Tel un memento mori1, les représentations imaginaires de la mort s’affichent dans le quotidien de la culture, y font irruption, sans message. Sur les vêtements, les accessoires, les bijoux, les têtes de mort fleurissent sur fond de couleur noire des tenues gothiques ou pas. Les calavera mexicaines s’exposent dans les déguisements d’Halloween à côté des zombies, des vampires et des spectres. Les films et séries noirs, le gore rejoignent la visée des jeux vidéo : éliminer, détruire, sans fin. La virtualisation et la numérisation du corps accentuent un détachement, voire une coupure d’avec le vivant du corps. Dans la langue commune, la mort s’invite sous la forme de l’intensif, du superlatif pour signifier que l’on s’est donné du mal dans une action, que l’on adhère « à mort ». L’exagération par pléonasme se dit ainsi : « c’est de la mort qui tue ». La multiplication de la référence au signe de la mort est sans doute à la mesure de son rejet dans la subjectivité. Cette prolifération devient l’index de la modification de la place et de la valeur de la mort dans le discours du lien social.
Le mouderne2, comme l’ironise Jacques-Alain Miller, postule un humanisme qui promeut la vie de l’homme comme valeur suprême. Cet humanisme-là évolue toujours plus vers des qualificatifs désignant la bienveillance, l’altruisme et la sensibilité mais conduit l’individu à se séparer toujours plus de « l’expérience tragique de la vie3 ».
Depuis la période post-covid, la valeur de la vie est transformée encore davantage, car « la vie s’est vue réduite à sa seule condition biologique4 » et selon la thèse d’Oliver Rey, on a assisté à une véritable « idolâtrie de la vie5 ».
L’appel à la dignité permet à chacun d’occuper une place identique, comme l’indique les Droits de l’homme. Cependant, d’une part, cela désubjective le signifiant6, c’est l’effet du pour tous pareil, sans les particularités des êtres parlants, qui les rend interchangeables ; d’autre part, ces « droits pour tous » ne laissent pas de place à l’exercice du désir et de la jouissance de chacun.
Pour Lacan, l’humanisme universel ne tient pas à cause des paradoxes de la jouissance. Ainsi, s’opère l’anti-humanisme universel de Lacan7 pour qui l’existence précède l’essence. D’ailleurs, note-t-il, le respect du semblable8 et de sa dignité se transforme fatalement en respect pour le ressemblant9. De la sorte, le dissemblable, le particulier et le singulier se voient rejetés dans l’indifférence par sa différence même. Il vaudrait mieux alors ne pas encourager la dignité de la vie en tant que valeur suprême pour tous, car ce serait aiguillonner, dans un même mouvement son envers, c’est-à-dire l’indignation de vivre, la dévalorisation mélancolique de la vie qui façonnent certaines trajectoires de demande d’euthanasie pour souffrance physique ou psychique. Pour Lacan, la dignité est celle de l’objet a, de ce qui ne se laisse pas résoudre et dissoudre par le signifiant. La dignité relève de ce qui fait accroche à la vie, cette connexion unique du sujet à la vie.
Catherine Lacaze-Paule
[1] Locution latine : « souviens-toi que tu vas mourir ».
[2] Miller J.-A., « Interpréter l’enfant », Institut Psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, 23 juin 2013, disponible sur internet.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 361.
[4] Doucet C., « Le vivant, un tournant dans la fonction du médecin », Mental, n°47, juin 2023, p. 105.
[5] Rey O., « L’idolâtrie de la vie », Tracts Gallimard, n°15.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 13 novembre 1985, inédit.
[7] Ibid.
[8] Lacan, J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, Paris, 2001, p. 50.
[9] Ibid.