La Trahison des images version Magritte rend manifeste l’écart entre la représentation et son objet. Ceci n’est pas une pipe, c’est seulement l’image d’une pipe. La preuve, disait Magritte, vous ne pourriez pas la bourrer. Broodthaers trouve dans ce tableau le « modèle » d’une méthode. À son tour, il en fait l’objet d’un de ses poèmes industriels sur plaque d’aluminium avec pour mention, non plus « Ceci n’est pas une pipe », mais « modèle : la pipe ».
La mention est diablement équivoque. Indique-t-elle un modèle de pipe ? En ce cas ce n’est pas le modèle de celle de Magritte, qui est courbe, alors que dans le dessin très stylisé de Broodhaers, elle est droite. En outre, des volutes de fumée (semblables à des pièces de puzzle) s’en échappent. Il faut donc supposer cette pipe bourrée ! Et une fumée qui fait signe du fumeur. Reste qu’il s’agit toujours d’une image.
Oui, mais attention, il s’agit d’une image selon laquelle est fabriquée cette pipe, une image qui ne représente donc pas cette pipe, mais en fournit le modèle schématisé, le pictogramme. Ce n’est pas (encore) une pipe. C’est l’image d’un modèle de pipe, distinct de sa réalisation concrète.
D’autre part, la pipe elle-même est bien le modèle. Le modèle, à suivre, de l’écart entre l’image et la représentation. Le modèle de la trahison des images. Mais aussi bien le modèle de l’écart entre les mots et les choses. Broodthaers avait lu le texte de Michel Foucault1 qui commente le tableau de Magritte, ô combien fait pour l’intéresser. Le mot pipe ne suppose pas la présence de son référent. Le mot est le meurtre de la chose, disait déjà Hegel. En outre, et il ne fallait pas l’apprendre à Magritte, il n’est pas sans évoquer bien autre chose que cet objet lui-même. Les dés sont pipés.
La pipe n’est en vérité qu’un paradigme de ce divorce entre l’objet, l’image et le mot. Le modèle n’est pas la pipe, mais le « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte, voire Magritte lui-même.
Et puis notons ceci qui est décisif : le modèle est aussi un terme de peinture. Le modèle est l’objet de la représentation.
La méthode de Broodthaers se découvre ici à l’œuvre dans une succession d’opérations. Premièrement, il substitue à la pipe de Magritte l’image d’une autre pipe. Ou plutôt son schème. Deuxièmement, de cette pipe, s’échappe de la fumée ! Elle est le moule de la fumée. Troisièmement, à la mention « ceci n’est pas une pipe », il substitue la mention « modèle : la pipe ».
Le résultat de ces trois opérations est une image qui part en fumée et où l’écart entre l’objet (le modèle) et sa représentation peut se formuler par l’intervalle inframince d’une simple ponctuation : les deux points.
La démonstration se poursuit dans deux autres plaques intitulées Modèle : la virgule et Modèle (virgule, point). Dans la première, la pipe est surmontée d’une virgule ; dans la seconde la pipe a disparu au profit de la seule virgule ! La ponctuation est devenue le modèle lui-même. Quant à la pipe, sa figuration n’est même plus nécessaire, elle est passée au casse-pipe !2
Elle n’en finit cependant pas tout-à-fait de servir à Broodthaers. Elle fait décidément partie de son alphabet. Livre tableau ou Pipes et formes académiques réunit des formes géométriques basales : pyramide, cylindre, cube…et une pipe, une intruse que n’avait pas prévue Platon ! C’est que dans l’Académie broodthaersienne, « il n’y a pas de structures primaires3 ». Pas plus que de métalangage. Seulement ce que Mallarmé nommait l’abat de la langue, en sa matérialité plastique.
Yves Depelsenaire
[1] Foucault M., Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, 2010.
[2] Voir la plaque intitulée Pipes cassées.
[3] Broodthaers M., L’Exposition à la galerie MTL, 13 mars-10 avril 1970, Œuvre en 3 dimensions, Bruxelles, 1970.