Étiquette : L’Hebdo-Blog 33

Éditorial

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Chère Madame, je suis abonnée à l’Hebdo-Blog, j’étais abonnée à La Lettre mensuelle depuis des années, mais je n’arrive pas à me connecter… Pourrais-je avoir un code d’identifiant plus simple ?

Certes !

Si Je ne saisis pas votre demande, veuillez appuyer sur la touche B, ne fut jamais notre réponse, il nous est arrivé de sombrer dans cette interrogation : comment l’Hebdo-Blog pourrait-il être lu plus aisément, sans que grise mine n’apparaisse chez les collègues rétifs à ces manipulations fastidieuses ? Comment permettre que le génie sorte par éclipses de sa bouteille, que ça se dise et mi-dise, au-delà de notre communauté d’abonnés ? Comment ne pas donner du grain à moudre aux Devos, Bedos et Pierre Dac évoqués par Jacques-Alain Miller dans la notice de Mon enseignement : « On en sait un bout, mais là-dessus, motus, ça se règle entre nous. » ?[1]

Et oui ! Comme vous venez de le lire par le biais d’ECF-Messager, à partir de ce numéro et chaque semaine donc, certains textes choisis par la rédaction seront à la disposition de tous et pourront être lus dans leur intégralité. Un nouveau pas se franchit aujourd’hui.

Si La Lettre mensuelle s’était transformée en Hebdo-Blog en 2014, c’était pour savoir répondre aux appels des palpitations de l’École, des ACF et des CPCT. Au cours de l’année 2015, de nombreux événements importants se profilent : juste après le Congrès de la NLS, c’est la Journée Uforca, le Congrès Pipol, les Journées de l’ECF enfin… et en avril 2016, Rio, le Congrès de l’AMP. Comment accompagner ces grands temps, solliciter et diffuser témoignages, reportages sur le vif en restant dans l’entre soi, sans briser les frontières, sans permettre que nos Dossiers, par exemple, circulent pour un plus grand nombre et Outre-Mer ? Grâce à cette ouverture, vous aurez bientôt accès en un seul clic à un entretien avec le comité de pilotage des J. 45. Twitter et Facebook, ainsi prendront le relais.

Extension/intension.

Nous aurons à mettre en tension la nécessité d’extension de la psychanalyse avec l’intension, la passe, les témoignages cliniques. Les textes qui en sont issus resteront « verouillés » et réservés aux abonnés.

Si la nécessité de prudence concernant la diffusion des cas issus de nos cliniques est donc toujours bien de mise, il semblerait cependant aujourd’hui que ce souci freine la transmission des textes. Insistons donc : l’Hebdo-Blog est la revue de l’ECF, de l’ACF et des CPCT. L’HB tient à pouvoir témoigner de la spécificité de l’orientation lacanienne par la transmission de cas, et à donner une place à cette pratique inédite issue de la création des CPCT et le format de l’Hebdo-Blog n’empêche en rien l’envoi de textes riches, enseignants, percutants.

Jacques Lacan, à Rome, le 29 octobre 1974, ne nous engageait-il pas, afin que nos écrits soient lisibles et circulent amplement, à serrer, à faire « des choses un peu serrées, serrées autour d’un point tout à fait précis qui est ce que j’appelle le symptôme à savoir ce qui ne va pas » ? [2]

[1] Lacan J., Notice, de J.-A Miller, Mon enseignement, Seuil, p.7. [2] Lacan J., Le triomphe de la religion, Seuil, p. 87.

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Antigone : « Une victime si terriblement volontaire »[1] !

Le signifiant « victime » fixe une place, il fige, pétrifie dans un discours : vous n’y êtes pour rien, c’est l’Autre le coupable. Il s’agit donc d’un signifiant, a priori incompatible avec la position analysante qui consiste, quoi qu’il vous arrive, à consentir à assumer votre part de responsabilité subjective. Dans le Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Lacan dévoile l’envers de cette position de « passivité » et met en lumière la position subjective de « victime » qui peut être occupée à partir d’un choix inconscient décidé. À partir de l’analyse de la position d’Antigone, « cette victime si terriblement volontaire », Lacan met l’accent sur la beauté de la victime, son éclat, qui attire, fascine et aveugle à la fois. Dans ce séminaire, il fait apercevoir qu’il y a une jouissance de la victime : être martyre du signifiant, martyre du discours de l’Autre revient toujours à occuper une place de jouissance. Mais laquelle ?

