Le regard traverse l’enseignement de la psychanalyse. Nous savons que Lacan donne toute sa mesure au regard à partir du Séminaire X. Il en fait un des objets a qu’il ajoute avec la voix à la liste des objets freudiens. Freud aussi a identifié son rôle prévalent en matière pulsionnelle, notamment dans Trois essais sur la théorie sexuelle dans le chapitre intitulé : « Toucher et regarder l’objet sexuel1 ».
Dans le Séminaire XI, Lacan donne une place essentielle et paradigmatique à l’objet regard qui prend sa pleine puissance comme objet pulsionnel ainsi qu’à sa grammaire.
De ce point de vue, Lacan a anticipé notre monde réglé par le regard. C’est à partir de l’image du corps, saisie par le regard et validée par l’Autre dans un moment de jubilation que l’être humain jette les bases de son monde. D’une certaine manière, le regard se fait déjà-là dans ce moment fondateur, instrument de pouvoir. L’infans prend le pouvoir sur son image et sur son corps, fiction trompeuse sans aucun doute, mais opératoire, double assujettissement donc, à la fois à l’image et à l’Autre.
De cela, Bentham a eu l’intuition. Il a compris la fonction normative et de sujétion du regard et l’a mise, avec son Panopticon, au service d’une dictature de la transparence. Foucault dans Surveiller et punir développe cet aspect et avance que « la visibilité est un piège2 » et qu’« un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive3 ».
Bentham isole le réel du fictitious mais la jouissance autre qu’utilitariste lui échappe. La saisie attestée par l’Autre de son image dans le miroir s’accompagne d’un intense moment de jubilation. Le regard chez Bentham, quant à lui, est un regard « scientifique » supposé nettoyé de jouissance, comme l’expérimentation scientifique le prescrit. C’est sans doute pour cette raison que le Panopticon dans sa forme exacerbée n’a pas fait long feu même si on en retrouve des rejetons dans le monde du travail avec les open spaces ou quelques nouvelles conceptions architecturales en psychiatrie par exemple.
La dimension de la jouissance se fait le relais entre la servitude imposée et la servitude volontaire. Les sciences et techniques actuelles, alliées de toujours du discours du maître, ont subverti le dispositif benthamien en reconnaissant au regard une jouissance de plein exercice telle qu’isolée par Lacan. Dans sa très belle présentation du congrès, Daniel Roy intitule son dernier paragraphe : « Le regard comme substance jouissante qui s’ajoute au monde4 ». Il y décline les différentes modalités de jouissance attachées au regard dans un monde omnivoyeur5.
Nous sommes regardés par le monde et ses images qui sont autant de regards aveugles, tel le couvercle de la boite de sardines à laquelle fait allusion Petit Jean dans le Séminaire XI de J. Lacan. Mais ces regards aveugles nous assignent à notre place, comme tache, sur fond de nommé à6… dans un tableau dont nous sommes par ailleurs les spectateurs.
Le blog du congrès7 et ses sept rubriques rassemblent déjà de superbes textes qui donnent envie de s’inscrire à ce congrès de la NLS les 11 et 12 mai 2024 à Dublin.
Jean Luc Monnier
[1] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, coll. Idées, 1962, p. 41.
[2] Foucault M., Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 234.
[3] Ibid., p. 236.
[4] Roy D., « Clinique du regard », argument présentant le thème du congrès NLS 2024, disponible sur internet.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 71.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.