un pas de côté au « nommé à »[1] du code pénal ?
En 2004, un article du Code Pénal précise : « l’exécution des peines favorise le respect et l’intérêt des victimes »[2]. Puis, à partir de 2008[3], le Droit pénal, davantage protecteur et réparateur des victimes, leur donne une place au cœur de la politique criminelle, centrale dans les procès, jusqu’à orienter les décisions de justice.
L’« expertise psychologique de victime », ordonnée par un magistrat, est une pièce obligatoire d’un dossier d’instruction, à laquelle les plaignants doivent se soumettre. L’ordonnance sollicite l’établissement « de troubles » attestant des faits dénoncés, leurs conséquences, et l’éventuelle préconisation d’un « suivi psychologique ».
J’ai reçu Anna, âgée de douze ans, pour une « expertise psychologique de victime ». Je la reçois un an après ses dénonciations d’abus sexuels graves commis par son père chez qui elle vivait seule depuis la séparation de ses parents à ses deux ans et le suicide brutal de sa mère quand elle avait quatre ans. Après qu’elle ait parlé, son père avait été incarcéré six mois, puis libéré conditionnellement sans aucun lien autorisé avec sa fille. Elle était rejetée de ses grands-parents paternels et avait été placée dans une famille d’accueil. Là, auprès de l’assistante maternelle à qui elle pouvait tout dire, elle avait trouvé une écoute attentive et ne ressentait pas le besoin de parler à une psychologue. Elle se disait satisfaite de son existence « comme tout le monde », ayant un petit copain, des copines, allant à l’école sans toutefois beaucoup l’investir.
Durant l’entretien, elle explique qu’il y a un an, elle « a tout dit ». Mais quand elle est triste elle se dit qu’elle n’a pas réussi à se débrouiller pour dire à son père d’arrêter ses conduites. Elle précise que son père s’est toujours occupé d’elle, qu’elle avait la belle vie et qu’elle ne veut pas qu’il aille en prison. Elle veut le défendre au procès, veut lui dire qu’il ne commette plus ses abus sur elle. Elle l’aime beaucoup. Elle veut le voir, lui écrire et lui demander qu’il lui donne la bague de fiançailles de sa mère.
Plus tard, elle voudrait être une star, faire un sport de combat pour se défendre, faire de la gymnastique pour avoir un corps souple, et faire du cheval qui est sa passion. Elle se saisit, en partant, d’un livre à la reliure ancienne, y lit un poème d’amour courtois et dit qu’elle aime beaucoup ce texte.
Anna ne s’identifie pas à une victime. Elle voile les conduites paternelles qui font néanmoins trou dans ses représentations, trou qu’elle tente de border en dépliant les fractures dans la chaîne générationnelle désormais brisée qui la laisse sans appui, se heurtant au réel de l’abandon maternel, du rejet des grands-parents, de la rupture d’avec son père. Elle est néanmoins dans une confusion des langues d’un amour œdipien dont elle attend encore un port[4] et dans une position symptomatique de « girl phallus » qui parent momentanément à un ravage.
Elle aura à construire ultérieurement, dans un autre lieu que la rencontre avec l’expert, ses réponses quant à l’énigme de la jouissance paternelle et la question de sa féminité qui ne peuvent actuellement se loger dans le processus judiciaire. Il peut toutefois en constituer le point d’amorce par l’introduction d’une ponctuation. C’est le pari que je soutiens dans cette expertise psychologique.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI., « Les non-dupes errent », leçon du 19 Mars 1974 (inédit)
[2] Article 707 du code de procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi du 9 mars 2004, entrée en vigueur le 1er janvier 2005. « L’exécution des peines favorise, dans le respect des intérêts de la société et des droits des victimes, l’insertion ou la réinsertion des condamnés ainsi que la prévention de la récidive ».
[3] Loi du 25 février 2008, dite Loi sur la mesure de sureté (décision d’une mesure de sureté au moment du jugement en Cour d’Assises, qui a pour conséquence l’évaluation de la dangerosité en fin de peine et prolongation de la peine tant que la dangerosité est considérée) et l’irresponsabilité pénale qui met les victimes « actrices » dans le procès pénal, en particulier la commission de dangerosité où il y a représentant d’association de victimes au même titre qu’avocat, représentant du parquet, psychiatre…et aussi préconisation d’un jugement en responsabilité civile pour les sujets considérés comme irresponsables sur le plan pénal et dont l’instruction concluait à un non-lieu.
[4] Freud S., XXXIIIe conférence : La féminité (XXXIIIe conférence, 1932), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Œuvres Complètes, Tome XIX, p. 213