Un choix absolu

Sans l’analyse de Lacan, Antigone peut apparaître comme une figure de la féminité révoltée contre l’ordre symbolique, patriarcal, incarné par son oncle, Créon, prête à aller jusqu’au sacrifice du bien le plus précieux : la vie – pour défendre un idéal. Une femme défend une valeur, contre le réel, au prix de sa propre vie. Les arguments de la raison que lui assène son oncle : le beau, le bien, l’amour – n’auront pas raison de son désir. Indomptable, elle ne plie pas, elle est insoumise à la Loi phallique. Elle incarne ainsi le désir dans ce qu’il a de plus scandaleux, de plus irraisonné et radical.

En lisant le Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, se découvre l’envers de cette lecture d’Antigone : « La position d’Antigone se situe par rapport au bien criminel. », elle incarne « un choix absolu, un choix qu’aucun bien ne motive »[2]. Lacan se saisit de cette référence à Antigone pour faire apercevoir l’au-delà du principe de plaisir, c’est-à-dire la jouissance. Une jouissance mortifère, qui la conduit au pire. Ce qu’il y a de troublant dans cette représentation de la victime qu’est Antigone, souligne Lacan, c’est sa détermination : sa volonté n’éprouve ni crainte, ni tremblement. Elle défend et incarne une Loi, au-dessus de la Loi des hommes. Sa jouissance se situe dans la transgression de cette barrière du bien, du beau, de la morale que représente Créon.

Le nœud œdipien du désir et de la loi

Pour Créon, la loi s’impose, « en termes purs de raison »[3]. « Son usage du bien se résume à ceci, qu’en somme, il nous tient éloignés de notre jouissance. »[4] « Cette honnêteté patriarcale est censée nous donner la voie d’accès la plus mesurée à des désirs tempérés, normaux. »[5] Or, « Le paradoxe de la jouissance introduit sa problématique dans cette dialectique du bonheur »[6] puisque la jouissance est transgressive. Dans la névrose, désir et Loi sont noués, et la jouissance réside dans cette zone où est franchie la barrière d’un interdit. La loi sert d’appui à cette jouissance. C’est Antigone qui fait exister Créon : elle donne consistance à sa Loi pour jouir de la transgresser. Plus elle fait consister la loi morale comme tyrannique, cruelle et inhumaine, plus elle jouit de cet au-delà. Elle fait exister l’Autre, le Père interdicteur, la barrière, car la barrière, c’est le désir.

Derrière la « victime Antigone », se cache la jouissance de faire ce qu’il ne faudrait pas, ce qui est interdit, ce qui n’entre pas dans les commandements de l’Autre. « C’est au point que nous arrivons à la formule qu’une transgression est nécessaire pour accéder à cette jouissance, et que, […] c’est précisément à cela que sert la Loi. »[7] En quelque sorte, nous dit Lacan, c’est l’interdiction qui sert de « véhicule tout terrain »[8] au désir. Lacan souligne que nous voyons ici « le nœud étroit du désir et de la Loi »[9].

Être le point de visée du désir

Dans ce séminaire, Lacan souligne qu’Antigone nous fait voir « le point de visée qui définit le désir »[10]. Cette visée va vers une image, et cette image, c’est celle d’Antigone elle-même. La place de victime captive, subjugue, suscite l’émoi du chœur. La lumière n’est pas focalisée sur le tyran (Créon) mais sur la victime que tout le monde plaint. Antigone est elle-même ce point de visée du désir. Dans le fantasme, elle incarne cet objet petit a.

Que nous enseigne Antigone ? Que sur la scène fantasmatique du névrosé, dans son inconscient, il y a parfois ces trois places : celle de la victime, Antigone, qui fait couple avec celle du tyran, Créon ; mais, dans l’ombre, il y a une tierce place : celle de ceux qui écoutent la plainte et s’émeuvent – le chœur. Le chœur a un rôle central. Il a probablement quelque rapport avec l’analyste : celui-ci, en effet, écoute la plainte de ses analysants. Mais il ne s’émeut pas – et pour cause ! – car il sait que cette plainte cache son envers de volonté de jouissance, sans crainte ni peur. Le signifiant « victime » est une manière de se protéger d’une vérité insupportable. Celle devant laquelle recule le sujet névrosé, à savoir sa propre agressivité. La présence de cette méchanceté foncière qui m’habite, moi. Et pas que l’Autre, ce tyran. Dans une analyse, n’est-ce pas de ce noyau que je n’ose pas m’approcher ? « Car dès que j’en approche […] surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule ».[11] « Je vous ai dit à quoi est liée cette horreur de Freud, de l’honnête homme qu’il est si profondément – elle est liée à cette méchanceté où il n’hésite pas à nous montrer le cœur le plus profond de l’homme. »[12]

