Je ne suis pas certaine de transmettre un savoir sur le thème du prochain congrès de l’Association mondiale de psychanalyse. En revanche, c’est certain, ce thème est fait pour ébranler les certitudes. Cheminant avec Freud et avec Lacan, nous rencontrons ainsi plus d’un paradoxe et quelques questions pour la praxis lacanienne. En premier lieu : « Comment faire pour enseigner ce qui ne s’enseigne pas ?1 » C’est à partir de cette réflexion que Lacan en vient à formuler : Tout le monde est fou.
Un combat avec l’impossible
Dès le premier pas, enseigner rencontre l’impossible. Qu’on croie pouvoir communiquer une connaissance conduit Lacan à considérer que « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant ».
Le discours analytique, indique-t-il, « n’est pas matière d’enseignement » car il « n’a rien d’universel ». Il objecte à l’universel, ne visant que le singulier. En effet, un cas singulier ne se laisse pas porter à l’universel. N’allons pas imaginer que la valeur particulière d’un mot pour tel sujet serait la même pour un autre. Le sens pour l’un ne vaut pas pour l’autre2.
Si nous sommes forcés à penser le monde comme univers, pour tous le même, il apparaît que « ce n’est […] pas monde qu’il est, c’est im-monde3 », et c’est bien du malaise conséquent dans la civilisation que l’expérience analytique procède. Aussi, ayant avancé « tout le monde », Lacan pointe « si l’on peut dire une pareille expression »4, qui introduit une « suspension de l’universel », une double thèse, « un écart, un jeu entre l’impossible et le contingent »5.
Dans le discours analytique, le savoir ne prétend pas constituer un système de principes absolus, il « tient à des rencontres aléatoires, sans loi6 ». La réussite de ces rencontres à produire un savoir est toujours fragile, et révisable par d’autres rencontres. Leur contingence même dément l’impossible, sans pourtant l’invalider. Plutôt l’atteste-t-elle en démontrant que, dans le réel, il n’y pas même une loi du ratage.
L’enseignement de Lacan est un « combat avec l’impossible7 ». Ses fulgurances ne prétendent pas être des Vérités, mais un « tissu de varités », contingentes. S’en déduit que le paradoxe est une logique où la contingence atteste l’impossible.
Le savoir, un délire ? Le délire, un savoir ?
De cette première question, d’autres s’ensuivent non moins paradoxales. Faut-il être fou pour enseigner ? Le savoir comme tel n’est-il rien qu’un délire ? Considérons avec Lacan que la psychose nous enseigne, comme souvent, sur la folie qui est délire.
Avec le seul signifiant S1, signifiant seul du phénomène élémentaire, la signification ne se déplie pas. Ce n’est qu’avec l’ajout d’un autre signifiant, S2, qu’une signification de S1 apparaît, et que, suivant ce fil, le sens prolifère. L’expérience originaire de perplexité devant un signe bizarre devient dès lors signifiante, et le délire fait sens. Situer ainsi le délire au lieu du S2, c’est-à-dire du signifiant du savoir qui vient donner sens à un signe préalable hors sens, indique que « tout savoir est délire » et « le délire est un savoir »8. Jacques-Alain Miller avance, avec Lacan, que « le psychotique se présenterait comme le délirant qui ne recule pas devant l’élaboration de savoir […], avec l’élément de délire que comporte toujours cette invention ». Le sujet psychotique nous enseigne, pas sans un analyste qui ne recule pas devant la psychose9 et qui se prête à ce que puisse s’en extraire quelque chose. Avec Lacan, le pari est ainsi d’exploiter l’impossible : de l’impossible, l’enseignement à l’occasion se renouvelle.
Réduire le délire à l’essentiel
L’analyste peut-il agir sur le signifiant du délire ? Il ne s’agit pas de nourrir le délire, plutôt de le faire maigrir. Parfois de l’attaquer ou de le substituer, de l’aménager. Cela suppose un savoir-faire avec la perplexité.
Si l’interprétation opère de la seule rétroaction de S2 sur S1, on verse alors dans le délire d’interprétation. Les seuls jeux du signifiant ont un effet de dispersion, au contraire de la fixité du fantasme. Le discours analytique met en évidence la structure fondamentale du fantasme : ($ ♢ a). Le plus-de-jouir se révèle « impossible à négativer10 » par le principe de réalité. En tant qu’élaboration le délire représente malgré tout un certain chiffrage de la jouissance. Il apparaît comme« tentative de guérison11 ». J.-A. Miller invite à « le réduire à l’essentiel », à « éteindre le délire »12, ce qui n’est pas le faire disparaître. Le délire serait dès lors à considérer comme un traitement qui, dans une modalité où l’intensité est diminuée, est essentiel au sujet.
Quelle sera la manœuvre de l’analyste ?
« Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant » n’est pas ordonné au Nom-du-Père. Alors d’où la voix doit-elle porter ? Si nous ne croyons pas à la santé mentale, mais plutôt au « grain de folie de chacun », c’est bien du nôtre qu’il s’agit : l’analyste fait partie du tableau. Je propose un cas.
Jeux de voix
Anaïs, trentenaire blonde, diagnostiquée dépressive, confie que « les mauvaises pensées » qui l’accablent sont en fait une voix impérieuse et insultante, dans son cerveau, qui la juge. Elle ne peut répéter les insultes et dit : « C’est pas bien ce que j’ai fait. » Elle se plaint parallèlement que son père « juge sa vie ». Le phénomène d’hallucinations verbales se manifeste dès qu’elle est seule.
En ce cas, comment – selon les termes de J.-A. Miller – « manœuvrer l’hallucination13 » ? Nous verrons que, in fine, Anaïs a gagné un degré de liberté avec la voix envahissante et injonctive : sa voix propre a commencé à émerger.
