Un retour au beau texte de Freud sur « Un trouble de mémoire sur l’Acropole1 » nous servira d’exemple pour étudier les deux dimensions du regard : celui de l’Autre et celui de la cause.
Freud et son frère partent pour Athènes. Mais ils sont de mauvaise humeur et ne sont pas sûrs d’y arriver. Ils atteignent l’Acropole et captivés par sa vue, en éprouvent une jouissance. Mais du spectacle de l’Acropole surgit le regard du père qui empêche leur jouissance. Freud ne s’attendait pas à atteindre Athènes parce que personne d’autre de sa famille ne l’avait fait auparavant. L’atteindre était une façon de dépasser le père. La défense contre le désir, affichée par la mauvaise humeur tout au long du voyage, était une façon d’éviter la culpabilité d’avoir fait mieux que son père. Car que dirait son père s’il était là aujourd’hui, s’il nous voyait2 ?
Il s’agit ici du regard de l’Autre, lié au surmoi. Car « au regard s’attache toujours un affect de reproche. […] [Il] porte en lui et nourrit des phénomènes d’Unheimlichkeit3 ». Ainsi, le regard de l’Autre est aussi le point d’où un sujet est vu et peut donc devenir la tache dans le tableau, comme ce fut le cas pour les deux juifs de Moravie devant l’Acropole et la vista grecque.
C’est le montage névrotique que le sujet Freud se construit et par quoi il fait ainsi exister le point d’où le père le regarde. Derrière l’image magnifique de l’Acropole se cache le regard du père qui regarde Freud en train de regarder l’Acropole. Il s’agit d’un regard caché mais aussi convoqué par le sujet lui-même. Mais pourquoi ?
Si nous suivons Lacan, le regard est une pure construction géométrique, un vecteur de lumière qui part du sujet. Au moment où Freud est ébloui par le Parthénon, il est aussi aveuglé par lui : « Il n’y a pas de meilleur exemple pour comprendre que l’objet a, le plus-de-jouir, visuel en l’occurrence, porte secrètement la castration4 », dit Jacques-Alain Miller. Car le moment de l’éblouissement est un moment d’altérité absolue : il y a donc un -φ, une perte phallique. Freud bouche cette brillance en évoquant l’impuissance du père et le surmoi sévère qui le conduiront à dénier une partie de la réalité, avec un « sentiment d’étrangeté5 » : « Ce que je vois là n’est pas réel6 ». Ainsi, tandis que le jeune Freud est captivé par l’Acropole et par ce qu’il a appris à l’école, il est présent avec son corps dans « l’atmosphère7 » du Parthénon. C’est un moment où le réel a surgi et où l’imaginaire n’est plus aux commandes. Là, l’objet apparaît en plus, la libido entre dans le champ optique, alors que c’est précisément son extraction qui lui donne consistance. Il aura recours au père pour situer son expérience subjective et « sceller cette courte ouverture sur le réel en réinsérant ce moment de désordre dans un cadre œdipien8 ».
Trente-deux ans plus tard, Freud revient sur cet événement et l’analyse, en s’appuyant sur cette mauvaise humeur, cette « touche du réel », qui a persisté au fil des années. Son désir de savoir lui permet d’écrire, à quatre-vingts ans et d’assumer par son analyse, sa castration sans la remplir de ce fantasme où « le fils est regardé par le père en train de voir ce dont le regard du père a été privé9 ».
Freud nous montre avec éloquence que le regard de l’Autre est lié au surmoi par l’évocation du père et que l’objet est localisé dans l’Autre, jusqu’à ce que l’on soit prêt à assumer sa castration et donc la responsabilité de sa propre jouissance. J.-A. Miller nous rappelle que Lacan se disait toujours sous le regard de Freud, expliquant que le maintien du regard de l’Autre est essentiel : « Freud n’a pas besoin de me voir pour qu’il me regarde10 », faisant de la pudeur la seule vertu. En ces temps d’évaporation du père ou d’un Autre faible, muet, aveugle11, le regard dans le champ de l’Autre ne peut plus provoquer la honte : à chacun d’inventer les moyens de voiler et de limiter le spectacle de la jouissance.
Peggy Papada
[1] Freud S., « Un trouble de mémoire sur l’Acropole – Lettre à Romain Rolland », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, 1985, p. 221-230.
[2] Miller J.-A., « L’image reine », La Cause du désir, n°94, octobre 2016, p. 24 : « “Que dirait Monsieur notre père s’il pouvait être ici maintenant ?” – autrement dit, Et s’il pouvait nous voir ?… »
[3] Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, n°102, juin 2019, p. 45.
[4] Miller J.-A., « L’image reine », op.cit., p. 25.
[5] Freud S., « Un trouble de mémoire sur l’Acropole », op.cit., p. 226.
[6] Ibid.
[7] Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », op.cit., p. 50.
[8] Gueguen P.-G., « Paradoxes of the Births of Transference » [« Les paradoxes de la naissance du transfert »], Psychoanalytical Notebooks, n°17, p. 43, indisponible en français.
[9] Naveau L., « Le désir de savoir », Radio Lacan, 16 décembre 2017, publication en ligne. (https://radiolacan.com/fr/podcast/conference-de-laure-naveau-a-nantes-le-desir-de-savoir/3).
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 92.
[11] Holvoet D., « Le maitre aveugle », posté sur le Blog Congrès de la NLS 2024. (https://www.nlscongress2024.amp-nls.org/blogposts/maitreaveugle)