Une jouissance qui n’est pas victime de l’interdiction

Dans ce séminaire, Lacan traite la jouissance à partir de l’interdiction, « Il traite la jouissance à partir d’un non à la jouissance et à partir d’une problématique foncièrement œdipienne. »[13] Tu ne dois pas faire ceci, tu ne dois pas jouir de cela, etc. « c’est parce que la jouissance arrive appareillée d’un discours d’interdiction qu’elle prend figure de transgression »[14]. La victime est d’abord victime des commandements de l’Autre, qui posent un interdit sur la jouissance. Pour le sujet névrosé, l’Autre est animé d’une volonté d’interdiction, c’est-à-dire de castration. La position de victime dans le fantasme du névrosé repose sur la construction d’un Autre qui dirait non à la jouissance. Et donc, parmi les solutions fantasmatiques que le sujet névrosé invente pour faire face à cette volonté de castration de l’Autre, il y a la position de victime : « On dit oui à cette volonté de castration, c’est-à-dire, grosso modo, on se suicide, ou bien on se momifie, on se ratatine complètement sous cette volonté de castration de l’Autre, ou bien on se suicide en se vouant à la cause perdue »[15].

Plus tard, à partir du Séminaire XI, Lacan va penser la jouissance à partir de l’objet a, c’est-à-dire au-delà de l’interdiction. « Il y a une problématique de la pulsion qui est sans l’interdiction, où l’interdiction ne domine plus la question de la jouissance »[16]. À partir de là, la jouissance est positivée, elle est liée à un évènement de corps : « elle n’est pas articulée à la loi du désir »[17].

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 290. [2] Ibid., p. 281. [3] Ibid., p. 221. [4] Ibid., p. 218. [5] Ibid., p. 208-209. [6] Ibid., p. 226-227. [7] Ibid., p. 208. [8] Ibid., p. 208. [9] Ibid., p. 208. [10] Ibid., p. 290. [11] Ibid. p. 219. [12] Ibid., p. 228. [13] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 9 février 2011, inédit. [14] Ibid. [15] Ibid. [16] Ibid. [17] Ibid.

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Une expertise psychologique de « victime »

Une expertise psychologique de « victime »

un pas de côté au « nommé à »[1] du code pénal ?

En 2004, un article du Code Pénal précise : « l’exécution des peines favorise le respect et l’intérêt des victimes »[2]. Puis, à partir de 2008[3], le Droit pénal, davantage protecteur et réparateur des victimes, leur donne une place au cœur de la politique criminelle, centrale dans les procès, jusqu’à orienter les décisions de justice.

L’« expertise psychologique de victime », ordonnée par un magistrat, est une pièce obligatoire d’un dossier d’instruction, à laquelle les plaignants doivent se soumettre. L’ordonnance sollicite l’établissement « de troubles » attestant des faits dénoncés, leurs conséquences, et l’éventuelle préconisation d’un « suivi psychologique ».

J'ai reçu Anna, âgée de douze ans, pour une « expertise psychologique de victime ». Je la reçois un an après ses dénonciations d’abus sexuels graves commis par son père chez qui elle vivait seule depuis la séparation de ses parents à ses deux ans et le suicide brutal de sa mère quand elle avait quatre ans. Après qu’elle ait parlé, son père avait été incarcéré six mois, puis libéré conditionnellement sans aucun lien autorisé avec sa fille. Elle était rejetée de ses grands-parents paternels et avait été placée dans une famille d'accueil. Là, auprès de l’assistante maternelle à qui elle pouvait tout dire, elle avait trouvé une écoute attentive et ne ressentait pas le besoin de parler à une psychologue. Elle se disait satisfaite de son existence « comme tout le monde », ayant un petit copain, des copines, allant à l’école sans toutefois beaucoup l’investir.

Durant l’entretien, elle explique qu’il y a un an, elle « a tout dit ». Mais quand elle est triste elle se dit qu’elle n’a pas réussi à se débrouiller pour dire à son père d’arrêter ses conduites. Elle précise que son père s’est toujours occupé d’elle, qu’elle avait la belle vie et qu’elle ne veut pas qu’il aille en prison. Elle veut le défendre au procès, veut lui dire qu’il ne commette plus ses abus sur elle. Elle l’aime beaucoup. Elle veut le voir, lui écrire et lui demander qu’il lui donne la bague de fiançailles de sa mère.

