Vivre – et mourir – cela n’a rien de naturel chez l’humain. De nombreux débats sur la fin de vie et « le droit à mourir dans la dignité » soulèvent des questions d’ordre éthique. Qu’en est-il de votre expérience hospitalière en soins palliatifs ?
V. T. : Pour ses partisans, mourir dans la dignité renvoie à l’aide médicale à mourir, voire à l’euthanasie. Le terme de dignité renvoie à une signification différente selon la position du praticien. La dignité est essentielle à notre humanitude ; on n’est pas moins digne parce que l’on est malade et souffrant.
V. B. : Ces débats laisseraient entendre que l’on ne meurt pas dignement en France, que les patients ne sont pas assez bien, voire mal accompagnés et que nous les laisserions mourir dans d’atroces souffrances. Mais le plus souvent, cela concerne les sujets bien portants, non ceux qui sont en situation palliative. Ce débat est biaisé et témoigne d’une méconnaissance de la loi. Les demandes d’euthanasie sont rares. À l’Unité de Soins Palliatifs, deux sédations profondes et continues furent le maximum pour nous. Une bonne prise en charge des symptômes de patients souffrants fait chuter ce type de demande. La loi à venir – sur l’aide médicale active à mourir – questionne et inquiète. Mourir plus vite est ce qui se pratique déjà au Canada, en l’absence de réponses adéquates pour prodiguer des soins palliatifs de qualité.
La logique de la médecine réduite au tout scientifique prend souvent le pas sur une considération du sujet. Que diriez-vous de ce binaire logique scientifique/logique subjective dans cette clinique qui affirme la dimension du sujet face aux protocoles de fin de vie dans sa dimension éthique ?
V.T. : Il n’y a pas, selon nous, de protocoles ni de cases déjà constitués. Chaque patient en fin de vie est unique, chaque symptôme est à traiter de façon singulière. La fin de vie n’équivaut pas à donner une réponse immédiate de sédation ou de prise de morphine. La loi Claeys-Leonetti est encore peu connue. Entre sédation, sédation proportionnée, sédation profonde continue et anxiolyse, cela risque de devenir un grand fourre-tout. Il y a des lois, il y a de vrais protocoles ; nous, soignants – et cela vaut pour la population en général – devons connaître précisément ce qu’est une sédation profonde et continue, souvent confondue dans le sens commun avec l’euthanasie. Le même médicament peut être administré dans ces différents cas de figure, mais la plupart du temps nombre de nos confrères médecins ne les connaissent pas.
V. B. : Faut-il précipiter la demande de mort d’un sujet en souffrance ? Si l’on devait parler d’euthanasie, telle que la loi l’envisage, ce ne serait jamais à la demande d’un tiers. Prendre le temps de comprendre cette souffrance est essentiel. Nous évoquerons ici le cas d’un patient souffrant de la maladie de Charcot, évolutive depuis plusieurs années. Il avait peu de signes neurologiques au départ mais est arrivé en détresse respiratoire et manifestait une grande anxiété. Les neurologues du service, faisant appel à notre équipe pour un avis expert, cautionnaient la demande d’euthanasie de ce patient. Évoquant l’interdiction légale de cette pratique, nous avons exploité les causes profondes de sa souffrance. La seule solution de soulagement était, selon lui, de faire une injection « pour tout arrêter ». Il avait tenu suffisamment longtemps et avait prévenu toute sa famille. Au moment où nous lui avons indiqué que sa souffrance était réellement prise en compte – par un traitement adapté avec des doses plus importantes – il s’est apaisé avec une infime dose en continue d’Hypnovel. Il a lâché prise et est décédé. Ce n’est pas un protocole de fin de vie mais nous avons traité le symptôme exprimé pour alléger la souffrance « d’un qui souffre de son corps1 » comme vous nous disiez. On revient ici toujours au terme de dignité.
V. T. : Notons qu’il y a quelques patients qui persistent dans ces demandes, malgré tout, parce que c’est la loi. La loi ne concerne que les patients dont le pronostic est engagé à court terme. Nous avons à décider si nous sommes ou pas dans le critère de la loi pour adopter une sédation profonde et continue – vérifier l’absence de symptômes, d’inconfort de douleur, d’anxiété, considérer l’évaluation de la psychologue.
Le processus de deuil débute ici bien avant le décès, dès la prise de conscience de l’approche de fin de vie. Le désir est parfois en berne chez des soignants ballotés entre impuissance et impossible. Vous maniez une clinique centrée sur le corps souffrant, encore vivant en son point le plus délicat. Que vous évoque cette réflexion dans vos pratiques ?
V. B. : Il est vrai que le désir est extrêmement questionné, notamment par les soignants en soins palliatifs. Un congrès de la SFAP – Société Française d’Accompagnement et de soins Palliatifs – a d’ailleurs été consacré au désir en soins palliatifs. Peut-on encore parler de désir alors que l’on est mourant… mais encore en vie ? Cela fait écho avec toutes les souffrances, les blessures, l’absence de désir qui peut amener parfois certains soignants à faire des actes délictueux, comme celui d’injecter trop de sédatifs. La circulation de la parole avec le patient, si possible, mais aussi entre soignants, aura chance de faire émerger le désir. La notion d’équipe est ici cruciale pour pouvoir dire ses impasses et ses difficultés personnelles avec le patient. Ici, la supervision a toute sa place. Nous nous réunissons régulièrement pour croiser nos problématiques, nos questionnements et nos points de vue parfois divergents. Nous tentons de trouver la bonne distance entre la perte de chance et l’obstination déraisonnable.
V. T. : Une tumeur du cerveau extrêmement agressive a été découverte chez Madame A., 70 ans. Cette femme, à la retraite, sportive, vive intellectuellement, hyperactive, ne parvenait plus à écrire. Elle butait sur ses mots, jusqu’à perdre progressivement la parole. Elle se sentait devenir un légume. « À qui cela sert-il de continuer à vivre ? » énonce-t-elle pour affirmer le contraire juste après. Notre présence se situe entre clinique et éthique. Nous avons pris position : « dans l’absolu, quand souhaiteriez-vous mourir ? » Or, elle n’entrait pas dans le cadre légal d’une sédation – mais l’objectif était tout de même de l’hospitaliser à l’USP. La psychologue a entendu son affolement d’avoir été prise au mot : elle ne voulait pas du tout mourir maintenant. Nous entendons là toute l’ambivalence entre le désir de rester vivant et celui d’en finir avec les souffrances.
Questions posées par Françoise Haccoun