On ne saurait trouver titre plus juste pour ouvrir aujourd’hui cette « Chronique du malaise » que celui donné par Katty Langelez-Stevens à son éditorial de L’Hebdo-Blog du 11 avril 2022 [1].
Oui, la guerre nous regarde, de très près, surtout quand le 24 février dernier on décompte une année de guerre depuis l’invasion russe en Ukraine, et qu’en même temps, au bout de cette année de guerre, la perspective d’une fin prochaine semble encore s’éloigner.
La guerre fait notre événement, aujourd’hui et sans doute demain. Il faut en prendre la mesure.
Caprice météorologique inattendu sous nos cieux impassibles, jusqu’au soir du 23 février 2022, la guerre en Europe tenait de l’impossible. Et le 24 au matin, l’impossible nous est tombé dessus – en vrai sur les Ukrainiens. Un bloc de réel. Ça nous a tirés brutalement du sommeil de la paix. Sortie soudaine d’une brume d’aveuglement et de déni – hors les USA. Ce réel, comme Jacques-Alain Miller l’avait parfaitement imagé, on s’y est cogné. La civilisation en tout cas en a pris un coup. Malaise.
Malaise et lumière. Je veux dire que c’est là où Walter Benjamin aurait vu un surgissement du sens de l’histoire, qui, pour lui, comme le dit Stéphane Mosès, ne se révèle pas dans le processus de son évolution, mais dans les ruptures de sa continuité apparente, dans ses failles et ses accidents, là où la soudaine irruption de l’imprévisible vient en interrompre le cours et découvre en un éclair un fragment de vérité [2].
Cette vérité aurait pu être celle révélée par Paul Valéry en 1919, alors que les sociétés occidentales se relèvent à peine de l’horreur de la Grande Guerre : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » [3] Et Valéry conclut à la vanité de la civilisation : « Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. » [4] Mais de quelle civilisation s’agit-il ?
La civilisation, la guerre, la vie, c’est ce dont il est question. Ça se noue. Comment ?
Il est clair que l’envahissement de l’Ukraine a produit cet effet d’angoisse que la guerre à nos portes nous menaçait et menaçait Europe et Occident comme civilisation, que cette guerre faisait traumatisme d’une civilisation d’après-guerre – la seconde –, c’est-à-dire une civilisation absolument idéale qui avait construit une « eschatologie d’un monde sans guerre », pour parler comme Stéphane Audouin-Rouzeau [5], d’où la guerre aurait été éradiquée, supposément, où il ne nous restait plus qu’à nous occuper gentiment de nos affaires, en gros, faire du commerce.
En 1914, la guerre était encore un imprévu. La fin du XIXe siècle était pourtant un défilé militaire ininterrompu, depuis la guerre franco-allemande de 1870, en passant par l’Expédition du Tonkin, la guerre du Dahomey, la conquête de la Tunisie en 1881, la guerre franco-siamoise de 1893 et jusqu’à la guerre des Boxers en Chine qui s’achève en 1900 avec les « 55 jours de Pékin ». Dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » en 1915, Freud défend que les hommes d’avant 1914 avaient voulu oublier la mort, l’éliminer de la vie, et que la guerre de 14 l’a ramenée brutalement et à une échelle proprement inimaginable. En 1914, personne n’est prêt pour l’hécatombe ; et quatre ans plus tard, on compte près de dix millions de morts [6].
Mais s’agissant de l’invasion russe en Ukraine, la guerre n’est plus un simple imprévu. Outre que nous n’avons peut-être pas prêté l’attention nécessaire à l’affirmation répétée de Poutine d’une « voie russe », exprimant, entre autres, sa volonté de réconcilier les héritages tsariste et soviétique et de recréer l’unité d’une nation opposée à la désagrégation supposée des états démocratiques occidentaux. Dans les calculs infinis de notre monde, depuis l’instauration d’une Communauté européenne dans les années cinquante, d’une Union supranationale, avec la création d’une Europe unie fondée sur « l’amitié franco-allemande », la guerre était un imprévisible dans les esprits. Et, surgie de l’est de l’Europe, l’irruption de l’imprévisible nous a découvert, en un éclair, un fragment de vérité moins paisible sur la paix. Une vérité à laquelle nous devons spécialement aujourd’hui nous éveiller, soit, comme l’écrivait Francis Ratier, que « la paix est un délire » [7].
La guerre de Bosnie des années quatre-vingt-dix, dans les Balkans pourtant proches, aurait pu entamer ces croyances délirantes dans une Europe éternellement pacifiste. Ce ne fut pas le cas. Est-ce que ça signifie qu’avec l’invasion russe de l’Ukraine nous nous sommes réveillés et que la guerre en Europe est devenue désormais notre affaire ?
Gérard Wajcman
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[1] Langelez-Stevens K., « Éditorial : la guerre nous regarde », L’Hebdo-Blog, n° 267, 11 avril 2022.
[2] Cf. Mosès S., L’Ange de l’histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil, 1992.
[3] Valery P., « La crise de l’esprit », La Nouvelle Revue Française, n° 71, 1er août 1919, p. 321, disponible sur internet.
[4] Ibid., p. 322.
[5] Cf Studio Lacan, « Édition spéciale : Le retour de la guerre en Europe, avec Stéphane Audoin-Rouzeau », émission du 30 mars 2022, disponible sur YouTube.
[6] Cf. Freud S., « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 7-40.
[7] Ratier F., « La paix est un délire », in Brousse M.-H. (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015, p. 125-141.