Plus tard, elle voudrait être une star, faire un sport de combat pour se défendre, faire de la gymnastique pour avoir un corps souple, et faire du cheval qui est sa passion. Elle se saisit, en partant, d’un livre à la reliure ancienne, y lit un poème d’amour courtois et dit qu’elle aime beaucoup ce texte.

Anna ne s’identifie pas à une victime. Elle voile les conduites paternelles qui font néanmoins trou dans ses représentations, trou qu’elle tente de border en dépliant les fractures dans la chaîne générationnelle désormais brisée qui la laisse sans appui, se heurtant au réel de l’abandon maternel, du rejet des grands-parents, de la rupture d’avec son père. Elle est néanmoins dans une confusion des langues d’un amour œdipien dont elle attend encore un port[4] et dans une position symptomatique de « girl phallus » qui parent momentanément à un ravage.

Elle aura à construire ultérieurement, dans un autre lieu que la rencontre avec l’expert, ses réponses quant à l’énigme de la jouissance paternelle et la question de sa féminité qui ne peuvent actuellement se loger dans le processus judiciaire. Il peut toutefois en constituer le point d’amorce par l’introduction d’une ponctuation. C’est le pari que je soutiens dans cette expertise psychologique.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI., « Les non-dupes errent », leçon du 19 Mars 1974 (inédit) [2] Article 707 du code de procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi du 9 mars 2004, entrée en vigueur le 1er janvier 2005. « L’exécution des peines favorise, dans le respect des intérêts de la société et des droits des victimes, l’insertion ou la réinsertion des condamnés ainsi que la prévention de la récidive ». [3] Loi du 25 février 2008, dite Loi sur la mesure de sureté (décision d’une mesure de sureté au moment du jugement en Cour d’Assises, qui a pour conséquence l’évaluation de la dangerosité en fin de peine et prolongation de la peine tant que la dangerosité est considérée) et l’irresponsabilité pénale qui met les victimes « actrices » dans le procès pénal, en particulier la commission de dangerosité où il y a représentant d'association de victimes au même titre qu’avocat, représentant du parquet, psychiatre...et aussi préconisation d'un jugement en responsabilité civile pour les sujets considérés comme irresponsables sur le plan pénal et dont l’instruction concluait à un non-lieu. [4] Freud S., XXXIIIe conférence : La féminité (XXXIIIe conférence, 1932), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Œuvres Complètes, Tome XIX, p. 213

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« Rien à dire » ou « difficile à dire » ?

Mlle D., jeune femme de vingt-deux ans, s’est adressée au CPCT suite à un dépôt de plainte contre son frère pour violence. Les entretiens au CPCT se déroulèrent entre l’instant du dépôt de la plainte et le moment du verdict du juge. Ainsi, précédant l’audience publique au tribunal, Mlle D. est venue parler en privé au CPCT. Ces entretiens accompagnèrent une attente et une incertitude angoissantes quant à la future décision du juge. Pendant ces quatre mois, Mlle D. est venue traiter quelque chose de son acte, assumé mais hésitant, qui l’avait ébranlée : « Ai-je eu raison de porter plainte ? Parfois J’ai l’impression que tout ça n’a servi à rien. […] Est-ce que mon frère va changer après ça ? […] Tout ça m’a marquée ».

La marque, il a fallu qu’elle la voie sur son visage dans l’image du miroir, il a fallu que sa mère soit très loin, quelque part en vacances, pour qu’elle ose faire le pas d’aller à la police et cesser d’être l’objet de son frère.

Lorsque je la rencontre, son frère, d’un an son cadet, n’a pas le droit de l’approcher jusqu’à la décision du juge, et il est parti habiter alors chez son père. « J’en suis soulagée, enfin j’ai une vie un peu normale, je suis moins tendue », dit-elle, tout en décrivant un quotidien infernal avec son frère, et ceci depuis qu’elle est enfant.

Elle habite donc depuis peu seule avec sa mère qui est ambivalente quant à la procédure entamée, considérant que cette dernière exagère et banalise la situation. Son frère ne comprend pas non plus. Cette banalisation ambiante procure à Mlle D. un sentiment intermittent de folie, est-elle vraiment en train d’exagérer ? Est-ce que quelque chose lui échappe ? Oui, nous pouvons supposer que quelque chose de la loi échappe dans le discours familial, et que Mlle D. se voit donc poussée à faire appel à celle-ci, là où elle fait défaut. Elle fait appel à un tiers qui ne banalise pas son dire, d’abord la justice puis la psychanalyse.

