
CHRONIQUE DU MALAISE : Le fantasme d’Anna Freud
Il y a cent ans, le 31 mai 1922, Anna Freud a présenté sa première contribution à la Société Psychanalytique de Vienne, afin d’en devenir membre. Elle vient de terminer son analyse avec son père [1]. Le texte s’intitule « Schlagephantasie und Tagtraum » [« Fantasme de battre et rêverie diurne »]. Il a été publié dans Imago [2] la même année et, bien plus tard, traduit en français [3]. Elle ne reçoit pas encore de patients, et pourtant elle présente un cas. Il est difficile de savoir qui précisément savait qu’elle parlait d’elle-même, ou qui l’avait deviné. Anna se réfère à la règle d’exposition préalable d’un travail, exigé de quiconque fait sa demande d’entrée. Elle utilise l’expression « etwas von Sich hören zu lassen » qui est délicieusement équivoque : difficile de savoir si c’est intentionnel, mais on peut le supposer car cela signifie littéralement « faire entendre quelque chose de soi » à la fois au sens de « faire connaître un travail personnel », mais aussi quelque chose de « son cas personnel » [4].
Elle dit que le texte est le « fruit d’une série d’entretiens » au sujet de la patiente, avec Lou Andreas-Salomé. La chose est donc un peu voilée. Cela peut aussi s’entendre comme si elle avait parlé d’elle-même avec L. Andreas-Salomé. L’apport du cas se centre sur le fantasme et se réfère au texte de S. Freud « On bat un enfant » [5] paru en 1919. Un des cas cités par S. Freud est très probablement celui de sa fille, qui apporte donc ici un complément à son texte. Cela ne manque pas de sel, puisque le fantasme du sujet exposé par Anna se présente sous la forme d’un chevalier qui se fait torturer par une figure paternelle, à qui il ne veut pas livrer son secret, et elle avouera peu après dans sa correspondance avec Max Eitingon que, dans son analyse avec son père, elle n’avait pas pu faire l’aveu de son secret : sa jouissance homosexuelle. Elle dira aussi que dans son analyse elle s’est sentie « maltraitée » par lui alors que son fantasme illustre bien cette jouissance à se faire maltraiter et humilier.
Le texte d’Anna est très intéressant à plus d’un titre. Si elle confirme la théorie paternelle en prêtant à son sujet un fantasme conforme à « Un enfant est battu », constitué vers ses cinq ou six ans, s’accompagnant d’une issue masturbatoire, elle montre comment la jouissance se transpose ensuite, vers dix ans, dans le signifiant par le fantasme. La patiente adore se raconter de « belles histoires » selon un schéma narratif répétitif, qui s’habille de la thématique médiévale à la suite de la lecture d’un roman de chevalerie. Le jeune chevalier a affaire à un méchant Burgrave, avatar paternel qui veut lui extorquer ses secrets par la prison et la torture. Mais c’est également une relation d’amour et de respect mutuel, où le Burgrave renonce au pire et finit par reconnaître la valeur du chevalier, très vaillant dans les épreuves. Anna Freud montre comment la jouissance obtenue se transpose dans le récit en sublimant l’activité masturbatoire : la tension croissante de l’excitation sexuelle se transpose dans le suspens, toujours prolongé par les péripéties de la narration, et le pardon, ou la réconciliation finale, qui correspondent au « Glück » et « Glücksgefühl » qui ici ne doit pas être traduit par « chance » mais par « félicité», une satisfaction de nature sexuelle, plus durable dit-elle que l’orgasme obtenu par masturbation.
Un des aspects très intéressants du texte consiste en sa dimension performative. La patiente, du fait de sa cure, parvient à sortir de ses rêveries et à s’investir dans la vie sociale, le sujet dont elle parle trouve sa solution par l’écriture : une « activité sociale » dans la « vraie vie », ce qu’Anna fait justement en présentant son texte pour entrer dans la Société psychanalytique. On peut se demander dans quelle mesure le fait que son père fut son analyste n’a pas fait obstacle au travail de l’analysante.
Jérôme Lecaux
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[1] Première tranche de l’automne 1918 à mai 1922. Elle reprendra l’analyse avec lui du printemps 1924 à l’automne 1925.
[2] Imago, 1922, Heft 3, p. 317–332.
[3] Cf. Freud A., « Fantasme d’”être battu” et “rêverie” » trad. C. Christien, in Hamon M.-Ch. (éd.), Féminité mascarade, Paris, Le Seuil, 1989.
[4] Cette expression s’utilise aussi au sens de « donner de ses nouvelles ». Voici donc un sujet qui fait son entrée en démontrant son rapport à l’inconscient, qui n’est pas sans évoquer la passe à l’entrée, telle qu’elle a été pratiquée à l’ECF.
[5] Freud S., « Un enfant est battu. Contribution à la genèse des perversions sexuelles » (1919), in Œuvres complètes. Psychanalyse, Vol. XV, Paris, PUF, 2000, p. 97-108.
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