Lors des dernières assises virtuelles de l’Association mondiale de psychanalyse, Jacques-Alain Miller invitait à s’intéresser à l’épreuve de réalité, à la Realitätsprüfung1. Pour Freud, c’est l’Idéal du moi qui assume cette fonction consistant à vérifier que je suis bien dans la réalité et pas dans un rêve, par exemple, ou dans un délire. Il assume aussi celle de l’esprit critique. Dans « Introduction au narcissisme », il explique comme cet idéal se constitue, d’une part, par l’influence du monde extérieur, notamment les parents, et, d’autre part, à partir de l’objet qui est idéalisé. Il explique ainsi que la libido suit deux chemins pour investir l’idéal.
Le monde extérieur…
Le premier chemin commence avec la complétude narcissique de l’enfance (narzißtische Vollkommenheit), qui est une sorte d’âge d’or. La jouissance narcissique est vécue sans entraves comme on peut l’observer chez les jeunes enfants – Freud ajoute même : tout comme chez les « femmes narcissiques », « les chats et les grands animaux de proie ». À cet âge, les enfants jouissent du regard de l’autre, ils aiment se montrer, s’exhiber. Progressivement cependant, les exigences éducatives le conduisent à devoir s’adapter pour continuer à bénéficier de ce regard admiratif ou reconnaissant. C’est donc un facteur d’évolution et de développement du moi. Freud indique que la libido narcissique est projetée sur l’idéal alors que l’enfant est, au départ, son propre idéal : « Ce qu’il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance ; en ce temps-là, il était lui-même son propre idéal.2 » L’enfant tente ensuite de retrouver la complétude narcissique en satisfaisant les exigences de l’idéal. Freud nous indique qu’un humain est « incapable de renoncer à une jouissance une fois éprouvée3 », et cette jouissance de la complétude narcissique, il y tient. C’est ce que Lacan appelle « escabeau4 ».
Freud nous indique d’ailleurs que cet idéal n’est pas forcément représenté par une personne, puisque cela peut aussi bien être une idée ou une idéologie. La difficulté pour la cure, c’est que l’amour narcissique se transpose à l’idéal et que le sujet aime son idéal de façon narcissique. Nous pourrions transposer ici la formule de Freud à propos du délire5 : ils aiment leur idéal comme eux-mêmes. Il dit d’ailleurs qu’il est très difficile de faire entendre à un idéaliste qu’il investit sa libido au mauvais endroit : « il est bien plus difficile de convaincre l’idéaliste de ce que sa libido reste logée dans une position inappropriée que d’en convaincre l’homme simple qui est resté modéré dans ses prétentions6 ».
… et l’objet
Le second chemin de la constitution de l’idéal est un processus qui se produit à partir de l’objet. C’est l’idéalisation de l’objet. Freud donne ici l’exemple de l’état amoureux où le partenaire est idéalisé. La libido du moi est alors transposée sur l’objet idéalisé, ce qui, dans l’état amoureux, peut s’observer jusqu’à l’extrême assèchement du moi. C’est ce que montrent bien les amoureux transis de l’époque romantique. Freud dit alors que l’« objet a […] mangé le moi7 ». C’est donc une autre façon de retrouver la complétude narcissique perdue. Mais Freud indique qu’il y a là un remède très efficace contre l’idéalisation qui n’est autre que la satisfaction avec l’objet : « L’amour sensuel est destiné à s’éteindre dans la satisfaction8 ». L’idéalisation s’éteint dans la satisfaction de la pulsion. L’idéalisation augmente donc quand les amants sont séparés et diminue s’ils ont une activité sexuelle ensemble. Freud dit que cette situation d’idéalisation reproduit la situation de l’enfant qui idéalise les parents sans pouvoir satisfaire ses pulsions avec eux. C’est aussi ce qui se passe dans l’hypnose où la voix et le regard deviennent les instruments de l’emprise. L’esprit critique est là abandonné au bénéfice d’une autorité extérieure.