À ce sentiment de folie, je m’oppose en légitimant sa souffrance, en la croyant, en prenant très au sérieux son dire. Car « dire », voilà qui lui a toujours posé problème : « Je n’arrive pas à dire ce que je pense et ça va me porter préjudice. » Elle met en lien l’échec de son dernier stage avec son impossibilité à dire. On lui aurait reproché « de ne pas être assez extravertie ». De même dans ses relations amoureuses : « Je n’arrive pas à dire ce que je pense de peur d’être rejetée, je n’ai rien à dire d’intéressant. » Pour ajouter plus tard : « Il n’y a qu’ici que je peux parler de mon frère, ailleurs ce n’est pas possible […] j’ai honte ». Nous pouvons poser l’hypothèse qu’elle ne peut dire car l’horreur propre au réel du lien à son frère l’empêche de trouver un lieu d’énonciation dans l’Autre qui ne passe pas par la honte de ce réel familial. L’énonciation reste problématique, pointant une difficulté dans le registre symbolique.

Mais une des solutions possibles qu’elle a trouvée pour voiler ce réel passe par l’image, « contrôler par l’image ce que je ne peux contrôler ailleurs », dira-t-elle. Mlle D. est une belle femme, toujours très bien habillée, qui aime le cinéma asiatique et veut en faire son métier (s’occuper de la distribution de films en France). Pourquoi le cinéma asiatique ? « Car j’aime son esthétique », c’est tout ce qu’elle peut en dire.

Une autre solution, qui traite plus directement ce réel, est la découverte assez récente d’une passion pour la boxe, activité à laquelle elle consacre beaucoup de temps et qui lui permet de se « défouler », car, elle l’aura avoué en filigrane lors d’un de nos entretiens : « Mon frère me rend violente. »

Mlle D. aimerait que « ça aille vite et que tout ça soit fini » : laisser derrière ses soucis avec son frère, terminer ses études et trouver un travail, d’où ses multiples activités. Son école privée de cinéma lui prend tout son temps, promesse de bonheur qui lui a valu l’emprunt de huit mille euros. Le soir et le week-end elle s’attelle à des jobs d’étudiante et prépare son permis de conduire. Ses difficultés à dire ne l’empêchent pas de faire, cette sorte « d’hyperactivité » l’épuise, mais peut s’expliquer par des coordonnées familiales peu rassurantes : « En fait j’ai peur d’être comme mon père, il est alcoolique, n’a jamais vraiment travaillé, s’est endetté puis s’est déclaré insolvable […] et mon frère il est comme mon père, il ne fait rien, il ne fait aucun effort, j’ai l’impression que ses problèmes sont fabriqués ».

C’est du côté de la mère, femme qui travaille, qu’elle peut dans une certaine mesure trouver un point d’appui identificatoire.

Mlle D. pense que seul l’éventuel retour de son frère à la maison pourrait venir perturber ses projets, elle constate bien que l’apaisement de l’angoisse depuis son départ lui permet de mieux travailler. Le juge l’aidera dans son sens : le verdict finalement prononcé contre son frère sera de six mois de prison avec sursis et deux ans de mise à l’épreuve avec interdiction d’approcher sa sœur.

Mais le traitement au CPCT lui permettra tout de même de constater que tout ne va pas si vite : « Je pensais que tout ça c’était un problème de mon frère, mais je vois que ça m’a marquée plus que je ne l’imaginais. »

Mlle D., malgré son emploi du temps chargé, a quand même su trouver le temps de faire une pause pour venir parler au CPCT. Elle a rencontré un Autre qui l’a crue, qui lui a précisé qu’elle pouvait dire et a donné valeur à sa parole. Elle est repartie en me disant qu’elle serait très occupée dans les mois à venir, mais en me demandant si, de manière ponctuelle, elle pourrait me rencontrer si elle en « ressentait le besoin ».

De notre côté reste en suspens une question qui ne se réglera pas en seize séances. Je ne sais toujours pas si « elle n’a rien à dire » ou si « elle ne peut pas dire ce qu’elle pense », pour reprendre deux de ses formulations, renvoyant l’une à un vide et l’autre à une inhibition en lien à des coordonnées symboliques.

