Déjà les grilles s’étaient avancées, fermant les abris qui s’ouvraient à la lisière du public et du privé, dans les porches, au pied des bâtiments, à l’entrée des passages et des squares. Déjà les corps de ceux qui n’ont que la rue où dormir, apparaissent nombreux sur les trottoirs de nos villes. Une loi récente statuant sur le droit des étrangers a encore durci leurs conditions de vie sur le sol français. Comme d’autres associations, parADOxes accueille des demandes de consultation de jeunes migrants qui ont fui leur pays, et sont parfois encore en attente d’une décision de justice pour bénéficier d’une prise en charge de l’ASE1. Ils sont appelés MNA, « mineurs non accompagnés ».
Un jeune homme a été reçu à parADOxes au printemps, adressé par une association d’aide aux migrants qui l’a pris en charge, alors qu’il errait dans les rues depuis des mois. Arrivé d’Afrique subsaharienne, il avait dû fuir la persécution qui avait déjà coûté la vie à son père et un de ses frères. Il a seize ans ; il est, au sens littéral, égaré. Reçu par un consultant, il lui dit tout de suite avoir rencontré un psychologue : « Il voulait trop que je parle. » Il a refusé d’y retourner. À parADOxes, le consultant qui l’accueille se décale de la fonction « sociale » de l’écoute et ne le questionne pas. Le garçon reprend les éléments de son histoire. Son énonciation est encagée dans l’automaton des interrogatoires répétés, des informations à produire, du vrai, du faux et des preuves qui font coller la langue à la violence des faits, sans voile ni abri.
Quelque chose dans le silence attentif du consultant va opérer un petit bougé, entrebâiller un creux. Le jeune homme s’arrête de parler et demande un verre d’eau.
La parole, charriant sans fin le pire, se troue, ménage un suspend où respire l’indicible. En réunion, la présentation de cette vignette nous enseigne sur la manœuvre si délicate de l’accueil dans la langue et le tact qu’elle exige, pour que celui qui est reçu ait chance de se mouvoir entre les signifiants desserrés, de s’y éprouver comme vivant. Le jeune homme est passé du refus à l’arrêt, et ce verre d’eau est le bourgeon de sa demande. La répétition du récit à produire pour un autre féroce s’interrompt et sa demande s’avance sur cet appui nouveau. La présence éclairée du consultant a ménagé dans la langue à cette « victime émouvante […] que nous recueillons quand elle vient à nous […] la voie de son sens dans une fraternité discrète2 », comme l’énonce Lacan.
Dans la dernière salle de l’exposition inouïe installée par Sophie Calle au Musée Picasso à Paris, l’artiste a accroché l’acte de naturalisation de son grand-père, juif polonais arrivé en France en 1910. Ce document est surmonté d’une petite feuille dactylographiée intitulée Légende de l’artichaut. À son arrivée en France, ce grand-père s’arrête dans le restaurant le plus proche de la gare de l’Est : « il ne parlait pas la langue, il a mis son doigt au hasard sur la carte. Quand on a posé sur la table l’artichaut qu’il venait de commander, couverts en main, il a observé cet étrange légume sans savoir par quel flanc l’attaquer. Le serveur s’est aperçu de son embarras et lui a montré comment l’effeuiller pour atteindre son cœur. Et mon grand-père de mimer les gestes délicats de cet inconnu qui aidait un étranger, un juif… “Je reste !” Il est resté.3 »
Du verre d’eau et de l’artichaut, il y a eu ces gestes délicats pour accompagner l’instant où les mots qui manquent ont été accueillis. Où le dire que oui d’un Autre a ouvert à celui qui arrive de loin, un creux dans stabitat4 qu’est la langue.
Ariane Chottin
[1] Aide Sociale à l’Enfance.
[2] Lacan J, « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 124.
[3] Texte figurant dans une installation de Sophie Calle intitulée La légende de l’artichaut, lors de l’exposition À toi de faire, ma mignonne qui s’est tenue au Musée Picasso à Paris du 3 octobre 2023 au 28 janvier 2024.
https://www.museepicassoparis.fr/fr/toi-de-faire-ma-mignonne
[4] Lacan J., « L’Étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 455.