Le titre du prochain congrès de l’AMP est extrait d’un texte dans lequel Lacan écrit : « tout le monde est fou, c’est à dire délirant1 ». Il réfère cette affirmation à Freud en précisant que celui-ci « a considéré que rien n’est que rêve », et que c’est en cela qu’il peut dire que tout le monde est fou.
On peut rapprocher cet aphorisme d’un article dans lequel Freud écrit : « pour la névrose comme pour la psychose, la question qui vient à se poser n’est pas seulement celle de la perte de la réalité, mais aussi celle d’un substitut de la réalité2 ».
Dans le cas de la névrose comme dans celui de la psychose, il n’y a pas seulement ignorance de ce qui se présente devant le sujet comme la réalité, mais production de quelque chose qui se met à la place de celle-ci. Si nous lisons fréquemment que le fantasme du névrosé est une forme de délire par la fenêtre duquel il accède au monde et qu’il n’y a pas de réalité à proprement parler, il est surprenant de trouver dans un texte de Freud qu’il y a substitution de la réalité dans la névrose comme dans la psychose.
Freud étaye son propos sur un cas. Il s’agit de celui de Mademoiselle Elisabeth v. R. dont il détaille la cure dans les Études sur l’hystérie3. Une jeune femme, amoureuse de son beau-frère, déclenche des symptômes à la suite de la mort en couche de sa sœur. Freud isole que c’est le refoulement de la pensée que son beau-frère est désormais libre qui engendre l’émergence des symptômes. On pourrait articuler ceci à la représentation classique que l’on se fait du schéma freudien : une motion pulsionnelle, l’amour pour le beau-frère, serait refoulée, car son expression est contraire à la bonne entente du moi et de la réalité. C’est dire que, comme il est contraire aux bonnes mœurs de penser que le beau-frère est désormais libre, cette pensée serait refoulée.
Cependant, dans cet article, Freud envisage quelle serait la réaction du sujet si c’était un cas de psychose. Il précise que ce qui serait dénié (le terme en allemand est Verleugnung, ce que Lacan traduit par démenti4 et que l’on peut entendre comme la portion de la réalité qui serait rejetée), c’est la mort de la sœur. Cette affirmation amène à considérer une autre lecture des éclairages freudiens. En effet, si dans la psychose ce sont les motions pulsionnelles qui gagnent sur le moi et qui s’expriment librement, on aurait tendance à penser que c’est l’amour pour le beau-frère qui s’exprimerait librement. Or, si c’est la mort de la sœur qui est déniée, l’amour pour le beau-frère ne peut pas s’exprimer librement. Au contraire, le sujet se retrouve dans la situation qui était la sienne précédemment, aux prises avec un choix d’objet amoureux qui ne peut se satisfaire.
À suivre Freud, la substitution de la réalité a lieu pour « remplacer la réalité indésirable par une réalité plus conforme au désir5 ». La position conforme au désir de ce sujet est donc celle dans laquelle elle était lorsque la sœur était en vie, avec un objet d’amour inaccessible. C’est cela qu’il s’agit de préserver. Ce montage entraîne une satisfaction au sens de jouissance. En effet, ce n’est pas pour rien que c’est de son beau-frère dont cette jeune femme est amoureuse. Cela correspond pour elle à un circuit pulsionnel au sein duquel se nouent identifications et objet plus-de-jouir.
Freud écrit que c’est ce qui est à l’œuvre dans ce cas d’hystérie (il écrit que la jeune femme « dévalorise la modification réelle6 » qu’est la mort de la sœur), mais que c’est ce qui serait également à l’œuvre dans la psychose.
La substitution de la réalité dans les deux cas aurait pour but de combattre le surgissement d’un événement qui pourrait menacer un circuit libidinal.
Dans son cours intitulé « Tout le monde est fou », Jacques-Alain Miller dit qu’on ne peut pas uniquement, à partir des textes de Freud, opposer principe de plaisir et principe de réalité, en disant qu’en grandissant se substitue, chez l’enfant, la domination du principe de plaisir par le principe de réalité7. J.-A. Miller souligne qu’il y a une complexité sur ce point chez Freud. C’est également ce qu’il rappelle dans sa présentation du thème du prochain congrès de l’AMP : « la substitution permet la poursuite du principe de plaisir au moyen du principe de réalité8 ». Dans son cours, il ajoute : « ce que dit Freud entendu par Lacan, c’est que le principe de réalité est dominé par le principe de plaisir, toujours », c’est-à-dire par la recherche du plus-de-jouir. Et il poursuit : « la réalité, ce qui advient [au sujet] est mise au service du bonheur de la répétition » ; et précise que : « tout heur lui est bon pour ce qui le maintien, soit pour qu’il se répète »9. Heur au sens de la contingence, ce qui devrait cesser de ne pas s’écrire. Mais justement, ce qui est imprévisible par définition, un événement, est ce qui est pris par le sujet pour être mis au service de la répétition. Cela ne fait donc pas contingence. C’est assimilé comme la rencontre du même, comme ce qui ne cesse pas de s’écrire. C’est ce qui est en jeu dans le cas que Freud évoque. Le décès de la sœur est mis au service de la répétition du même, c’est-à-dire de la situation dans laquelle l’objet d’amour reste inaccessible pour la jeune fille. C’est d’ailleurs ce qui peut amener un sujet à rencontrer un psychanalyste. Peu importe la nouveauté de la situation dans laquelle il se trouve, il a l’impression de rencontrer encore et encore du même. Il finit par se dire qu’il y est pour quelque chose et c’est à ce moment-là qu’il s’adresse à un psychanalyste.
Il est frappant que Freud isole que quelque chose de comparable sur ce point est à l’œuvre dans la psychose et dans la névrose. Ce serait donc au nom du maintien du même que le déni de la réalité, et donc le délire, se mettrait en place.
Bien sûr, l’exemple que Freud prend est imaginé à partir d’un cas de névrose ; la question du déni et de ce qui est rejeté et forclos est complexe dans la psychose.
Je finirai avec une citation de J.-A. Miller qu’il prononce à la fin de son cours « Tout le monde est fou » qu’il nous indique comme perspective de comment se débrouiller vis-à-vis de ce retour du même : « ce qu’on pourrait dire de l’analyste, c’est s’il y en a un comme dirait Lacan, c’est qu’il rêve un peu moins et ça voudrait dire aussi qu’il ne prend pas toute contingence dans le régime de la répétition10 ».
Laura Vigué
1 Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », in Miller J.-A. (s/dir.), Scilicet. Tout le monde est fou, Paris, École de la Cause freudienne, 2023, p. 21.
2 Freud S., « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose », Névrose, Psychose, Perversion, Paris, PUF, 1973, p. 303.
3 Freud S., « Mademoiselle Elisabeth v. R… », in Freud S., Breuer J., Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1956, p. 106-145.
4 Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 22 novembre 2000, inédit.
5 Freud S., « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose », op. cit., p. 302.
6 Ibid., p. 300.
7 Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 11 juin 2008, inédit.
8 Miller J.-A., « ‟Tout le monde est fou” AMP 2024 », La Cause du désir, n°112, p. 56.
9 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », op. cit.
10 Ibid.