Tout le monde est fou1. Nous avons là un universel : tout le monde. De ce côté, pas d’exception, c’est un : pour tout x = fou.
Attention, dans ce paragraphe du texte de « Lacan pour Vincennes ! », ce fou-là, n’est pas le fou du passage à l’acte, du raptus, de l’hallucination… Lacan en donne la définition, fou : c’est-à-dire délirant2.
Tout le monde est fou parce que délirant. C’est le délire qui est universel. Tout le monde délire.
Avec Freud, nous savons ce qu’est le délire : une tentative de guérison. Il le dit à propos du président Schreber. « Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction3 », reconstruction de quoi ? Du monde, d’un sens, d’un réinvestissement libidinal rendant la chose supportable, reconstruction de la chaîne signifiante… Mais ce délire garde la trace de cette catastrophe absolue. Quelle catastrophe ? Ce que Freud, suivant Schreber, a nommé catastrophe universelle4.
Pour Freud, le délire est une tentative de guérison du trou qui s’est ouvert pour Schreber, un trou qui dévoile l’absence totale de signification, la déconstruction du sens. Le monde s’écroule perdant toute signification. Le délire est alors une tentative de produire un sens sur ce trou, une signification, rétablir la chaîne signifiante : S1-S2.
À suivre ce fil : l’universel du délire, nous pourrions émettre l’hypothèse que tout le monde a été confronté à un trou, à une catastrophe du monde, et que sur fond de ce troumatisme, toute tentative de produire du sens, une signification, le Nom-du-Père par exemple, est un délire, comme Lacan a pu dire que le langage est « une élucubration de savoir sur lalangue5 », ou que l’amour et même l’objet a sont des semblants. Alors, tout S1-S2 est un délire.
L’universel de tout le monde est fou implique un trans-structural, un en deçà ou un au-delà, c’est selon, de la structure : l’inadéquation radicale du corps et du langage, c’est le « pour tous » du non-rapport sexuel et qui a pour conséquence que tout ce que l’homme, le parlêtre invente, produit, pour venir combler ou border ce trou, n’est qu’élucubration, mécanisme de défense contre ce réel. Vérités menteuses, dira Lacan dans la préface à l’édition anglaise de son Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.
Tout le monde délire est donc un « pour tous », et pourtant… N’y aurait-il pas une possibilité d’objection ?
Prenons une autre citation de Lacan où le « tout » est connecté à la « folie » : c’est dans « Télévision » : « Ainsi l’universel de ce qu’elles désirent est de la folie : toutes les femmes sont folles, qu’on dit.6 » Dans cet extrait que je propose, il y a deux universaux : l’universel de ce qu’elles désirent est de la folie et toutes les femmes sont folles. Est-ce le même ? Est-ce le même que « tout le monde délire » ? En poursuivant la lecture, on découvre le paradoxe. Je cite : « C’est même pourquoi elles ne sont pas toutes, c’est-à-dire pas folles-du-tout7 ». Là où dans la citation de « Lacan pour Vincennes », le « c’est-à-dire » vient faire sens : S1 : tout le monde est fou, S2 : c’est-à-dire délirant, pour le désir féminin, le « c’est-à-dire » ne boucle pas la signification, le désir féminin tel que Lacan le nomme ici ne fonctionne pas selon la logique du graphe du désir permettant l’émergence d’un signifié, il ouvre sur un double espace universel : toutes les femmes sont folles… c’est-à-dire pas folles-du-tout. Cela semble contradictoire et pourtant, cela peut s’entendre comme un double choix : d’un côté les femmes peuvent choisir d’être comme tout le monde, folles c’est-à-dire délirantes, et se ranger dans cet universel du délire, du sens, du savoir… c’est même quand elles se rangent là qu’on les trouve les moins folles. Mais leur désir peut aussi s’orienter d’un au-delà, d’un autre lieu que celui de l’Autre avec un grand A, et ce serait de là alors qu’elles ne seraient pas folles-du-tout. Le paradoxe, c’est que c’est justement quand elles sont dans ce lien à S(Ⱥ), qu’aux hommes elles apparaissent le plus folles. C’est quand aux hommes, soit à l’universel du tout le monde délire, elles apparaissent le plus folles, que pour Lacan, elles ne le seraient pas du tout. Là où, s’éprouvant d’une jouissance directement corrélée à un réel hors sens, sans foi ni loi, sans universel, où seul peut se repérer le une par une, qu’elles ne seraient pas folles-du-tout.
L’universel, tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant, inclut donc les femmes qui font ce choix de se ranger là, et à ce titre, elles sont aussi folles que les hommes ; tout le monde délire. C’est même une manière de se faire croire au rapport sexuel qu’il n’y a pas, d’y croire et d’en jouir. Mais d’un autre côté, les femmes ne sont pas toutes prises dans ce rapport universel, quelque chose y échappe, elles échappent au délire généralisé pour devoir faire avec une position désarrimée du sens, du savoir, de l’élucubration et c’est là, précisément dans ce rapport au « une par une » qu’elles ne seraient pas folles-du-tout.
Évidemment, en disant cela, Lacan parle de position, de position dans l’universel ou bien dans un rapport à S(Ⱥ), pas de vous mesdames ou de vous messieurs. Un homme aussi peut être pas folle-du-tout.
Il y a donc un écho entre le précédent congrès de l’AMP, « La femme n’existe pas », et le prochain congrès, « Tout le monde est fou », entre l’universel et le une par une, entre la vérité menteuse dès qu’elle parle et la jouissance indicible. C’est, me semble-t-il, ce que nous apprend la passe. Elles ne sont pas folles-du-tout permet d’entendre l’équivoque : le tout, du tout, elles n’en sont pas folles. Plutôt le pas-tout.
Laurent Dupont
[1] Cf. Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », in Miller J.-A. (s/dir.), Scilicet. Tout le monde est fou, Paris, École de la Cause freudienne, 2023, p. 21.
[2] Ibid.
[3] Freud S., « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1997, p. 314.
[4] Cf ., Ibid.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 127.
[6] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.
[7] Ibid.