NLS à Genève, mai 2015 : Moments de crise
Le déroulement d’une analyse ne s’effectue pas sans lien avec ce qui fait crise dans un pays : crise politique, crise financière, guerres, etc. Elles entrainent des crises dans le transfert, son maniement en tient compte. Chaque pays présente son propre réel, et l’analyste doit savoir y faire avec ces crises du réel qui peuvent aller jusqu’à la mort.
La crise se profile actuellement, selon Miquel Bassols, en fonction de la gestion de la perte et de la dette. Il y a perte de jouissance comptée comme une dette. Quelque soit le contexte, il existe dans l’Autre une comptabilisation de la jouissance et de la dette. La perte est dans la dette. Pour illustrer ceci, M. Bassols nous propose une perle : un extrait du film de Jules Dassin, Jamais le dimanche (1960). Moment magnifique et jubilatoire pour l’assistance, car cet extrait du film a surgi avec une netteté et une pureté remarquables.
Lacan parle de ce film dans le Séminaire VII. La scène est la suivante : dans un bar du Pirée, musique, danse et beuverie réunissent quelques hommes et femmes, dont une prostituée et un américain décidé à la sortir de son malheur. La jouissance est au rendez-vous. L’américain, le héros du film, se met à frapper tous ceux qui ne parlent pas selon la morale qu’il prône. Il veut rétablir un langage civilisé. Mais également il boit verre sur verre et les jette au sol, ce qui marque sa jouissance et sa démesure. Or, chaque excès de jouissance – c’est à dire chaque verre fracassé sur le sol – est accompagné du bruit d’une caisse enregistreuse. Ça se paye ! Moment de comptabilisation de la jouissance surprenant, puis drôle, superbe et réjouissant. Ce rappel de la dette grecque actuelle, traitée d’une manière différente bien sûr en 1960, fut totalement bienvenu. Alors que François Ansermet rappelait que l’image du sujet moderne de la crise est celle d’un sujet mélancolique, sujet identifié à l’objet impossible à perdre, ce film indique qu’une comptabilisation de la jouissance doit être à l’œuvre. Argent ou pas, il faut payer. « C’est la supposition que tout ce qui se passe de réel est comptabilisé quelque part »[1], dit Lacan, à l’exception du plus de jouir, non comptabilisé, qui excède la jouissance du sujet. Le thème du film traite une crise du système moral à travers un excès de débauche. En conclusion, il ne suffit pas de supprimer les bordels pour rétablir quelque morale que ce soit.
Au XXIe siècle, le semblant du Nom-du- Père ne remplit plus sa fonction. À l’envers du discours du maitre, le psychanalyste sait que le réel prendra l’avantage avec sa propre caisse enregistreuse. Face à cette avancée réelle il y aura toujours crise du symbolique. C’est dans cet échec que se situe le symptôme, et la psychanalyse y a son opportunité. Elle aura sa chance, conclut M. Bassols, si elle sait faire du symptôme une bonne façon de rater le réel.
À choisir un autre moment particulier lors de ce congrès de la NLS, notons la présence de Lacan, moment bref et particulièrement intense, avec l’extrait de la vidéo d’une conférence à l’université de Louvain. Sa voix, son rythme de parole, son style percutant, a martelé : « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr ; ça vous soutient. Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire »[2] ?
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 365-366.
[2] Lacan J., « Conférence de Louvain », 1972, extrait du film de Françoise Wolff Jacques Lacan parle.