Une voix dans le cerveau
Anaïs se reproche des rapports sexuels avant son mariage musulman ; elle s’est convertie à l’islam. Son apparence bien apprêtée contraste avec sa difficulté à parler, citant constamment sa mère et son mari.
Selon son père, la mère était si fusionnelle avec elle, dès sa naissance, qu’il se sentait exclu. Il a divorcé d’avec elles quand Anaïs avait dix-sept ans. Selon sa mère, le père reste le méchant responsable de tous leurs malheurs communs ; elles commémorent son départ dans les larmes, depuis douze ans. La voix semble être apparue à ce moment-là.
Gare à la suggestion
Deux premiers copains, jaloux, violents, l’accusent de les tromper, elle le fait et rompt. Une rencontre bizarre suit : sentir « quelque chose qui lui disait de lever les yeux » et son regard puissant lui suffisent pour se persuader que c’est l’homme de sa vie. Ce « diable sans aucune stabilité » ne la voit qu’en coup de vent, et lui répète qu’elle va le quitter pour un autre. Elle multiplie alors les partenaires d’un soir : « un, et un, et un, et… », se rendant toujours à l’appel dudit diable.
Elle épouse ensuite un musulman aspirant à la stabilité. Elle lâche : « S’ils savaient combien j’ai connu d’hommes, ils me jugeraient. » Son corps frémit. « Pas si grave », dit une amie ; Anaïs rétorque : « mais c’est mal ». Se faire « gardien de la réalité » pour « critiquer l’hallucination »14 ne tempère pas la puissance hallucinatoire.
Manœuvrer l’hallucination
J’avais, dès lors, peu de marge de manœuvre. Anaïs me demandait quoi dire, quoi faire, espérant de ma part une injonction. Il s’agissait de ne rien dire qui lui apparaisse un jugement. Tout signifiant ajouté serait aussitôt devenu signifiant-maître, S1, auquel elle aurait apporté le complément d’un S2 servile.
Il me vint de procéder ainsi : je répète d’une voix grave et monocorde les reproches assénés, avec une tonalité sourde qui en atténue l’intensité : Pas capable… Pas bien… Et je souligne tout effort de sa part pour s’en démarquer d’une voix plus aigüe, allegro : Capable !
L’énoncé répété est coupé de la situation d’énonciation. Loin d’en redoubler le caractère dépréciatif, cela le vide. Comme l’expose Lacan, la « haute tension du signifiant » dans les hallucinations vient à tomber lorsque celles-ci « se réduisent à des ritournelles »15. La tonalité de ma voix reprenant un syntagme de ses phrases contribue à cet effet. La voix de l’Autre se trouve assourdie, complétée de la mienne, affable.
À la séance suivante, Anaïs fait état de l’apparition d’une seconde voix, qui cherche à éteindre « la méchante voix ». Elle peut maintenant dire : « Je réponds. » Faire émerger une parole où elle se reconnaît comme sujet vient atténuer ce qui la « mettai[t] mal ».
La « mauvaise voix » est toujours présente, mais quand sa résonance se fait trop injonctive et dépréciative, Anaïs peut introduire un degré de liberté, une nuance, un peu de jeu par rapport à l’impératif qui la vise.
Un rôle bénéfique
En conclusion, le symptôme de la voix est certainement ce qu’Anaïs a de plus réel16. Il revient invariablement à la même place, il lui sert en définitive de repère, il a motivé sa venue en consultation.
En même temps, Anaïs apparaît prise dans une métonymie quant à ses relations avec les hommes comme avec les vêtements, régies par la répétition d’un plus-un. Cette métonymie semble venir à la place du Nom-du-Père forclos. Par hypothèse, disons que le plus-un horizontal de la métonymie est la conséquence de la forclusion du plus-un vertical de la métaphore paternelle.
Aussi, nous pourrions avancer que la voix accomplit la métaphore paternelle sous une forme hallucinatoire, et l’interpréter comme une tentative de guérison de sa perplexité psychotique. Dès lors qu’elle subsiste dans une modalité tempérée, son rôle est sans doute bénéfique.
Ève Miller-Rose
[1] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », in Miller J.-A. (s/dir.), Scilicet. Tout le monde est fou, Paris, École de la Cause freudienne, 2023, p. 21.
[2] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 4 juin 2008, inédit.
[3] Lacan J., « La Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 40.
[4] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », op. cit., p. 21.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », op. cit., leçon du 11 juin 2008.
[6] Miller J.-A., « Tout le monde est fou », in Miller J.-A. (s/dir.), Scilicet. Tout le monde est fou, op. cit., p. 14.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », op. cit., leçon du 11 juin 2008.
[8] Miller J.-A., « L’invention du délire », La Cause freudienne, n°70, décembre 2008, p. 91.
[9] Cf. Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ?, n°9, avril 1977, p. 12 : « La psychose, c’est ce devant quoi un analyste, ne doit reculer en aucun cas. »
[10] Miller J.-A., « Tout le monde est fou », op. cit., p. 19.
[11] Freud S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia paranoïdes) (Le Président Schreber) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 315.
[12] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Nullibiété. Tout le monde est fou », op. cit., leçon du 28 mai 2008.
[13] Miller J.-A., « Interpréter l’enfant », in Roy D. (s/dir.), Interpréter l’enfant, Paris, Navarin, 2015, p. 24.
[14] Ibid., par référence à Lacan J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 359.
[15] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 538.
[16] Cf. Miller J.-A., « La signature des symptômes », La Cause du désir, n°96, juin 2107, p. 119, se référant à Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 41.