L’accueil des migrants est au cœur des débats qui agitent notre société. Avec la psychanalyse, la question soulevée peut se résumer ainsi : est-il possible de concevoir un rapport à l’autre, une fraternité qui ne vire pas au rejet ?
Considérer l’autre sur l’axe imaginaire, comme semblable, c’est, comme le note Lacan, prendre appui sur une fraternité du corps qui conduit fatalement au racisme.1 C’est un rejet qui relève du registre de l’imaginaire. L’actuelle « gestion » des migrations, dans laquelle les corps se trouvent pris dans leurs existences réelles, peut nous permettre une autre lecture de ce syntagme « fraternité du corps » : corps déporté, corps outragé, corps torturé, le migrant devient un corps en exil2. C’est alors le pire qui se dessine. Le migrant est « un objet-déchet3 » qu’il faut traiter. Les individus sont placés dans des centres de rétention administrative, comptabilisés et répartis selon des quotas. Sous couvert d’accueil et de fraternité, c’est le rejet dans sa dimension réelle qui est activé. Mais avec Lacan s’ouvre une autre voie à la fraternité : tous enfants du discours. Voilà l’indication éthique de la psychanalyse pour toucher d’une bonne façon à la fraternité : inviter le migrant à se faire « fils du discours4 ».
Dans la pratique, rien n’est moins simple. Lors d’interventions avec des équipes socio-éducatives travaillant auprès de ce public, il est remarquable d’observer l’opérativité de l’accompagnement du traitement administratif des migrants (demande de titre de séjour, accès à la formation, au travail, obtention de logement, aides sociales, etc.), alors qu’en contrepoint reste en souffrance la parole. En effet, le silence s’impose souvent à celui qui a connu un parcours migratoire éprouvant, voire terrible, et qui n’en dit mot. Cet impossible à dire se retrouve parfois déjà dans la difficile sollicitation des professionnels – voire son absence – par crainte de ce qui pourrait être entendu. Une supervision faisant appel à un analyste s’impose parfois comme une nécessité. L’enjeu est d’importance, car, sans parole sur son histoire, les coordonnées subjectives et singulières dudit « migrant » s’évaporent.
Un élément clinique enseignant peut nous orienter. La parole apparaît dans des moments où elle n’est pas attendue : en aparté, en marge d’une réunion d’information, en fin de journée auprès d’un agent d’accueil ou encore lors d’un trajet en voiture pour se rendre à la préfecture. Ces éléments cliniques nous permettent de repérer en acte une façon de se faire partenaire du sujet. À l’abri de toute injonction à parler dans un lieu clos – « Dites, vous irez mieux ! » –, c’est d’être dans un mouvement que la parole devient possible. Le migrant ne devient-il pas alors un voyageur, sujet en exil qui, tel Pantagruel aux confins de la mer glaciale, voit les paroles se dégeler ? Si le bruissement traumatique faisant résonner la Chose s’entend…, c’est en passant. Par petites touches, ce qui constitue un parcours migratoire devient alors récit. Une histoire s’écrit.
Loin d’être cathartique, la parole ainsi convoquée est plutôt nécessaire et constitue la condition préalable à l’émergence d’une dimension subjective : d’abord raconter pour ensuite pouvoir dire. Chaque-Un aura alors la possibilité, s’il y est poussé par les hasards de l’existence, à s’interroger sur sa position : « Où suis-je dans le dire ?5 » Il sera cette fois fils de la parole.
Isabelle Orrado
[1] « La fraternité du corps, c’est le racisme », Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.- A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 236.
[2] Laurent É., « L’étranger extime », Mental, n°38, novembre 2018, p. 81.
[3] Borderías A., « Immigrant, étranger, étrange », Mental, n°38, op. cit., p. 43.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, op. cit., p. 235.
[5] Ibid., p. 233.