées de soldats marchant au pas, a été depuis longtemps, depuis toujours sans doute, la circonstance démonstrative d’un ordre viril, de l’ordre du Père. Evgueni Prigozhin dirigeant Wagner à coups de masse est le chef attendu de cet orchestre. Quand Freud, dans Psychologie collective et analyse du moi [5], parle des « foules conventionnelles », il parle de l’Église et de l’Armée, des foules d’hommes, des foules d’ordre. Entre la démonstration de force et la hiérarchie militaire, la guerre conventionnelle était la manifestation d’un ordre patriarcal.
Aux premiers jours de l’invasion, le président Poutine ne cessait de répéter que l’objectif de Moscou était de « dénazifier l’État ukrainien ». Aujourd’hui, un chanteur populaire russe prend la parole et appelle à désintoxiquer, non seulement l’Ukraine, mais l’Europe et l’Occident tout entier des effets de la drogue du « Reich LGBT ». À la télévision russe, le traitement des questions de l’homosexualité, du wokisme ou du transgenre occupe une place obsessive, démesurée, totalement disproportionnée par rapport à l’importance effective de ces sujets dans nos propres débats. Comme un journaliste de LCI l’autre soir venait à le conclure : La Russie, ça c’est du viril ! Sabre russe et goupillon orthodoxe au clair contre une funeste transition morale dévirilisante de l’Occident où, disait Poutine dans son grand discours du 21 février dernier, « les prêtres sont obligés de bénir les mariages entre homosexuels ». Opération militaire spéciale contre les jouissances qui ravagent notre civilisation. Opération militaire spéciale contre le déclin des figures d’autorité. La Russie est partie en guerre pour se protéger et nous protéger contre la dégénérescence, la déchéance, la décadence occidentale.
Mais si la guerre n’était ni contre ni pour la civilisation ? Et si la guerre était, simplement, la « face obscure de la civilisation » [6], comme Marie-Hélène Brousse la qualifiait en 2015, quand, il n’y a pas loin de dix ans, elle mettait La psychanalyse à l’épreuve de la guerre [7] ? La guerre a tourné vers nous son sombre visage. Et cette guerre qui nous regarde, il importe de la regarder. Avec quelques penseurs avisés, les psychanalystes, cliniciens du malaise, ne peuvent se détourner de l’exigence qui leur est ainsi faite de remettre en route une réflexion sur le réel de ce temps, un réel qui défigure et reconfigure l’époque.
Alors, la question actuelle aurait pu être en effet celle de Paul Valéry quant à la mortalité des civilisations [8]. Elle ne l’est pas. Parce que la vérité – que Walter Benjamin voit se révéler dans les malaises de l’histoire –, c’est que, comme le défendait finalement M.-H. Brousse, radicalement, la guerre n’est pas simplement une face désastreuse de la civilisation qui viendrait aujourd’hui jeter son ombre féroce, mais que la guerre, c’est la civilisation. Il faut se faire à cette idée – « Sa “barbarie” est la civilisation même » [9]. Autant dire que la guerre n’annoncerait en rien la mortalité des civilisations. Elle préviendrait plutôt des aléas de la politique.
« L’inconscient, c’est la politique » : cette formule de Lacan, que Jaques-Alain Miller et Christiane Alberti ont si fortement commenté, défend que l’inconscient est non seulement « transindividuel », qu’il sort de la sphère intime étroite de nos petites histoires, déborde largement du divan et sort même des murs du cabinet analytique, mais qu’il résonne avec l’Histoire qui se déroule ici ou là dans le monde et le secoue, ce qui justifie qu’on se concentre ici, en notre nom, sur la guerre d’Ukraine. C’est au nom de cela qu’il faut penser que la psychanalyse a quelque chose à dire de ce qui est Autre et qui a priori ne la regarderait pas. Il y a cette dimension que Lacan a nommée l’extime, qui est celle de l’étranger de l’intérieur, en même temps que cela amène à sortir l’inconscient de l’intime pour l’injecter dans la cité. C’est bien en quoi la guerre nous regarde.
C’est en cela que, concernant la guerre et son pourquoi, É. Laurent est conduit à situer Cioran et Lacan du même côté [10]. C’est que la guerre et le pouvoir sont inséparablement liés. Le discours du maître ne fait pas que cartographier le territoire du capitalisme moderne, il est potentiellement lourd de violences mortelles. De quoi rejoindre Carl von Clausewitz dans sa formule souveraine : « La guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens. » [11] Stéphane Audoin-Rouzeau pointe au départ Machiavel, qui établit un lien insécable entre guerre et politique [12]. La guerre comme arme politique au service du prince. Ce qui pourrait amener à dresser la liste d’un sacré aréopage de penseurs clausewitziens : de Lénine à Eisenhower, de Mao à Kissinger. Et puis Cioran avec Lacan. La guerre peut paraître irrationnelle, elle n’est pas un accident. La guerre est inéliminable du pouvoir moderne. Tant qu’il y aura du politique, il y aura de la guerre.
Gérard Wajcman
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[1] Einstein A., Freud S., Pourquoi la guerre ?, Paris, Payot & Rivages poche, 2005, p. 33.
[2] Ibid., p. 65.
[3] Cf. Freud S., Le Malaise dans la civilisation, trad. B. Lortholary, présentation et notes par C. Leguil, Paris, Points Essais, 2010.
[4] Laurent É., « Messianisme et réel de la guerre », L’Hebdo-Blog, n° 295, 12 février 2023, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr).
[5] Cf. Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », chapitre V, Œuvres complètes, vol. XVI, Paris, PUF, 1991.
[6] Brousse M.-H., « La guerre, face obscure de la civilisation », Séminaire d’Études et de Recherches prononcé dans le cadre de l’Université Populaire Jacques-Lacan, 2011-2013.
[7] Cf. Brousse M.-H. (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015.
[8] Cf. Valéry P., La Crise de l’esprit, Paris, Édition Manucius, 2016 : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ».
[9] Brousse M.-H. (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, op. cit., quatrième de couverture.
[10] Laurent É., « Messianisme et réel de la guerre », op. cit.
[11] Clausewitz C. von, De la guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 67.
[12] Cf. « Retour de la guerre en Europe, avec Stéphane Audoin-Rouzeau », Studio Lacan, édition spéciale du mercredi 30 mars 2022, disponible en ligne https://www.youtube.com/watch?v=3R4h2bHXox0