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Virtuel vs fantasme

Dans Her, le dernier film de Spike Jonze, Théodore est un homme seul dans un futur très proche du nôtre. La toute première scène du film le montre en écrivain public dictant à une machine une lettre de femme supposément personnelle et faussement manuscrite. Il y montre un talent virtuose à exprimer les sentiments des autres quand la suite du film montre son impuissance à parler de lui. Première (hypo)thèse du film : le virtuel ne lève nullement l’équivoque du sujet de l’énonciation et soutient le quiproquo sur le réel.

Dans ce monde hyperconnecté, hommes et femmes se croisent, indifférents les uns aux autres. Théodore lui-même ne parle qu’à son ordinateur/oreillette et sa jouissance sexuelle reste purement virtuelle. Pourtant, Théodore pense à Catherine, la femme qui l’a quitté et dont il refuse de divorcer. Il ne s’intéresse aucunement à la belle célibataire qu’on lui présente. Sait-il seulement ce qu’il veut ? La publicité d’un système d’exploitation révolutionnaire qui vante « une entité intuitive qui vous écoute, vous comprend et vous connaît » le convainc aussitôt. Théodore fait une véritable « rencontre » avec cet algorithme qui pense et parle comme un être humain. D’autant qu’il a la voix de Scarlett Johansson. Il en tombe rapidement amoureux et Samantha, prénom que s’est donné la machine, devient le partenaire idéal à qui il doit tout apprendre.

Sorte de Pygmalion moderne, Théodore ne réussira jamais à donner un corps à Samantha. Alors que celle-ci acquiert progressivement un ego et des désirs, un « réel » couple se forme, à l’instar d’autres humains qui se découvrent un lien affectif avec leur machine. Mais face à l’homme comme corps Un et limité, la pensée dématérialisée de l’ordinateur montre une puissance écrasante. À mesure que Samantha progresse, Théodore se sent délogé de sa place de maître et se retrouve face aux mêmes difficultés qu’avec Catherine. À nouveau seul, il se retourne alors vers sa voisine, abandonnée elle aussi par son ordinateur.

Le film de S. Jonze distingue l’illusion du fantasme, du virtuel de la technologie. Si l’être humain, toujours seul, toujours manquant, peut se berner dangereusement de l’intelligence artificielle – comme semble le craindre l’astrophysicien Stephen Hawking[1] – il ne trouvera jamais meilleur partenaire qu’un autre Un tout seul.

[1] http://www.independent.co.uk/news/science/stephen-hawking-transcendence-looks-at-the-implications-of-artificial-intelligence--but-are-we-taking-ai-seriously-enough-9313474.html

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Le Labyrinthe du silence, Im Labyrinth des Schweigens

Ce film est un hommage au savoir de la vérité, à la levée du silence, à la recherche de traces laissées par l’oubli qui nous conduit vers Freud car il « a su laisser, sous le nom d’inconscient, la vérité parler »[1].

Voici notre troisième et dernier volet dédié à ce film avec les textes éclairants de Sarah Abitbol et Alexandra Fehlauer

[1] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 868.

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Savoir ou ne pas savoir, that is the question !

Le labyrinthe du silence, réalisé par Giulio Ricciarelli, est un hommage au savoir de la vérité. Et en même temps, un hommage à Freud qui, comme le dit Lacan, « a su laisser, sous le nom d’inconscient, la vérité parler »[1].

Nous sommes à Francfort en 1958, quinze ans après la libération d’Auschwitz et chose étonnante, inconcevable pour le spectateur de 2015, une majorité des Allemands ne sait pas ce qu’est Auschwitz. Alors, chose probable dans l’Allemagne de la réconciliation, où le chancelier Adenauer a officiellement abandonné toutes les poursuites contre les anciens nazis, un rescapé d’Auschwitz reconnaît, dans une école, l’un des anciens SS du camp. Alerté, le journaliste Thomas Gnielka tente d’obtenir que la justice s’empare de l’affaire. Le film relate le courage de quelques hommes dans la longue et difficile enquête qu’ils mènent afin que l’Allemagne regarde enfin son passé en face. C’est dans l’oubli que commence ce film passionnant qui mêle habilement la vérité historique et la fiction, ce qui permet de rendre compte de l’ampleur de l’oubli.

Johann Radmann incarne un jeune procureur, personnage fictif, mais créé à partir de trois magistrats réels qui ont travaillé sous l’autorité de Fritz Bauer, procureur général de Francfort. Juif et social-démocrate, emprisonné en 1933 et en exil durant la guerre, Fritz Bauer cherche quand même le moyen de monter le procès d’Auschwitz.

C’est sous ses ordres que Johann Radmann va se lancer sans relâche dans la traque des anciens SS afin de faire juger pour la première fois sur le sol allemand des anciens SS ayant servi à Auschwitz.

