Dans vos ouvrages, notamment Droit d’exil (2021) et La Condition de l’exilé (2015), vous soulignez combien les migrations sont avant tout à penser au niveau de la langue et du discours. Aussi, qu’appelle-t-on « migrant » aujourd’hui ?
À la différence des migrants antérieurs qu’étaient les Italiens, les Algériens, les Polonais…, on dénie au migrant d’aujourd’hui toute origine nationalo-géographique. Auparavant, stigmatisés ou non, ils venaient de quelque part. Le phénomène migratoire actuel crée un sujet collectif que l’on nomme les migrants. Dans la langue française, le participe présent indique une action toujours en cours. Les migrants ne sont, dès lors, que migrants, et le restent. Jusqu’à quand ? N’ayant ni attache territoriale ni attache civique reconnues, ils surgissent en somme de la nature, en dehors de toute contractualité politique.
Pour la plupart, ils viennent, empiriquement, du désert et de la mer, parfois de la montagne. En venant ainsi de la nature, ils appartiennent à cet Autre, ils en sont les délégués, les représentants, s’introduisant au cœur même de ce qui constitue notre système social, civique, national, territorial, alors qu’eux ne viennent d’aucun territoire identifié. Un régime d’a-territorialité qui s’oppose à notre logique territoriale, westphalienne, impliquant la possession d’un passeport. Comme disait Hannah Arendt : il faut avoir des droits pour avoir des droits. Le droit aux droits c’est le passeport, la carte d’identité que les migrants ne possèdent pas.
À quelle inscription les migrants peuvent-ils donc prétendre ?
Dans mon livre La Condition de l’exilé, j’introduis la distinction entre le migrant et l’exilé qui permet de rendre compte de la coexistence de deux régimes : l’un de visibilisation et l’autre d’invisibilisation. Celui qui est visible, c’est le migrant, mais il n’a d’existence que dans le discours, la statistique, le lexique des flux migratoires. En revanche, celui que l’on veut invisible, c’est l’exilé qui, dans son parcours singulier, vient vers nous et nous dit : « Toi et moi, nous pouvons, ensemble, par une espèce de pacte, créer une société, un monde. » Or ce pacte est refusé en même temps qu’est refusée la possibilité d’une redéfinition de la démocratie. Un tel pacte reposerait sur ce que j’ai appelé « le droit d’exil », appartenant aux exilés, à la différence du droit d’asile qui n’est octroyé que par ceux qui ont un territoire.
Le statut du migrant serait ainsi « négocié », c’est-à-dire façonné par ceux qui accueillent et ceux qui viennent. Après tout, démocratie veut aussi dire dialogue de tous avec tous. Or là il n’y a pas de dialogue, puisque seuls ceux qui accueillent ont le droit d’émettre un discours sur ceux auxquels le droit à la parole est refusé. C’est en ce sens qu’ils sont invisibles : invisibles dans leur corps, invisibles dans leur affect. En corollaire, il se dresse une barrière permettant d’être complètement « à l’abri » des affects que nous pourrions ressentir à l’endroit du migrant.
Ceux qu’on appelle les migrants, ce sont les vivants, que l’on ne voit pas, et les morts, que l’on ne voit pas non plus. Les vivants qui ont traversé la mort et ont survécu amènent avec eux ces morts-là.
Comment cette inscription a-t-elle lieu ?
Alors que les générations antérieures venaient pour mieux vivre – gagner un peu plus d’argent, avoir des conditions de confort un peu plus assurées, etc. –, les migrants d’aujourd’hui, les exilés, ne veulent que vivre : non pas mieux vivre, mais simplement vivre, en fuyant la persécution, la misère, le désastre climatique… Les projections statistiques montrent que la majorité des migrants à venir le sera pour des raisons climatiques. Eux incarnent cette menace climatique que l’on dénie.
La dernière loi sur l’immigration ne s’occupe pas de ceux-là. En traitant d’un agent qui dans l’économie sociale a une fonction, celle de faire tourner la machine, on passe sous silence le destin des exilés, celui auquel ils ont droit. On refuse de leur accorder un destin.
La pratique française exige de produire un récit conforme aux normes administratives d’acceptabilité. Ce témoignage forcé a pour incidence la négation de l’intimité, soit le refus de toute singularité. En les obligeant à mettre des mots pour cacher leur intimité, on les objectivise. Comme il s’agit d’admettre ceux qui vont, comme le dit la loi, « soulager les métiers en tension », on nie leur intimité, ne considérant que l’extériorité de leur force de travail. En même temps, l’intimité, ils n’ont que ça et ils cherchent naturellement à la préserver : démunis de leur environnement culturel et langagier, ils n’occupent plus que l’espace de leur corps, une intimité à défendre.
Quand la Grande-Bretagne adopte le projet d’envoyer au Rwanda (pays extrêmement sûr…) tous les migrants, quels que soient leur origine, leur histoire, leur parcours, on les englobe dans un même collectif pour les expulser et, ce faisant, on œuvre à les constituer en un objet de haine et de rejet.
Autre exemple, moins sinistre, d’une fabrication, positive celle-là. Depuis les trois derniers Jeux olympiques, chaque Comité olympique national ouvre un appel aux migrants pour recruter des athlètes. Ainsi, une équipe, Refugees Olympic Team, va prochainement défiler à Paris sous sa bannière. C’est reconnaître là, au-delà de l’aspect délicat de la sélection – un droit d’exil élitaire –, qu’il existe une entité au-delà de l’appartenance nationale : les réfugiés formant une équipe. C’est là une symbolisation qui va pouvoir concurrencer, voire affronter la symbolisation déjà évoquée, celle du travailleur dont on a besoin…
Mais le symbolique vient toujours après coup. Le réel pousse et le symbolique s’aménage après coup. On ne va pas le décréter. À un moment donné, il s’impose. En bien ou en mal.
Questions posées par Hervé Damase