Dans Massenpsychologie und Ich-Analyse, Freud remarque que la folie collective tient à ce mécanisme qu’on observe dans l’état amoureux et dans l’hypnose, à savoir que « l’objet s’est mis à la place de l’idéal du moi9 ». Le sujet perd alors son sens critique et la faculté de l’épreuve de réalité. Il est subjugué. Freud écrit que « dans l’aveuglement de l’amour on devient criminel sans remords ».
Lacan considère cette distinction entre l’investissement de l’objet (a) et celui de l’idéal (I) comme fondamentale. Il explique que l’orientation de la cure doit viser à faire déchoir l’analyste de la position d’idéal, car il doit, au contraire, devenir le « support10 » de l’objet a.
Lacan indique également : « Définir l’hypnose par la confusion, en un point, du signifiant idéal où se repère le sujet avec le a, c’est la définition structurale la plus assurée qui ait été avancée. Or, qui ne sait que c’est en se distinguant de l’hypnose que l’analyse s’est instituée ? Car le ressort fondamental de l’opération analytique, c’est le maintien de la distance entre le I et le a. Pour vous donner des formules-repères, je dirai – si le transfert est ce qui, de la pulsion, écarte la demande, le désir de l’analyste est ce qui l’y ramène. Et par cette voie, il isole le a, il le met à la plus grande distance possible du I que lui, l’analyste, est appelé par le sujet à incarner. C’est de cette idéalisation que l’analyste a à déchoir pour être le support de l’a séparateur, dans la mesure où son désir lui permet, dans une hypnose à l’envers, d’incarner, lui, l’hypnotisé.11 »
Il s’agit donc de ramener la demande à la pulsion pour orienter la libido vers l’objet plutôt que dans le transfert idéaliser l’analyste. C’est ce que Freud avait déjà repéré dans les cas où l’amour de transfert devenait un obstacle. Lacan va jusqu’à dire que l’analyste incarne l’hypnotisé – c’est ce qu’on peut observer quand un analyste se fascine un peu trop pour l’analysant ou se laisse endormir. Ce qui lui permet de ne pas sombrer à la « monstrueuse capture12 », c’est le désir de l’analyste qui se soutient donc à partir de sa propre castration, ou bien, pourrait-on dire, par l’extraction de l’objet regard.
Jérôme Lecaux
[1] Miller J.-A., « Tout le monde est fou », in Miller J.-A. (s/dir.), Scilicet. Tout le monde est fou, Paris, École de la Cause freudienne, 2023, p. 18 & sq.
[2] Freud S., « Pour introduire le narcissisme », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 98.
[3] « Der Mensch hat sich hier, wie jedesmal auf dem Gebiete der Libido, unfähig erwiesen, auf die einmal genossene Befriedigung zu verzichten. »(Freud S., « Zur Einführung des Narzissmus », notre traduction.)
[4] Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565-570.
[5] Cf. Freud S., « Manuskript H. Lettre à Wilhelm Fließ. 24/01/1895 » : « Sie lieben also den Wahn wie sich selbst ».
[6] Freud S., « Pour introduire le narcissisme », op. cit., p. 99. « Man findet gerade bei den Neurotikern die höchsten Spannungsdifferenzen zwischen der Ausbildung des Ichideals und dem Maß von Sublimierung ihrer primitiven libidinösen Triebe, und es fällt im allgemeinen viel schwerer, den Idealisten von dem unzweckmäßigen Verbleib seiner Libido zu überzeugen, als den simplen, in seinen Ansprüchen genügsam gebliebenen Menschen. » (Freud S., « Zur Einführung des Narzissmus ».)
[7] « das Objekt hat, das ich sozusagen aufgezehrt » (Freud S., Massenpsychologie und Ich-Analyse, notre traduction).
[8] Ibid., p. 180 : « Die sinnliche Liebe ist dazu bestimmt, in der Befriedigung zu erlöschen. »
[9] Ibid., p. 178 : « Das Objekt hat sich an die Stelle des Ichideals gesetzt. »
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 245.
[11] Ibid.
[12] Ibid., p. 246-247 : « Je tiens qu’aucun sens de l’histoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes, n’est capable de rendre compte de cette résurgence, par quoi il s’avère que l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture. »