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L'Hebdo-Blog 295, Édito

Edito : Feu

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Quand les combattants s’affrontent, engageant leur vie sous les tirs et les explosions, on dit qu’ils sont « au feu ». Ceux-là font l’expérience de « l’anéantissement, [lequel] n’est pas la mort. C’est une déchirure du temps » [1]. Quelques écrits sur la guerre sont brûlants, d’avoir traversé ce feu.

Henri Barbusse, écrivain déjà connu avant-guerre, découvre le front à quarante et un ans, en 1915. Il y combattra près d’un an. Il écrit dans ses carnets la morsure des combats sur les corps, souffrants, parlants, et les pertes humaines immenses de cette Première Guerre moderne. Son livre Le Feu témoigne de cette déchirure du temps et du sentiment d’étrangeté éprouvé sur le champ de bataille où parfois « des clameurs se sont élevées et sont retombées comme des débris » [2]. Il l’a écrit au plus près de ce réel pour faire un brûlot contre la guerre, mais son engagement pour un pacifisme international sera vain.

Nous savons que ce qui prépare les guerres, ce qui les accompagne et les structure, c’est un discours. Avant le feu de la mitraille, il y a le feu des discours comme mode de jouir. Entraîner des hommes à la guerre est donc l’effet de cela. La discipline militaire est là pour rompre les hommes au maniement des armes ainsi qu’à l’idée d’aller en tuer d’autres, mais cela est surtout précédé par un discours pour produire l’idée de la guerre. La propagande a pour ambition une « mobilisation totale » [3], opération d’un discours du maître.

Il y en a bien quelques-uns qui « préfèrent tuer que penser » [4], et ceux-là adhèrent déjà à un lien social fondé sur l’élimination de quelques autres. Cependant beaucoup n’entreront qu’en partie dans un discours de cet ordre, qui extrémise la logique du lien social – fondé sur l’exclusion d’un premier rejet pulsionnel – que construit Lacan. Avant lui Freud avait avancé le constat que seule la civilisation peut empêcher la guerre, alors même qu’elle la génère par le renoncement pulsionnel exorbitant qu’elle impose. Cette logique du lien social, ajoutée à l’obscur attrait pour la guerre, démontre que les intentions pacifistes même fondées par l’effroyable du champ de bataille restent vaines à traiter la pulsion. Une mobilisation générale portée par une jouissance de l’anéantissement n’a aucune peine à engloutir les mouvements pacifistes.

« Dans les mâchoires de la guerre : arrachement » [5], est un texte intense dans lequel Guy Briole nous rappelle que Lacan utilise l’oxymore d’un « feu froid » [6] pour pointer le réel. Ce feu froid est aussi ce qui intéresse Cioran. Dans ce numéro d’Hebdo-Blog, Éric Laurent et Philippe Hellebois proposent chacun une lecture forte des « pages aussi incandescentes que lucides » [7] du texte de Cioran « La Russie et le virus de la liberté » [8]. Apatride vivant en France, converti à la langue française, la « mue subjective extraordinaire » [9] de Cioran témoigne aussi de son goût pour l’absolu et de sa sensibilité au réel qui infiltre la langue.

Philippe Giovanelli

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[1] Briole G., « Dans les mâchoires de la guerre : arrachement », in Brousse M.-H, (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015, p. 76.

[2] Barbusse H., Le Feu : journal d’une escouade, Paris, Le livre de Poche, 1988, p. 129.

[3] Foessel M., Récidive 1938, Paris, PUF, 2019, p. 15. (La formule « mobilisation totale » désigne un véritable leitmotiv des années 30).

[4] Bernanos G., Les grands cimetières sous la lune, Paris, Points, 2008, p. 22.

[5] Briole G., « Dans les mâchoires de la guerre : arrachement », op. cit., p. 78.

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 121.

[7] Hellebois P., « Pareil à un bordel en flamme », L’Hebdo-Blog n°295.

[8] Cioran, « La Russie et le virus de la liberté », in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2011.

[9] Laurent É., « Messianisme et réel de la guerre », L’Hebdo-Blog n°295.

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