Freud, dans Malaise dans la civilisation, soutient qu’il existe une analogie entre le processus culturel d’une société et les processus psychiques individuels. Le parcours que traverse ce jeune procureur dans la découverte et dans sa confrontation avec la vérité illustre en même temps le chemin traversé par la société allemande.

Johann Radmann, animé par la justice, ignore cette page d’histoire de son propre pays. L’horreur de cette vérité va se dévoiler à lui au fur et à mesure de son enquête. Lorsqu’il interroge son premier témoin, rescapé d’Auschwitz, le spectateur est stupéfait des questions naïves que pose le procureur à son premier témoin :

– « Avez-vous été témoin de meurtres ? » – « Oui »

– « Pouvez-vous me donner des noms ? » – « Non »

– « Vous n’avez pas vu des gens tués ?» – « Des centaines de milliers tués tous les jours… comment voulez-vous que je vous donne des noms ? Vous ne comprenez pas ce qui s’est passé ? ».

Radmann, va passer de l’ignorance absolue à une obsession non seulement de savoir la vérité mais surtout de la transmettre à tous les Allemands coûte que coûte.

Apparemment, rien ne l’arrête ! Sauf que la vérité n’est pas sans effet sur le sujet. Le journaliste qui se bat à ses côtés, a lui-même servi à Auschwitz. Vérité intenable. Auparavant, un des procureurs lui avait rétorqué : « Qu’est-ce que tu veux ? Que chaque allemand se demande ce que son père a fait durant la guerre ? » « Oui, c’est ce que je veux », répondit-il. Plus de choix pour notre procureur que d’aller jusqu’au bout. Et il ira avec courage chercher la vérité sur son père. Ce père, idéalisé qu’il croyait juste, était lui aussi un membre du Parti National Socialiste durant la guerre. Un moment de vacillement pour Radmann. Il faillit tout abandonner pensant pouvoir oublier l’insupportable. Mais il revient car une fois avoir aperçu un bout de vérité, une fois que l’on sait, on n’est plus le même et on ne peut y échapper. Il saisit alors qu’il faut faire avec, et le meilleur moyen de faire avec Auschwitz n’est pas la vengeance mais d’être juste.

On a l’impression de voir dans ce film se dérouler devant nos yeux le processus d’une analyse avec le refoulement et la levée du refoulement avec les résistances que cela implique. Le conflit entre le moi et l’inconscient. Ainsi, notre jeune procureur incarnerait la levée du refoulement. Ce qui a été refoulé l’a été car c’était insupportable pour les exigences du moi.

Le rescapé, après une nécessité de refouler ce réel vécu afin de survivre, devra en passer aussi par la levée du refoulement, par le symbolique, pour vivre.

[1] Lacan J., « Le savoir et la vérité, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 867-868.

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Le Labyrinthe du silence (Im Labyrinth des Schweigens) – l’au-delà de l’ignorance

Ce premier film du réalisateur germano-italien Giulio Ricciarelli replonge le spectateur dans l’Allemagne de la fin des années cinquante. C’était le temps de la reconstruction et du miracle économique de l’ère Adenauer. Les Allemands travaillaient, faisaient la fête, consommaient, comme si hier n’avait jamais existé.

Le labyrinthe du silence s’intéresse aux cinq années qui ont précédé les procès d’Auschwitz tenus à Francfort à partir de 1963. Le film met en avant le jeune magistrat Johann Radmann (Alexander Fehling) qui, lorsqu’un ancien gardien du camp d’extermination, aujourd’hui professeur de collège, vient d’être reconnu, est seul à s’y intéresser. Il se charge de l’instruction du dossier et ouvrira, petit à petit, les yeux sur la monstruosité des crimes nazis.

Ce qui, pour le spectateur d’aujourd’hui semble le plus surprenant, c’est l’ignorance des allemands de la fin des années cinquante de ce que fut Auschwitz. Évidemment, contrairement à ce que le film laisse entendre, la littérature sur le sujet existait, mais un large pan de la société, qui s’était reconstruite sur des bases fragilisées, ne voulait rien en savoir. Il fallait un changement de génération pour que les véritables questions puissent enfin être posées. Dans le film, J. Radmann, né en 1930, incarne cette nouvelle génération qui, malgré les obstacles qui se dressent sur son chemin, veut savoir la vérité et cherche à la faire connaître au grand public.

