L’aphorisme Tout le monde est fou a été prononcé par Lacan à la toute fin de son enseignement. Cependant, très tôt dans son œuvre, avant même qu’il ne démarre son Séminaire, on peut y lire déjà un certain universel de la folie. Lacan entre dans la psychanalyse en démontant l’illusion trompeuse de l’identité à soi-même qui sévit dans la psychanalyse d’après-guerre aux États-Unis et qui n’est pas sans faire écho d’ailleurs aux mouvements identitaires actuels. Démontrer que le moi n’incarne pas une fonction de synthèse qui permettrait à l’organisme de s’adapter « au principe de réalité »1 est déjà une manière d’introduire la folie comme opérante pour tous. « L’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté » écrit Lacan en 1946. Dans sa critique de la théorie organiciste de son collègue Henri Ey, Lacan définit ce qu’est la causalité psychique à travers la notion d’imago, dix ans après sa première communication au congrès de Marienbad sur le Stade du miroir. C’est l’universel de la causalité psychique tel que Lacan le dégage à cette époque d’avant le structuralisme que j’évoquerai ici comme contribution sur le thème du XIVe congrès de l’AMP.
Aliénation primordiale
« C’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord »2 écrit Lacan, reprenant Hegel qui définit le désir de l’homme comme désir de reconnaissance. Il fait là aussi référence au stade du miroir comme genèse de la constitution du sujet. Déjà dans « Les complexes familiaux » Lacan note la sensibilité du tout-petit à la forme humaine qui reconnaît le visage de ses proches dès dix jours. C’est l’identification à cette forme qui va lui donner un sentiment de maîtrise dans la constitution de son moi qui s’inscrit comme une sorte de promesse résolutive face à l’impuissance rencontrée. Lacan fait valoir d’un côté la dimension d’assomption jubilatoire éprouvée dans l’expérience du miroir mais aussi sa face dépressive dans l’aliénation à l’autre qui en découle, pointant ce paradoxe où « dans ce mouvement qui mène l’homme a une conscience de plus en plus en plus adéquate de lui-même, sa liberté se confond avec le développement de sa servitude ». C’est à ce point précis que gît la causalité psychique, indique Lacan. Ainsi, nous sommes tous aliénés, même si cet universel se décline différemment selon les structures cliniques.
Lacan rend hommage à l’intuition fulgurante de Freud d’avoir « saisi la valeur révélatoire de ces jeux d’occultation qui sont les premiers jeux de l’enfant », car il a su y voir « le pathétique du sevrage que le sujet s’inflige à nouveau, tel qu’il l’a subi, mais dont il triomphe maintenant qu’il est actif dans sa reproduction3 ». Lacan articule ainsi le complexe du sevrage et le complexe d’intrusion qui ouvrent sur la formation de ce « nœud imaginaire4 » qu’est le narcissisme et il y dégage ce qu’il nomme « une tendance suicide » correspondant au masochisme primordial décrit par Freud, à savoir de s’infliger cette épreuve répétitive de perte pour mieux la maîtriser. Ainsi écrit-il : « Au départ de ce développement, voici donc liés le Moi primordial comme essentiellement aliéné et le sacrifice primitif comme essentiellement suicidaire : C’est-à-dire la structure fondamentale de la folie » qu’il définit comme « cette discordance primordiale entre le Moi et l’être » dont l’histoire du développement psychique serait de la résoudre. L’être étant défini ici du côté de l’épreuve du sujet. « Les premiers choix identificatoires de l’enfant […] ne déterminent rien d’autre […] que cette folie par quoi l’homme se croit un homme »5 écrit-il plus loin. Ainsi « cette illusion fondamentale » qu’est le narcissisme, « cette passion d’être un homme » telle que la nomme Lacan, touche à la folie comme universel. Et tout aussi bien, la folie contre laquelle Lacan lutte dans son dialogue avec ses contemporains est celle de croire que le moi et l’être du sujet ne pourraient faire qu’un.
La paranoïa du moi
Ainsi le stade du miroir révèle que le moi de toute personne est par essence paranoïaque, car c’est dans la dépendance à l’autre qu’il se forme. Lacan a joué avec l’homophonie : tuer ce que tu hais, tu es ce que tu hais6 faisant retentir par l’équivoque que « le drame essentiel de l’existence infantile, c’est le fait de se connaître des frères, c’est l’intrusion du semblable » commente Jacques-Alain Miller tout en soulignant que le pivot du premier enseignement de Lacan est comment surmonter cette affinité paranoïaque de l’homme7. Saisir cette extimité, où le plus intime du sujet est en même temps l’Autre, a été l’opération de Lacan pour sortir la psychanalyse de l’ornière dans laquelle elle était embourbée. « Comment pouvons-nous nous croire les auteurs de nos pensées ?8 » interroge J.-A. Miller. Cette place faite à l’extériorité, à ce qui est étranger à soi-même, est constant dans l’enseignement de Lacan et l’a amené à généraliser l’automatisme mental comme étant la manifestation que l’Autre du langage préexiste au sujet : « C’est normal, l’automatisme mental !9 » a-t-il pu scander à la toute fin de son enseignement, resserrant aussi de manière maximale lors d’une présentation de malade l’équivalence entre la paranoïa et la personnalité10.
Angèle Terrier
[1] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 178 & 176.
[2] Ibid., p. 181-182 & 187.
[3] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 40.
[4] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », op. cit., p. 186.
[5] Ibid., p. 187.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 491.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département
de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 7 avril 2010, inédit.
[8] Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », La Conversation d’Arcachon, Paris, Le Paon, Agalma, 1997, p. 297.
[9] Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », texte établi par Jacques-Alain Miller, Ornicar ?, n°17/18, Printemps 1979, p. 22.
[10] Propos de Lacan lors d’une présentation de malade, cités par J.-A. Miller dans « Jalons dans l’enseignement de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 28 avril 1982, inédit.