Le monde change et ses frontières aussi. Il a fallu les progrès de la géographie pour les fixer, le plus souvent à l’issue d’un conflit, des colonisations et des empires. Avec la mondialisation, ces frontières semblaient bien fragiles. Un président russe dit, et on s’avise qu’il ne plaisante pas, que la Russie n’a pas de frontières !
Il y a aujourd’hui aussi tous ceux qui les passent pour sortir, s’en sortir. Un certain nombre de jeunes « brûlent » les frontières. Ils brûlent aussi leurs identifiants et risquent leur vie pour viser un réel impossible : « Brûler la mer ». Mais il y a d’autres exils, et souvent l’exil géographique vient après un exil du sujet.
Joyce, qui a choisi l’exil, ne manque pas de nous rappeler que l’Angleterre a déporté les Irlandais, avant de les forcer à l’exil. Pire, l’Angleterre les a aussi forcés à contracter une dette linguistique, en les forçant à utiliser la langue anglaise au détriment de leur langue gaélique. Pour Joyce, son refus de l’histoire passe par l’existence de cette dette linguistique refusée. Richard Ellmann a pu dire que Joyce « accepts that the past has existed, but he refuses to allow its dominion over the present1 ». L’auteur de l’article d’où est tirée cette citation du biographe peut rapprocher cela du « I will not serve2 » de Stephen Dedalus.
Stephen ne veut pas rembourser cette dette. Dans le chapitre deux d’Ulysse, il rencontre l’antisémitisme décidé du professeur Deasy, anglais de souche. Pour ce Deasy, ce qui qualifie l’anglais, sa fierté suprême, c’est de dire : « J’ai payé mon dû. Je n’ai jamais emprunté un sou de ma vie.3 » C’est face à cela que Stephen rétorque : « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller.4 » Cela contraste avec la thèse de Deasy selon laquelle « Toute l’histoire humaine s’avance vers un seul et unique but, la manifestation de Dieu.5 »
Sortir de la dette de langue, de la langue anglaise, de l’histoire, passe alors par la sortie de toutes les langues, soit cet éveil que réalise Finnegans Wake. Lacan peut dire dans son texte « Joyce le Symptôme » : « Joyce se refuse à ce qu’il se passe quelque chose dans ce que l’histoire des historiens est censée prendre pour objet. Il a raison, l’histoire n’étant rien de plus qu’une fuite, dont ne se racontent que des exodes.6 » Évidemment, il s’agit peut-être ici de la « fuite en Égypte », mais la fuite ici est surtout celle que représente l’histoire, pas le fait, mais son récit. La fuite du sens et de l’histoire au regard du réel… Et peut-être cet exode est-il aussi ce qu’il était dans le théâtre grec, une farce qui vient à la fin représenter un dénouement et résumer ce qui précède. Joyce, lui, dit Lacan, par « son exil, […] sanctionne le sérieux de son jugement7 ».
On voit que cet exil joycien suppose un déplacement du corps, géographique, mais aussi et surtout un déplacement de sa jouissance. La jouissance du corps de Joyce est un effet des langues dont il s’exile. Lacan peut dire alors, à la suite, non sans une certaine ironie : « Ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus.8 » Le corps, c’est ce qui permet de saisir un être, mais c’est aussi ce qui contient une jouissance qui va avec la langue, jouissance qui le saisit tout autant. Ne serait-ce que par la jouissance supposée à l’Autre qui alimente les ségrégations. Lacan montrait que ceux qui ont délibéré leur exil peuvent penser être acteurs du déplacement qui les touche, en faisant de l’exil un escabeau, ce qui les aveugle.
Pour Lacan, Joyce s’en distingue, car il a « porté l’escabeau au degré de consistance logique où il le maintient, artgueuillesement9 ». À ce niveau, Joyce ouvre une ère post-joycienne qui permet de toucher du doigt, pas sans logique, le sinthome, soit que la jouissance exclut le sens ! Ce qui défait les épopées…
Philippe La Sagna
[1] Ellmann R., Ulysses on the Liffey, New York, Oxford University Press, 1978, p. 23, cité par Bidenne D., « A Handfoult of Sasseigners : une dette linguistique », in Études irlandaises, n°26-2, 2001. La langue gaélique en Irlande hier et aujourd’hui, p. 68.
[2] Joyce J., Portrait de l’artiste en jeune homme, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 1982, p. 353.
[3] Joyce J., Ulysse, Paris, Gallimard, 2004, p. 44.
[4] Ibid., p. 48.
[5] Ibid., p. 49.
[6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 568.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 569.