Ces procès de Francfort, où les accusés n’ont finalement été condamnés qu’à de petites peines d’emprisonnement avant de recouvrir plutôt rapidement la liberté, ont cependant permis de lever le silence de plomb qui pesait sur la toute jeune société allemande – du moins à un certain niveau, juridique notamment. Mais à l’intérieur des familles ce silence a persisté. Pour les uns c’était sûrement trop douloureux, trop honteux de reparler de ce qui s’était passé ; pour les autres c’était délicat de poser les questions dont on redoutait les réponses. Ce silence a alors eu pour effet de transmettre à la génération suivante ce qu’il faut bien appeler un traumatisme et un sentiment de culpabilité dont, encore des années après, on ne peut rien dire, ou presque. Ainsi, le silence devînt, comme cela fut le cas dans ma propre famille, le seul mode de traitement envisageable des petits et grands traumas de la vie. Pour moi, la voie de secours fut ma rencontre avec la psychanalyse qui m’a appris à prendre la parole et à trouver les mots pour tenter de border le trou du réel sans nom.

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Vivre et mourir : une crise ?

NLS à Genève, mai 2015 : Moments de crise

Le déroulement d’une analyse ne s’effectue pas sans lien avec ce qui fait crise dans un pays : crise politique, crise financière, guerres, etc. Elles entrainent des crises dans le transfert, son maniement en tient compte. Chaque pays présente son propre réel, et l’analyste doit savoir y faire avec ces crises du réel qui peuvent aller jusqu’à la mort.

La crise se profile actuellement, selon Miquel Bassols, en fonction de la gestion de la perte et de la dette. Il y a perte de jouissance comptée comme une dette. Quelque soit le contexte, il existe dans l’Autre une comptabilisation de la jouissance et de la dette. La perte est dans la dette. Pour illustrer ceci, M. Bassols nous propose une perle : un extrait du film de Jules Dassin, Jamais le dimanche (1960). Moment magnifique et jubilatoire pour l’assistance, car cet extrait du film a surgi avec une netteté et une pureté remarquables.

Lacan parle de ce film dans le Séminaire VII. La scène est la suivante : dans un bar du Pirée, musique, danse et beuverie réunissent quelques hommes et femmes, dont une prostituée et un américain décidé à la sortir de son malheur. La jouissance est au rendez-vous. L’américain, le héros du film, se met à frapper tous ceux qui ne parlent pas selon la morale qu’il prône. Il veut rétablir un langage civilisé. Mais également il boit verre sur verre et les jette au sol, ce qui marque sa jouissance et sa démesure. Or, chaque excès de jouissance – c’est à dire chaque verre fracassé sur le sol – est accompagné du bruit d’une caisse enregistreuse. Ça se paye ! Moment de comptabilisation de la jouissance surprenant, puis drôle, superbe et réjouissant. Ce rappel de la dette grecque actuelle, traitée d’une manière différente bien sûr en 1960, fut totalement bienvenu. Alors que François Ansermet rappelait que l’image du sujet moderne de la crise est celle d’un sujet mélancolique, sujet identifié à l’objet impossible à perdre, ce film indique qu’une comptabilisation de la jouissance doit être à l’œuvre. Argent ou pas, il faut payer. « C’est la supposition que tout ce qui se passe de réel est comptabilisé quelque part »[1], dit Lacan, à l’exception du plus de jouir, non comptabilisé, qui excède la jouissance du sujet. Le thème du film traite une crise du système moral à travers un excès de débauche. En conclusion, il ne suffit pas de supprimer les bordels pour rétablir quelque morale que ce soit.

Au XXIe siècle, le semblant du Nom-du- Père ne remplit plus sa fonction. À l’envers du discours du maitre, le psychanalyste sait que le réel prendra l’avantage avec sa propre caisse enregistreuse. Face à cette avancée réelle il y aura toujours crise du symbolique. C’est dans cet échec que se situe le symptôme, et la psychanalyse y a son opportunité. Elle aura sa chance, conclut M. Bassols, si elle sait faire du symptôme une bonne façon de rater le réel.

À choisir un autre moment particulier lors de ce congrès de la NLS, notons la présence de Lacan, moment bref et particulièrement intense, avec l’extrait de la vidéo d’une conférence à l’université de Louvain. Sa voix, son rythme de parole, son style percutant, a martelé : « La mort est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir bien sûr ; ça vous soutient. Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira, est-ce que vous pourriez supporter cette histoire »[2] ?

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 365-366. [2] Lacan J., « Conférence de Louvain », 1972, extrait du film de Françoise Wolff Jacques Lacan parle.

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